All the Parents who are gone -chapitre 1
Juliet
-Vous ne vous êtes jamais demandé, vous, comment ils s'y prenaient ?
Les jambes du garçon se balancent d'avant en arrière, telles un métronome marquant le rythme d'une musique qu'il est le seul à entendre. Assis de l'autre côté du bureau, son interlocuteur perd son regard à travers la fenêtre.
C'est comme si, instinctivement, ses yeux avaient reconnu le véritable monde auquel ils appartenaient ; ce ciel d'un bleu si pur, à leur image, semblait les appeler de toutes ses forces. Mais dans cette pièce dont la sobriété est à pleurer, il est retenu par la force -si tant est que l'on puisse ainsi définir la présence d'un adolescent qui vous dévisage avec ardeur, et qui est en partie la raison grâce à laquelle vous recevez un salaire.
Prenant une profonde inspiration comme pour se préparer à refaire face à la réalité, Hiroki a tourné la tête vers le jeune homme. Un sourire mécanique gâchant tristement le dessin délicat de ses lèvres.
-Pardonne-moi, Terukichi. Que disais-tu ?
Le dénommé Terukichi l'a affublé d'une moue réprobatrice, mais il ne se fit pas une formalité de ce manque d'attention, et reprit le balancement de ses jambes avec plus de véhémence :
-Je parle des gens, vous savez. A votre avis, comment font-ils ?
-Comment font-ils quoi ? interrogea Hiroki qui cachait mal son impatience.
-Ben, comment font-ils pour se lever le matin et vivre, tout simplement.
Hiroki n'a pas répondu. La question l'a laissé pantois ; non pas qu'elle le surprenait de la part de l'adolescent -de lui, rien n'aurait pu le surprendre -mais parce qu'il était surtout surpris de découvrir qu'aucune réponse évidente ne lui venait à l'esprit. Dans une recherche de contenance, Hiroki s'est redressé sur sa chaise avant de déclarer d'un ton qu'il espérait assuré : -Eh bien, ils trouvent la motivation dans les joies quotidiennes, je suppose.
-Et s'il n'y a aucune joie quotidienne ? Si leur vie est vide de sens et d'émotions, lorsque rien ne les fait vibrer, que rien ne les fait sourire, que rien ne les soulage de leur solitude et de leur douleur alors, comment font-ils ?
-Autrement dit, conclut Hiroki sans l'ombre d'un doute, tu es en train de me parler de toi.
-Ce qui m'a toujours rendu fou…
Terukichi s'est stoppé. Ses paumes levées face à l'homme comme pour lui signifier de ne rien dire, Terukichi a fermé les yeux, tête baissée, et est demeuré ainsi plusieurs secondes en suspens, dans une réflexion qui striait son front devant lequel tombaient des mèches argentées. Lorsqu'il redressa brusquement la tête, elles ont voltigé pour tomber derrière ses épaules. Des épaules un peu trop maigres.
-Vous savez, reprit-il avec ardeur, l'on entend toujours le même type d'histoires dans les médias. Lorsqu'une personne célèbre a commis un suicide, c'est toujours la même rengaine ; c'était une personne enjouée, sociable, qui aimait faire la fête avec ses innombrables amis, qui avait une famille aimante, une profession dans laquelle elle était heureuse et épanouie, et au final, il semble que cette personne avait la vie parfaite, ce qui ne l'a malgré tout pas empêchée de finir par s'ôter la vie. Or, il est indéniable que si ces personnes ont fini par se tuer, c'est qu'elles étaient profondément malheureuses, n'est-ce pas ?
Hiroki a acquiescé en silence. Passant machinalement son stylo dans les boucles de ses longs cheveux bruns, il attendait non sans une certaine anxiété la suite du discours :
-Mais je me suis toujours demandé, pour l'amour de Dieu, comment ces hommes et ces femmes qui, assurément, étaient morts au fond d'eux-mêmes, ont-ils réussi durant toutes ces années à vivre comme si de rien n'était ?
Avoir un métier qui les passionne, une famille qu'ils aiment et dont ils prennent soin, des amitiés qu'ils entretiennent régulièrement et dans la joie, faire du sport, jouer de la guitare, pratiquer les arts martiaux ou écrire des romans ; comment Diable ces gens ont-ils trouvé chaque matin la force de se lever et de vivre pleinement alors que moi, dans tout mon dégoût, toute ma solitude, toute ma désespérance, le simple fait de me réveiller chaque jour épuise toutes mes forces ?
Seigneur, c'était si désolant. Désolant et déroutant, ça laissait dans la gorge un goût amer d'orange pourrie, ça laissait dans l'esprit un fond d'enfer et d'intempéries. Hiroki avait en face de lui un garçon de dix-sept ans et pourtant, il avait le sentiment de faire face à un mort.
-Terukichi, tu sais… Les mécanismes de la dépression sont infiniment complexes, ils varient selon les périodes et les personnes, et chacun vit sa dépression différemment.
-Mais pourquoi “moi”, devrais-je souffrir de cette dépression maudite qui lie mes pieds et mes poings, qui propulse mon âme dans le vide et mon coeur dans les abîmes, dites ?
“Parce que tu ne peux pas renoncer à dix-sept ans, dis. Parce que ta mort causerait beaucoup trop de peine à ceux qui t'aiment, parce qu'il arrivera un jour où tu retrouveras le goût de vivre pour toutes ces choses ici-bas qui feront appel à ta sensibilité, ces choses qui t'émouvront, qui t'assailliront d'un sentiment d'amour et d'admiration, ces choses qui feront appel à ta compassion et ton instinct de protection, Terukichi. Parce que tu es encore trop jeune pour penser que tu ne rencontreras jamais ces choses-là.”
-Tes parents ne s'en remettraient jamais si tu venais à mourir.
C'est tout ce qu'il a réussi à dire. Un poids pesait trop lourd dans sa poitrine qui l'oppressait, comprimait ses poumons et, au final, le privait de son souffle.
Ses pensées s'emmêlaient dans un embrouillamini impossible à défaire, et sa gorge se serrait qui ne laissait plus le champ libre au moindre brin de voix. Hiroki aurait voulu dire autre chose, mais les méandres de ses pensées l'avaient fait s'égarer dans sa poursuite effrenée et Hiroki savait, au fond de lui, que rien n'aurait pu convaincre le garçon. Moins encore ce qu'il venait de dire.
-Hiroki, à quoi bon vivre au nom de quelqu'un qui ne nous rend pas heureux ?
-Où étais-tu, Terukichi ? Tu viens de rater le homeroom.
Un garçon à la silhouette imposante, au visage enfantin et aux grands yeux couleur miel se penchait auprès de Terukichi, inquisiteur.
Ses cheveux blonds en bataille, ébouriffés en de grandes mèches dorées, étaient comme des rayons de soleil dardant leur lumière tout autour d'eux. Les genoux repliés contre sa poitrine, pieds sur sa chaise, il se balançait d'avant en arrière, se tenant à son bureau d'une main comme de l'autre, il tenait une sucette rose qu'il faisait tournoyer dans sa bouche. Ses lèvres, colorées de cette même couleur , étaient comme deux bonbons dont la douceur et la brillance appelaient à la gourmandise. Mais face à cette beauté insouciante, Terukichi a grimacé avant de s'installer à contrecœur.
-J'étais à l'infirmerie, en quoi cela t'intéresse-t-il ?
-Tu passes ton temps à l'infirmerie…
-C'est parce que je suis certain de n'y pas voir ta tête.
Le garçon s'est renfrogné, les sourcils froncés sur son front de cabochard, et se mit à ignorer Terukichi comme il reprenait ses balancements de plus belle. C'est lorsque le contrôle de son mouvement lui échappa et que le dossier de sa chaise heurta brusquement le bureau derrière lui qu'un petit cri se fit entendre dans la classe.
Une tête échevelée apparut lentement aux yeux des garçons qui lâchèrent en cœur un soupir las. Frottant ses mains contre ses yeux endormis, le jeune homme qui venait d'être extirpé de son sommeil dévisagea son camarade d'un air endormi :
-C'est encore le homeroom ?
-Non, répondit le garçon dans un claquement de langue comme il retirait sa sucette de sa bouche. Le professeur d'Histoire va arriver.
-Bon, eh bien, réveillez-moi lorsqu'il sera là.
Et le garçon de renfouir son visage au creux de ses bras comme si de rien n'était sous les yeux exaspérés de ses camarades. Il a poussé un cri de mécontentement lorsqu'une tape sur le crâne vint le faire réagir.
-Maya, cesse de me frapper !
-Je m'appelle Masahito, rétorqua le garçon qui s'était remis à se balancer d'avant en arrière. Seuls mes amis ont le droit de m'appeler Maya.
-Mais je suis ton plus grand et fidèle ami, bougonna le garçon dans une moue enfantine.
-Tu n'es qu'un paresseux qui passe son temps à dormir en cours. Combien de fois as-tu fini chez le directeur la semaine dernière ?
-Trois fois ? questionna le garçon, comme il n'était plus très sûr.
-Deux, corrigea Masahito, mais si le prof te chope en train de dormir, tu y retourneras, et là, tu peux être certain que tu seras renvoyé.
-Je coucherai avec le directeur pour qu'il ne me renvoie pas.
Le garçon avait éclaté d'un rire incontrôlé, la tête renversée en arrière, tandis que Masahito et Terukichi le fixaient comme si devant eux venait de surgir une créature surnaturelle. Ils l'ont dévisagé ainsi longuement, interdits, avant que le rire déchaîné du garçon ne se calme enfin. Les larmes dans ses yeux le firent voir trouble le visage de Masahito à qui il souriait.
-Ah, ce type me dégoûte.
Pour toute réponse, l'adolescent tira la langue à son camarade qui écarquilla des yeux horrifiés. A côté de lui, Terukichi retint avec peine un rire nerveux.
-Mon Dieu, je n'avais pas envie de voir ça, gémit Masahito qui détourna aussitôt la tête, décidé à tourner le dos au garçon pour le reste de la journée.
-Les garçons, si vous pouviez faire moins de bruit à présent ; le cours va débuter.
Lorsque leur professeur est arrivé, les trois camarades ont été pris d'un mutisme qu'eux-mêmes n'auraient su expliquer. Juste, en voyant la silhouette noire et imposante de Masashi leur faire face, ils eurent ce sentiment pesant qu'une chape de plomb venait de s'abattre sur eux.
Il a devant lui un étranger qu'il ne reconnaît pas, un visage qu'il ne comprend pas. Il lui semble que cette personne le dévisage avec mépris, que seul le dégoût lui est inspiré par la vue de cette créature informe qui lui fait face, et que d'un instant à l'autre, elle va lui sauter dessus, écraser ses poings sur son visage, enfoncer ses doigts dans ses yeux, déchirer ces lèvres dont le sourire tend ses nerfs chaque seconde de plus en plus, comme une corde raide sur laquelle sa conscience lutte pour tenir en équilibre, avant de bientôt, il en est sûr, finir par s'écrouler.
L'étranger le fixe toujours de ses yeux qui vomissent leur haine, son visage lisse se tord en un masque de Kabuki sculpté par la répulsion, et cette langue de serpent, d'entre ses lèvres étirées dans une grimace amère, siffle sur lui tout le venin que la simple vision de cette créature fait monter en lui.
Lui, il se tend, le coeur battant, les muscles saillants, contractés dans une nervosité qu'il ne contrôle plus ; il sent le danger palpable, réel, qui émane de cette personne mais elle, elle le toise sans discontinuer, tiraillée dans ce mélange impur de pitié et de haine qui lui tordent les entrailles.
Lui, il voudrait fuir, mais chaque centimètre de son corps est figé dans la terreur de cette menace, de cette attaque imminente qui, il est en certain, va fondre sur lui telle un fauve enragé sur une proie bien trop pitoyable.
Il ne peut pas se défendre, il ne l'a jamais su ; ses muscles puissants et délicatement dessinés sous sa peau blanche ne lui sont qu'un déguisement, une armure factice qu'il s'est bâtie dans l'espoir de se sentir fort, dans le besoin que les autres le croient fort, surtout, mais lui au fond le sait : il n'est qu'une chose fragile et hideuse dont toute l'ignominie révolte les yeux de celui qui l'observe.
Il a senti que le fauve allait déchirer sa chair lorsqu'au moment fatidique, une voix le sortit brusquement de ses pensées.
-Tu sais, à l'instant, tu avais l'air terrorisé.
Le jeune homme a fait volte-face. Dans sa poitrine, son cœur battait avec la force de la proie acculée qui tambourine contre une porte qu'il supplie que l'on lui ouvre, dans la tentative désespérée -mais vaine- d'échapper à son prédateur.
Ses battements étaient si forts qu'il a craint que l'autre, dont seule la moitié haute du corps apparaissait à travers la porte, ne l'entende. Et qu'il ne fasse de cette panique une raison de plus -encore une- de se moquer de lui.
Mais l'autre, sous ses mèches d'un noir d'encre, le fixait de ses yeux glacés sans comprendre. Il est resté ainsi plusieurs secondes, penché à travers l'ouverture de la porte, dans un silence pesant que seul un léger bruit de mastication venait troubler. A la fin, l'autre a étiré ses lèvres d'un rouge fatal en un sourire aussi grand que ses yeux étaient froids.
-Je crois que tu es juste fou, Mia. Maintenant, viens.
Alors, Mia a arraché ce regard dévorant de son image dans le miroir et a marché hors des vestiaires, la mort dans l'âme.
Il s'est approché du bord de la piscine tel un condamné à mort conduit devant sa potence. Ainsi il est resté, debout et immobile à fixer cette eau qui voulait l'engloutir, mais se résoudre à tremper une once de son corps dans ce bassin qui lui apparaissait comme un passage vers l'enfer, cela était au-dessus de ses forces. Encore une fois, il prouvait que de forces, il n'avait aucune, et que ce corps bâti dans le marbre et ciselé par la grâce n'était rien qu'un artefact créé par une main insidieuse. Se mordant les lèvres jusqu'au sang, Mia perdait son âme au fond de l'eau.
-Bouge-toi !
Il a été propulsé comme si un missile l'avait frappé par-derrière. Dans un hurlement strident qui emplit la salle et provoqua les rires tempétueux de tous les élèves, Mia est tombé à l'eau.
Il en a ressorti la tête, haletant, le visage défiguré par une expression de terreur et lorsqu'il leva les yeux, le garçon debout sur la planche le toisait dans un sourire sardonique.
Ce sourire dont la couleur rouge sang était comme une marque de fabrique éternelle, le sceau d'un vampire qui se délecte de votre souffrance. Tremblant de froid, seul au milieu de ce bassin dans lequel il était le centre de l'attention, Mia a fait face à ces dizaines d'adolescents qui le dévisageaient, les uns dans un petit rire gêné, les autres avec une compassion frôlant la pitié et d'autres, comme “lui”, avec un mépris cinglant.
-T'es pas foutu d'allonger deux brasses, Mia ? Tu veux peut-être que le prof de natation vienne te prendre dans ses bras pour te guider ?
Les rires ont retenti de plus belle, orage assourdissant dont les tonnerres et les grondements emplissaient l'esprit du jeune homme tétanisé.
-Regardez cette pute ; il se donne des airs de mannequin et de sportif mais dès qu'il s'agit de faire preuve de la moindre capacité physique, il se retrouve planté là comme un con.
-C'est parce qu'il fait le pied de grue même jusque dans le bassin.
-En plein cours et en dehors des cours, quelle différence ? Je suis sûr que dans son caleçon qui lui moule les parties intimes, il se croit irrésistible.
-Quand est-ce que cette putain va dégager ?
Instinctivement, Mia jette un regard désespéré vers leur professeur. Il savait qu'il n'aurait jamais dû. Instantanément il l'a regretté, comme l'homme, à l'autre bout du bassin, faisait semblant de ne pas voir la scène. Exactement comme si Mia n'était qu'un élément anodin, une anomalie dans son champ de vision qui, certainement, ne tarderait pas à disparaître pour tout remettre dans l'ordre. Mia a baissé les yeux. Dans l'eau, son corps n'était qu'une monstruosité abstraite qui n'avait plus rien d'humain.
-Vous n'êtes qu'une bande de petits merdeux.
Une voix a résonné jusqu'à lui qui lui apparut comme une intervention divine. Et c'était bel et bien une théophanie qui faisait son apparition, alors, comme devant lui, la silhouette auréolée d'argent de Terukichi se rapprochait.
Avec son corps fin et sa peau d'albâtre, ses deux grands yeux bleus magnifiés par ses longs cils noirs et recourbés, et sa longue chevelure argentée qui tombait en deux lisses cascades sur sa poitrine sculpturale, Terukichi était bel et bien un ange venu au secours du monstre. S'agenouillant au bord de la piscine, tendant sa main délicate vers Mia, il a plongé dans le sien un regard profondément désolé.
-Une bande de moins que rien qui jalousent ta beauté, Mia. Voilà ce que tu as en face de toi.
Sans un mot, la gorge serrée, Mia a saisi cette main salvatrice et lorsqu'il fut hors de l'eau, Terukichi passa autour de ses épaules deux bras qui l'étreignirent chaleureusement. Mia s'est laissé faire sans bouger, partagé entre la reconnaissance et la honte, avant que Terukichi ne desserre son étreinte pour reporter son attention sur le garçon qui, toujours au debout sur sa planche, observait la scène avec dégoût.
-T'es qu'une pourriture, Yoshiatsu. Quand tu auras enfin compris ça, que tu n'es qu'un tas de déchets, j'espère qu'une conscience écologique te viendra qui te poussera à te recycler pour devenir quelque chose de moins misérable.
Yoshiatsu est descendu de son piédestal, et il se dirigeait déjà vers Terukichi d'un air menaçant lorsqu'une main ferme vint recouvrir son épaule.
Il s'est stoppé net et, interdit, s'est retourné vers Masahito qui le surplombait de toute sa hauteur. Avec son air d'enfant et ses lèvres rose bonbon, il était difficile de croire en la force du garçon qui, pourtant, maîtrisait Yoshiatsu de sa seule main.
Ils se sont dévisagés pendant un moment, l'un défiant, l'autre infaillible, et dans ce duel tacite, Yoshiatsu a été vaincu par KO.
-Tu vois, Mia, il y a toujours ce problème avec toi ; tu as beau être insupportable, il y aura toujours ces deux types pour te défendre coûte que coûte.
-Tu sais, tu ne peux plus laisser ce Pierrot fou t'humilier publiquement ainsi. Arrivera un jour où ni Terukichi ni moi ne serons là, et si tu ne fais rien, ce gars aura ta peau.
Mia avait eu un petit rire forcé lorsque le terme “Pierrot fou” est sorti de la bouche de Masahito, mais il n'avait pas le coeur à rire, ni à écouter, moins encore à lutter.
Assis à l'arrêt de bus en face de leur lycée, les deux garçons parlaient déjà depuis un moment, si bien que le ciel commençait déjà à s'obscurcir dans les prémices d'une soirée d'automne.
A côté d'eux, droit comme un i, se tenait debout Terukichi qui fixait l'horizon droit devant lui, ignorant l'invitation de ses amis à s'asseoir auprès d'eux. Il n'avait pas prononcé un mot depuis une quinzaine de minutes, et Masahito avait renoncé à le faire participer à la conversation ; quant à Mia, il subissait cette dernière plutôt que d'y contribuer.
-Parfois tu m'uses, parfois tu m'amuses, parfois tu es ma muse, Mia. A la fin, tu me rends fou et je ne sais pas quoi faire de toi.
Terukichi a tourné le regard sans bouger. Juste, de son regard en coin il fixait intensément Masahito qui ne le remarquait pas, trop occupé à tenter de faire réagir son ami prostré sur le banc. Terukichi a pensé par-devers lui qu'il n'y avait rien à faire de Mia, car la morale ne nous permettait pas de “faire quelque chose” de quelqu'un comme s'il était un objet en notre possession, et que seul Mia pouvait savoir ce qu'il pouvait faire advenir de lui ou non.
Mais Terukichi a gardé les lèvres closes, dans l'attente d'un événement dont ses camarades ne savaient rien. Enfouissant son visage au creux de ses genoux repliés, Mia a soupiré.
-En plus de cela, tu as maigri. Tu ne l'as pas remarqué ? Tes parents ne disent donc jamais rien ?
Ce fut presque imperceptible, mais Terukichi a froncé les sourcils. Il a pensé que lui aussi, avait maigri, mais il avait apprécié, le matin-même, que Hiroki ne lui en fît pas la remarque. Pourtant, il en était sûr, Hiroki l'avait remarqué. Hiroki remarquait tout, sauf les évidences les plus monumentales.
-Teru, tu ne trouves pas qu'il a maigri, toi ? Quoi qu'il en soit, enchérit-il face à l'absence de réaction du garçon, la prochaine fois que Yoshiatsu te cherche des ennuis, tu prends ton poing, comme ça, et tu l'écrases droit sur sa face de Joker sous speed, d'accord ?
-Je vais encore avoir des ennuis, si je fais une chose pareille au lycée, marmonna la voix sourde de Mia toujours enfouie au creux de ses genoux repliés. Déjà que le directeur ne m'aime pas, qu'en sera-t-il si je me mets à être violent ?
-Je croyais que tu étais prêt à coucher avec lui pour qu'il ne te renvoie pas, objecta Maya.
Mia se redressa en sursaut, ses yeux bleus lançant des éclairs furibonds sur son ami.
-Ne prends pas tout ce que je dis au pied de la lettre, Maya !
-Oh… marmonna-t-il, qui se fit plus petit. Moi, ce que j'en sais…
Comme si un éclair l'avait frappé, Terukichi est brusquement sorti de son immobilisme et, saisissant son sac qu'il avait laissé sur le sol, il a adressé un bref signe de la main à ses amis avant de traverser la rue avec précipitation.
Ses camarades l'ont regardé courir à travers la route, circonspect, avant de le voir, plus loin, rejoindre le portail de l'établissement duquel sortit une silhouette sombre. Etrécissant leurs yeux, intrigués, Mia et Maya ont peu à peu identifié cette silhouette grande, couverte de son long manteau noir qui lui tombait jusqu'aux mollets, coiffée d'une gracieuse chevelure bouclée tombant en cascades brunes sur ses épaules. Hiroki.
A la vue de l'infirmier scolaire à la rencontre duquel Terukichi s'était précipité, Masahito a soupiré, las : -C'est quoi, votre problème avec les adultes ?
“Je ne sais pas, moi. Ils sont à la fois la consécration de ce que je veux être,
et le rappel de ce que je ne serai jamais.”
Mia n'a pas répondu. Juste, il gardait son visage enfoui au creux de lui-même et puis il a fermé les yeux fort, très fort, dans l'espoir d'oublier ce qu'il ne voyait plus.
-Terukichi, tu me mets dans un embarras duquel il me serait fort difficile de m'extirper si jamais quelqu'un venait à nous surprendre.
Terukichi a fait savoir son exaspération dans un long et sonore soupir. Plongeant sa main dans la poche de sa veste, il en a ressorti quelque chose qu'il déposa directement dans la paume de la main de Hiroki. L'homme a regardé Terukichi comme s'il était fou.
-Que veux-tu que je fasse d'une boule de papier froissé ? fit-il, circonspect.
-La défroisser, peut-être, rétorqua Terukichi avec sarcasme qui, dans un nouveau soupir ostensible, la lui reprit pour la déplier.
Enfin, il remit la feuille toute abîmée dans les mains de l'homme qui n'en crut pas ses yeux.
-Je m'ennuyais en cours d'Histoire alors, j'ai juste griffonné ça. Évidemment, ce rabat-joie de prof me l'a pris et l'a jeté à la poubelle. Je l'ai quand même récupéré, car j'aurais trouvé irrespectueux pour vous de vous laisser là-dedans, a-t-il annoncé du ton le plus naturel du monde, ignorant le visage de Hiroki qui se décomposait sur place.
-Tu as fait un portrait de moi en plein cours, au milieu de tout le monde, et Masashi… ton professeur l'a vu ?! s'exclama-t-il, au bord de la crise de panique.
-Et alors ? bougonna le garçon qui se mit à trépigner d'impatience. Il n'y a là rien de honteux à y voir, et honni soit qui mal y pense. De toute manière, ce gros lourdaud n'a pas pris la peine de regarder qu'il l'avait déjà réduit en boule.
Hiroki a dû réprimer un rire amusé à l'entente des mots “gros lourdaud” qui, s'il les comprenait venant de la bouche de Terukichi, lui semblaient fort peu convenir à la description du Masashi qu'il connaissait.
-Eh bien, admit Hiroki dans un sourire timide, il est vrai qu'il n'aurait pas dû traiter ton œuvre de la sorte, toutefois, je suis sûr qu'il était simplement vexé de te voir si peu attentif durant son cours. Quoi qu'il en soit, Terukichi, je t'en prie ; ne fais plus de portrait de moi.
-Dommage, vous étiez mon meilleur modèle.
Il avait prononcé ces mots toujours avec le plus grand naturel, haussant les épaules d'un air résigné avant de conclure : -Bon, eh bien, faites-moi signe lorsque vous changerez d'avis. En attendant, je rentre chez mes parents.
Et le garçon de s'en aller sans demander son reste, laissant pantois l'infirmier qui regardait sa silhouette élancée marcher d'un pas leste le long du trottoir. Ce n'est qu'une fois qu'il sortit de sa torpeur qu'il s'exclama : -Je ne changerai pas d'avis ! Jamais !
Il ne sut pas si le garçon était trop loin pour l'entendre ou s'il en avait seulement eu l'air.
-Tu sais, je me disais, comme ça, que tu as l'air vraiment fragile, vu de dos.
Mia a ouvert les yeux. Enfoncé dans le confort du satin, enveloppé dans ce cocon de douceur d'un rouge grenat, il eut à peine la force de relever légèrement la tête.
Sa bouche mutine entrouverte sur des mots morts-nés, il a fixé, à travers les mèches platine de ses cheveux en bataille, la silhouette de l'homme qui se découpait dans le clair-obscur de la lumière tamisée. Une lumière chaude, intime, mystérieuse, qui emplissait l'endroit d'une atmosphère qui les gardait hors du temps.
A côté de lui, l'homme torse nu assis en tailleur sur le lit l'a fixé de son regard. Glacé, son regard, comme ses lentilles d'un bleu presque transparent semblaient y avoir annihilé toute émotion ; mais le sourire en coin qu'il eut, alors, fit chavirer le cœur de Mia dans le plus profond secret.
-Je veux dire, ajouta l'homme d'une voix grave, que allongé sur le ventre, comme ça, j'ai l'impression de te voir tel que tu es réellement mieux que lorsque je te vois de face.
-Vous voulez dire que lorsque je suis presque à poil, allongé sur le ventre, j'ai vraiment l'air de la pute que je suis ?
Mia avait posé cette question sans sarcasme ni rancœur ; juste, de son air le plus ingénu, il semblait se poser réellement la question. Pourtant il pensait connaître réellement la réponse ; après tout, c'était vrai, que Mia était un prostitué.
Mais l'homme à côté de lui a placé entre ses lèvres une cigarette qu'il n'alluma pas. Appuyant ses mains sur le matelas, le buste renversé comme il s'étirait, laissant à Mia la vue superbe de ce torse qui semblait volé à une statue grecque, la tête penchée en arrière qui laissait flotter derrière lui sa longue chevelure noire, l'homme a pris une profonde inspiration avant de fermer les yeux.
Il est resté ainsi figé quelques secondes, délectant sans le savoir Mia de cette oeuvre humaine, avant de rouvrir les yeux et de lâcher soudainement :
-Non, ce que je veux dire, c'est qu'à te voir de dos comme ça, à la merci de n'importe qui, tu me sembles être un petit être abandonné prêt à sauter dans les bras du premier venu.
Et puis l'homme a semblé frappé d'un éclair et, ses sourcils arqués froncés sur ses yeux, il a fixé ainsi, l'air intrigué, contrarié même par ses propres pensées, Mia qui attendait avec ravissement : -Dit comme ça, j'ai l'air stupide. Après tout, c'est exactement ce que tu fais.
Mia a ri, d'un délicat rire cristallin dont les éclats étaient comme autant de notes de musique, et si l'homme à ses côtés ne sut comment réagir, Mia ne put retenir ce rire qu'il dissimula alors derrière une main pudique :
-Hakuei, pour moi, vous n'êtes pas le “premier venu”, finit-il par déclarer, les yeux rieurs.
-Je suppose que tu dis cela à tous tes clients qui veulent bien l'entendre.
-Non, je le dis à vous, parce que vous n'êtes pas comme les autres clients.
Cela aussi, c'était vrai. Hakuei avait beau le savoir, il y avait quand même dans son esprit une ombre planante, une ombre qui lui soufflait, si bas qu'il pouvait à peine l'entendre “mais quand même, tu es un adulte qui profite de son argent pour se payer un garçon paumé.”
Et pour faire quoi ? Hakuei ne le savait pas vraiment. Lorsqu'il a subitement quitté le lit pour se diriger vers la fenêtre qu'il ouvrit en grand, Mia crut avoir provoqué sa colère.
-Pardon, Hakuei, si j'ai dit quelque chose qui vous a blessé.
-Mais non, idiot. C'est juste que je ne vais pas fumer devant un gosse.
-Hakuei, je suis peut-être encore au lycée, mais j'ai dix-huit ans, vous savez. J'ai redoublé…
-Cela fait de toi un mineur et je n'ai pas à faire entrer cette fumée toxique dans ton corps.
-Vous pourriez faire entrer autre chose dans mon corps.
Hakuei aurait très bien pu être sourd ; il est resté ainsi le dos tourné, soufflant des sillons de fumée qui s'enfuirent sinueusement à travers la fenêtre. Mia a ri, gêné.
-Ah, bon sang, si Maya m'entendait, il me tuerait. Hakuei, je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise.
-Je ne suis pas mal à l'aise, gamin. Les élucubrations d'un gosse ne peuvent avoir sur moi aucun effet.
-C'est juste que, Hakuei, vous avez ce physique parfait. Je n'ai absolument aucune idée de la façon dont je dois gérer cette déflagration de beauté lorsque je ne suis que laideur.
Hakuei a fait volte-face. Sa cigarette fumant entre ses doigts, il a fixé le garçon avec l'air de quelqu'un qui fait face à un mystère. Un mystère trop dense, trop profond, trop sombre pour être sondé. Toujours sur le ventre, son menton posé au creux de ses mains, Mia souriait. D'entre ses lèvres brillantes il a sorti une langue que Hakuei, livide, a vu se scinder en deux.
-Au fait, j'ai fait ça il y a trois jours. Vous aimez bien ma langue de serpent ?
-Tu sais, Terukichi, j'ai eu une discussion avec Masashi hier soir. Ton professeur principal et moi pensons que tu devrais te mettre à l'art.
Terukichi trouvait pour le moins improbable, sinon contre-nature, que Hiroki et Masashi puissent avoir une discussion en dehors des heures de travail, comme si discuter entre eux pouvait être un plaisir simple de la vie. Mais le garçon ne fit aucune remarque, se contentant de river ses yeux arrondis sur l'homme qui lui faisait face. Jambes croisées, un carnet de notes dans une main et un stylo dans l'autre, Hiroki semblait attendre une réponse qui ne vint pas.
-Masashi et moi sommes amis, tu sais.
Si Terukichi avait déjà eu à maintes reprises l'occasion de le déduire, l'entendre dire de la bouche de Hiroki lui fit un choc qui le laissa pantois.
-Comment une personne distinguée telle que vous a pu se lier d'amitié avec un troglodyte de son espèce ?
-Peut-être parce que, malgré ses airs d'ours misanthrope, Masashi est un être bien plus élégant et cultivé que tu ne sembles le croire. Vraiment, je ne comprends pas ton animosité envers ton professeur. Est-il si terrible ?
-Il donne l'impression d'être constamment en colère. Il a une voix plus profonde que le neuvième cercle de l'enfer. Et pour couronner le tout, ses mains sont immenses ; il pourrait en recouvrir tout mon visage ou faire le tour de mon cou de ses doigts. Comment suis-je censé me sentir à l'aise avec un homme pareil ?
Si Terukichi avait déballé ces raisons comme si elles étaient des explications évidentes, il semblait à Hiroki que de telles raisons ne pouvaient pas en être, de raisons.
-Eh bien, détester une personne pour ce genre de particularités physiques me semble quelque peu irrationnel, mais dans toute peur ou aversion, une raison inconsciente existe.
-Pour en venir à votre discussion, trancha le garçon qui balaya l'air de sa main comme pour chasser tout ce qui venait d'être dit, pourquoi diable mon professeur et vous vous êtes mis à penser que je devrais “me mettre à l'art” ?
-Mais parce que tu as un talent évident pour cela, Terukichi, et parce qu'il semblerait que ton esprit vagabond, duquel aucun cours n'arrive à attirer l'attention, ne parvienne à se stabiliser que lorsque tu dessines. Tes notes en arts plastiques le démontrent.
-Pour autant, trancha Teru, je n'ai aucune envie de me mettre à l'art -du moins pas avec autant de sérieux que vous ne semblez l'impliquer.
-Pourquoi pas ? Il me semble pourtant que compte tenu de ton état mental, une activité qui te plaît autant serait potentiellement capable de canaliser ton esprit et catalyser tes émotions. Tu sais, j'ai moi-même toujours considéré l'art comme une sorte de magie blanche capable d'étoiler même les nuits les plus noires.
-Quel intérêt existe-t-il de consteller le ciel d'étoiles si elles sont toutes mortes ?
-Mais ce sont les étoiles mortes qui illuminent le ciel nocturne, objecta calmement Hiroki.
-C'est exactement le même problème avec les humains ; ils ne brillent qu'après leur mort.
Hiroki n'est pas d'accord. Il est fondamentalement contre cet avis mais il ne sait comment le lui dire, comment le lui faire comprendre sans éveiller en lui un désespoir plus profond encore ; parfois, montrer la lumière à celui qui n'est habitué qu'à voir l'obscurité peut lui brûler les yeux au point de le condamner. Alors, Hiroki a préféré se taire, comme dans son esprit les mots prenaient une tournure incertaine.
-Hiroki, cela vous semble-t-il aisé de blesser quelqu'un ?
Sur le coup, Hiroki crut ne pas avoir compris la question. Trahissant son trouble sur son front que creusaient des rides intriguées, il a interrogé Terukichi du regard.
De l'autre côté de son bureau, il semblait à Terukichi que l'homme devenait de plus en plus lointain, comme si une distance invisible les éloignait chaque seconde un peu plus et, sans se l'avouer, Terukichi se mit à avoir peur de ne plus pouvoir l'atteindre.
-Vous sachez, enchérit-il avec une véhémence qui frôlait presque la supplication, l'on dit toujours qu'il est plus facile de faire le mal que de faire le bien, et qu'ainsi le mal est ce que choisissent les paresseux et les lâches. Mais je ne pense pas que ce soit vrai, dites. Le mal ou le bien ; honnêtement, les deux me semblent insurmontables, aussi je ne fais rien.
Hiroki a hoché la tête. Pensif, il s'est mis à plonger son stylo dans sa chevelure autour duquel il enroula ses boucles. Hiroki fait toujours cela, pensait Terukichi. Dès lors qu'il devient pensif, ou qu'il cherche à évacuer une gêne, le voilà qui joue avec sa chevelure comme un enfant rêveur.
-Eh bien, finit par déclarer Hiroki de son habituelle voix douce, il est indéniable que parfois, l'instinct de l'humain le pousse, pour ne plus avoir peur du mal, à devenir le mal lui-même.
-Moi, le mal ne me fait pas peur, lâcha Terukichi d'une voix atone. Il me désespère.
-C'est bien là toute la chose ; nul en ce monde ne veut connaître le désespoir. Je crois bien, Terukichi, que le désespoir a pris chez toi le dessus sur tout le reste, si bien que tout ce qui est en-dessous de ce désespoir t'est invisible, mais, sans que tu puisses en avoir conscience, tu es terrorisé par le mal.
-Vous voulez dire que je devrais, comme les autres, revêtir son costume pour ne plus en avoir peur ?
Hiroki s'est demandé, malgré lui, ce que Terukichi entendait par “les autres”. Quelle image, quels noms avait-il dans son esprit lorsqu'il prononçait ces mots ? Les autres, cela voulait tout et rien dire, cela était une entité abstraite sans identité, une masse informe d'humains sans visage, mais cela pouvait être aussi des personnes qui apparaîtraient alors, dans son esprit, de façon claire, nette, et précise.
Avec sur leurs visages, leurs noms comme autant d'identités, parmi tant d'autres sur Terre, empruntées par le mal. Et comme Hiroki, perdu dans les méandres de ses interrogations, ne répondait pas, Terukichi, d'une petite voix d'enfant perdu, a prononcé :
-Hiroki, il n'y a pas de sens à devenir le mal si c'est le mal qui nous rend malheureux.