All the Parents who are gone -chapitre 10
Juliet
(Un an et demi plus tôt. Mai)
-Mon petit Toya.
Un éclair doré passe devant les yeux de Yoshiatsu qui tressaille et l'instant d'après, il voit à sa droite Maya qui a assailli le garçon assis à ses côtés. Maya est debout, penché sur lui comme il enfouit sa tête au creux de son épaule, ses bras entourant son dos dans une étreinte ferme qui étouffe autant qu'elle amuse le garçon qui y est fait prisonnier. Dans un éclat de rire enjoué, Toya tapote le dos de Maya qui trépigne, indifférent aux regards des badauds du parc que sa silhouette impressionnante et sa tenue extravagante, auréolée de cette chevelure soleil, attirent sur lui.
-Là, là… Mon petit Masahito, lâche-moi, le priait Toya dans un rire cristallin. Je sais que tu m'aimes, mais tu n'es pas obligé de rendre jaloux Yoshiatsu.
Il a reçu une chiquenaude vengeresse du susnommé qui n'eut pour seul effet que de le faire éclater de rire de plus belle, et Masahito s'est redressé, se tournant vers Yoshiatsu dont il prit une main dans les siennes, plongeant en lui un regard solennel :
-Mon petit Yoshiatsu, je jure devant Dieu de t'aimer pour toujours, mais la vie est si courte et mon coeur est si grand qu'il peut abriter plusieurs personnes à la fois, c'est pourquoi toi et Toya cohabiterez éternellement dans ce cocon d'amour et de tendresse que je promets de maintenir dans la chaleur et la lumière, afin que la douceur et la beauté du monde vous soient un luxe que les princes que vous êtes méritez plus que quiconque sur cette Terre.
Et tandis que Yoshiatsu demeurait bouche bée devant ce loufoque personnage qui s'était laissé tomber à genoux dans sa théâtrale déclaration, Toya s'étranglait de rire au point qu'il en faillit basculer du banc.
-Mon Dieu, je veux disparaître.
-Que nenni, prince Yoshiatsu ! De disparaître je vous empêcherai, sauvez-vous et je vous rattraperai, car jamais mon coeur ne pourrait endurer la perte de votre grandiose et merveilleuse personne, aussi s'il le faut je serai prêt à vous enlever et vous séquestrer dans les cachots de mon amour inconditionnel !
-Je croyais que ton cœur était censé être “un cocon d'amour et de tendresse”, répondit platement Yoshiatsu tandis que Toya virait au rouge cerise.
Masahito allait répondre avec emphase lorsqu'il entendit une exclamation de surprise, et tous deux virent alors Toya qui s'était étalé au sol, perdant son équilibre dans son hilarité. Maya est accouru lui offrir sa main et, lorsqu'il se fut redressé, Masahito a pris dans ses mains le visage de chérubin de Toya pour l'admirer de son regard brillant dans une moue adorable qui trahissait son émerveillement et, ne tenant plus face à cette bouille d'ange, Maya déposa un baiser subreptice sur ses lèvres. Et si Toya et Yoshiatsu se saisirent de surprise, Masahito lui-même était surpris, n'ayant pas prévu cet élan de tendresse qui l'avait assailli sans crier gare.
Et Toya, aussi rouge que les lèvres de Yoshiatsu, regardait ce dernier qui regardait Maya qui regardait Toya qui se remit à regarder Maya qui regarda Yoshiatsu, désemparé, et au final, les trois amis éclatèrent à l'unisson d'un rire qui tintait dans l'atmosphère comme les cloches un jour de mariage.
-Mon petit Mia.
Un éclair blond passa en trombe devant les yeux de Yoshiatsu qui tressaillit et l'instant d'après, il assistait à la scène de Maya qui avait assiégé Mia de son étreinte passionnée. Et si la scène a attiré quelques regards amusés dans la classe, elle a fait se raidir Yoshiatsu qui sentit chacun de ses muscles se contracter. Mia avait la tête renversée, maintenue contre la poitrine de Maya qui l'enserrait de derrière, et les bras fermés autour de son cou, Mia les a doucement caressés de sa main.
Il ne comprenait pas vraiment la raison de ce subit témoignage d'affection, et si la position dans laquelle Maya le tenait était quelque peu inconfortable, il n'avait pas le cœur de rejeter un tel geste de tendresse.
Alors, tout simplement il a savouré ce contact chaleureux, indifférent à tous les regards posés sur eux. Au creux de son oreille, Maya lui murmurait des mots doux qui le firent éclater de rire, attisant plus encore la curiosité générale.
Sagement assis au bureau voisin, Terukichi les fixait comme il l'eût fait de deux fous se donnant en spectacle, se demandant quels secrets pouvait bien raconter Maya qui rendît tant hilare son ami, mais après tout, il décida que ce n'était pas son affaire, et se remit à dessiner négligemment sur son cahier de cours, imperturbable.
-Si tu savais comme tu es mignon, mon petit Mia, si adorable que je pourrais t'adopter sur-le-champ, ou t'épouser même si tu le voulais ; je pourrais à la fois être ton père, ton frère, ton ami et ton amant, et puis je t'emmènerais voguer sur les eaux calmes de ma tendresse, je je te laisserai dormir dans le berceau de ma protection, et ensemble nous chevaucherons la vie sur le noble destrier du temps, éclairant les paysages partout sur notre passage, et semant à tout va les graines d'un futur luxuriant aux mille couleurs.
Maya avait déballé tout cela d'une traite, dans un chuchotis qui chatouillait l'oreille de Mia qui se perdait dans le rire comme dans la confusion,
-Maya, je ne sais ce qui te prend aujourd'hui, mais ton épanchement est en train de divertir toute la classe, et si tu ne veux pas que tout le monde se fasse des idées, je te suggère d'arrêter… ou de reprendre lorsque le lieu et le moment y seront plus propices.
-Mais c'est que, mon petit Mia, un éclair de lucidité m'a frappé qui m'a fait réaliser à quel point tu es important pour moi, aussi le besoin urgent s'est fait sentir de te témoigner ce trop-plein de sentiments sur le point de déborder. Oh, Terukichi, s'exclama-t-il soudainement dans un volte-face vers le garçon, ne sois pas jaloux je te prie ; si mon amour pour Mia est incommensurable, il va de soi que je tiens à toi profondément, mais il faut le dire, j'ai pour Mia une certaine faiblesse lorsque je vois ce visage joli à croquer. Tu ne m'en veux pas, dis?
-Laisse-moi tranquille, rétorqua le garçon qui s'était irrépressiblement mis à rougir, de gêne plus encore que de colère. Je n'ai rien à faire dans tes délires, alors ne m'embarrasse pas comme ça devant toute la classe.
De nouveau, le rire de Mia a fusé qui fut bientôt accompagné des rires hilares de ses camarades, et si Terukichi se sentit se liquéfier de honte, le tonnerre joyeux de ces rires inoffensifs fut perturbé par un violent claquement de porte -mais cela ne dura qu'un instant, et alors que Yoshiatsu avait disparu hors de la salle d'un pas précipité, les rires ont continué qui ont recouvert Terukichi d'une chape de plomb.
-Madame Tachibana… Excusez-moi, seriez-vous par hasard Madame Tachibana ?
La femme a fait volte-face, surprise, pour se retrouver face à un homme qui la fixait du haut de sa taille intimidante. Il lui semblait bien l'avoir déjà vu quelque part, mais sur le coup, elle n'a pas su remettre un contexte sur ce visage singulier qui semble émaner une envie de meurtre. Mais bien sûr, une envie de meurtre était la dernière chose qui habitait Masashi alors, comme il s'inclina devant elle avec respect.
-Veuillez m'excuser pour mon impolitesse, Madame. Je vous ai croisée sur mon chemin et vous ai aussitôt reconnue. Je suis gêné de vous avoir couru après comme ça, mais… je me suis dit que je ne pouvais pas rater une occasion de vous parler si, toutefois, vous y êtes disposée.
La voix de Masashi était peut-être plus singulière encore que son visage, aussi en l'entendant, le souvenir la frappa brusquement :
-Oh, s'exclama-t-elle, vous êtes le professeur de Mia… Monsieur…
-Miwa, acheva ce dernier avec aplomb. Miwa Masashi, je suis effectivement son professeur d'Histoire et professeur principal. Nous nous étions déjà rencontrés lors d'une réunion parents-professeurs il y a quelques mois de cela…
-Je m'en souviens.
La femme semblait étrangement embarrassée, un peu trop peut-être, pensa par-devers lui Masashi qui perçut cela comme un reproche secret qu'elle avait à se faire.
-Comme vous le savez sans doute, aborda l'homme avec hésitation, les notes de Mia ont drastiquement chuté depuis le début de l'année, et son attitude en classe lui cause bien des préjudices, dont j'ai peur qu'il ne puisse se sortir seul.
Elle l'écoutait, hochant la tête d'un air entendu, mais son regard était fuyant, incapable de soutenir celui, si noir et profond, de son interlocuteur. Ses doigts se serraient nerveusement autour de la lanière de son sac suspendu à son épaule, et son malaise si palpable fut contagieux pour Masashi qui sentit l'inquiètude le gagner :
-Eh bien… Je me disais qu'il serait sans doute nécessaire que nous discutions de cela tous ensemble, avec votre mari si cela est possible. Je ne vous cache pas que le futur de Mia est en jeu et que je j'éprouve fortement du souci pour lui.
-Vous pouvez m'appeler à ce numéro.
D'un mouvement fébrile, elle sortit un calepin de son sac sur lequel elle griffonna quelque chose avant d'arracher la page et la tendre à Masashi.
-Je suis désolée, mais il m'est impossible de discuter pour le moment. Une urgence m'attend… Sur ce.
Elle s'inclina profondément avant de partir d'un pas précipité, laissant un Masashi planté là, son bout de papier à la main, qui ne savait plus que penser.
-Oui… Je comprends. On peut dire que c'est de la malchance… Vous et votre mari serez disponibles la semaine prochaine ? Ah, attendez… Quels sont les frais ? Disons une heure ou deux… Deux heures me semblent plus adaptées. Eh bien, voyez cela ensemble, je m'adapterai à votre emploi du temps et le sien… Je vous remercie de m'avoir appelé, Madame. Je vous souhaite une bonne soirée.
Mia a raccroché. Son soupir fut si bruyant qu'il interpella deux passants près de lui qui se retournèrent, jetant un regard au garçon accroupi contre le mur, les bras ballants et la tête entre les genoux, avant de passer leur chemin.
Mia redressa la tête pour la renverser en arrière, offrant son visage à la vue du ciel de Tokyo, ce ciel sans étoiles que la ville combattait à coups de néons et d'écrans géants dont les lumières de toutes les couleurs donnaient grise mine à la beauté naturelle du monde.
-Bordel, a murmuré Mia au ciel, pourquoi ce type doit toujours se mêler de tout ?
Un nouveau soupir, et Mia qui fixe l'écran de son téléphone dans une profonde lassitude.
-Bon. Déjà, il va me falloir de l'argent…
Faisant défiler sous ses yeux mornes une liste de noms interminable, il s'est stoppé net, demeurant figé dans l'hésitation quelques secondes, avant d'appuyer sur le nom de Gara.
-Si l'on m'avait dit un jour l'homme sournois et vil que tu es, je n'y aurais jamais cru.
Mia a éjecté Hakuei hors de son chemin avant de s'engouffrer chez lui d'un pas martelant. Appuyé contre le mur, Hakuei a regardé d'un air résigné le garçon habité d'une rage qu'il n'avait jamais vue jusqu'alors. Fermant la porte derrière lui, Hakuei s'est avancé d'un pas traînant vers le garçon.
-Je m'attendais à cette réaction.
-Comment as-tu pu faire ça ?! s'est écrié Mia dans un volte-face subit, le visage défiguré par la fureur. Comment as-tu pu être si lâche, si manipulateur, si méprisable ?! Toi, Hakuei, toi, tu as abusé de ma confiance…
-Non, Mia. C'est lui qui abusait de ta confiance depuis trop longtemps.
-Ce que je fais de mon corps ou non ne te regarde pas ! aboya le garçon, au bord des larmes. Faire semblant de bien vouloir me laisser boire pour nous amuser tandis qu'en réalité, tu n'avais qu'une idée en tête : me rendre ivre mort pour m'arracher le nom de Gara ! Comment ai-je pu être aussi stupide ?! Hakuei, je ne sais même pas ce qui me retient de te frapper en cet instant-même.
-Alors, frappe-moi, a prononcé Hakuei d'une voix calme. Frappe-moi autant que tu le veux, si ça peut apaiser tes nerfs. Mais moi, je ne le regrette pas.
-J'avais besoin d'argent, Hakuei, et tu m'as enlevé l'un de mes meilleurs clients !
-Non, Mia ; je t'ai éloigné d'un pervers qui couche avec un gosse de dix-huit ans et qui le mutile sous des prétextes de chirurgie esthétique en empochant des liasses de billets.
-Pourquoi ne peux-tu juste pas être comme tout le monde ?
Il semblait vraiment désemparé. Son visage se couvrait d'incompréhension, son regard suppliait une réponse à ses questions, comme un tourment profond déformait ses traits. Et lequel des deux était le plus désorienté alors, il était difficile de le dire, car la détresse de Mia déteignait sur l'homme qui ne savait pas comment réagir. Face à cette absence de réponse, Mia a écarté les bras dans un air de fatalisme.
-Couche avec moi, donne-moi de l'argent, et laisse-moi vivre ma vie à côté sans me poser de questions, Hakuei. Pourquoi ne peux-tu pas faire ce que tous les autres font ?
-Parce que ta vie m'importe bien plus que ton corps.
Ce n'était pas ce que Mia voulait entendre. Ou peut-être que si, il ne le savait plus très bien ; entre ce que Mia voulait et ce dont il avait besoin, il y avait parfois un fossé insondable qui séparait sa conscience et son cœur en deux mondes qui ne pouvaient se rejoindre.
Alors, face à ce ton empli de tendresse auquel il ne s'attendait pas, Mia ne savait y opposer rien d'autre que le sarcasme :
-Il semblerait au contraire que mon corps t'importe beaucoup, si j'en crois les menaces que tu as osé proférer à l'encontre de Gara.
-Ne joue pas aux idiots avec moi, Mia.
Il voulait le lui faire comprendre, Mia. Il voulait faire comprendre à Hakuei qu'il ne jouait pas aux idiots ; qu'en réalité, il ne jouait jamais.
Il voulait qu'il comprenne que s'amuser était une chose que Mia n'avait pas faite depuis si longtemps déjà qu'il ne savait plus même à quoi cela ressemblait, et que si la vie n'était qu'un jeu, alors il n'en était pas le joueur mais le pion, et que même les rires, même les plaisanteries, même celles échappées en pleine ivresse, rien pour lui ne découlait d'un jeu et tout ce qu'il faisait, tout ce qu'il disait trouvait sa nature dans une solitude profonde dans laquelle il se débattait désespérément.
-Gara n'était pas méchant, Hakuei.
Cela non plus, n'était pas ce qu'il avait voulu dire. Non qu'il ne le pensait pas ; bien au contraire, il avait toujours regardé Gara avec affection seulement, si Mia a déclaré ces mots, c'était pour cacher derrière eux ceux qu'il avait peur d'émettre en réalité.
-Mia, tu ne pourras jamais me persuader du fait que cet homme est inoffensif.
-Comment pourrais-tu le savoir ? J'ai couché avec lui, Hakuei. Ne me regarde pas ainsi ; tu le savais très bien et même si cela te dégoûte, j'ai couché avec lui un grand nombre de fois. Jamais il ne m'a battu. Jamais il ne m'a menacé, ou insulté, ni même critiqué lorsque je faisais quelque chose qui lui déplaisait. Malgré cela il m'a toujours bien payé sans jamais se plaindre. Il ne me l'a même pas reproché lorsque, une fois, il a compris que je n'étais pas en état de faire quoi que ce soit. Il m'a laissé tranquille et a juste passé la nuit à mes côtés sans essayer de me forcer à rien. Penses-tu que je puisses en dire autant de mes autres clients ? Non, Hakuei, je n'ai pas besoin de te le dire, parce qu'après tout tu le sais, non ? Comment sont les hommes. C'est parce que tu le sais que l'idée que je fasse tout cela te rebute autant alors, Hakuei, pourquoi vouloir me priver d'un client comme lui ? J'ai besoin d'argent, Hakuei, alors pourquoi vouloir à tout prix m'éloigner d'un homme qui me donne ce dont j'ai besoin sans en profiter pour faire de moi le jouet de ses vices ?
-Mais il fait de toi le jouet de sévices, Mia.
Hakuei sent un poids écrasant enfoncer ses épaules. Il voudrait y succomber et se laisser choir à terre, déclarer forfait, mais il ne le peut pas ; en face de lui un garçon qui porte un poids bien plus incommensurable encore le dévisage, suppliant, et attend de lui un secours qui ne viendra peut-être jamais. -Mia, rien ne peut occulter le fait qu'il a accepté de te faire subir de lourdes opérations alors que tu es mineur. Et même si tout ce que tu dis sur lui est vrai sur le fait qu'il te traite bien… C'est juste normal, Mia, tu sais. C'est normal, c'est ce que tu es en droit d'attendre de n'importe quel homme avec qui tu couches parce que c'est comme ça qu'on est censé traiter un être humain. Tous les deux la connaissaient. La réponse. Et si Hakuei espérait au fond de lui que Mia ne la lui donne, ce dernier ne pouvait s'y résoudre. Il avait bien trop de pudeur, bien trop de peur, bien trop de culpabilité aussi. Peur d'être rejeté mais aussi peur d'être accepté car alors, si Hakuei lui faisait un cadeau aussi grandiose, rien de ce qu'il pourrait faire ou lui donner ne suffirait jamais à lui témoigner sa reconnaissance. -A ce sujet… fit son père avec embarras, ma femme m'a dit que Mia était arrivé en cours en état d'ébriété il y a quelques jours… Veuillez croire que nous sommes mortifiés d'une telle nouvelle et que nous avons longuement sermonné Mia quant à son comportement. La mine défaite et livide qu'afficha Masashi fit intérieurement rire le garçon qui dut se faire force pour ne pas éclater en public, tandis que ses parents le fixèrent avec sévérité. Il leur adressa une longue salutation face à laquelle ils s'inclinèrent à leur tour et, sans plus attendre, Mia tourna les talons. (Un an et cinq mois plus tôt. Juin) -Mon petit Yoshiatsu. Et si Masahito s'était attendu à un concert de clameurs enjouées et surexcitées, il fut déstabilisé de voir qu'il n'obtenait pour toute réaction qu'un silence pesant. Sous ses yeux dépités, il vit Toya et Yoshiatsu échanger un regard brillant d'inquiétude. C'est alors que Masahito comprit, le cœur battant, qu'il venait de dévoiler malgré lui un secret sur Mia, et que l'apprendre était pour eux un choc face auquel ils ne savaient comment réagir. -Tu pensais peut-être que tu étais tiré d'affaires. Le visage de Yoshiatsu n'est qu'une imposante tache trouble devant les yeux de Mia. Une tache noire, rouge et blanche. Noire est la chevelure de Yoshiatsu, noirs sont ses yeux charbonnés, rouges sont ses lèvres grimées, blanche est sa peau fardée. Mia baisse les yeux. Une vision tout aussi trouble, et les mêmes couleurs. -Tu es enfin calmé Yoshiatsu ? Ou bien tu as encore besoin de tabasser un innocent pour te donner l'impression d'avoir le contrôle sur quelque chose, à défaut de l'avoir sur ta vie? En voyant Koichi qui l'attendait à la sortie de cet entrepôt désaffecté dans lequel ils l'avaient entraîné sous la menace, Yoshiatsu s'est dit qu'il n'avait probablement aucune idée de ce qu'il avait fait. Probablement. S'il avait su jusqu'où son ami irait, Koichi ne l'aurait sans doute pas accompagné dans son entreprise macabre. Mia voulut répondre quelque chose, mais seul un gargouillis étranglé est sorti de sa gorge. C'était impressionnant, comme sa peau, d'ordinaire d'une clarté diaphane, était devenue d'une blancheur cadavérique. Et pourtant, c'était la plus belle, la plus radieuse, la plus vive et percutante des couleurs qui magnifiait cette blancheur, comme le rouge sang couvrait de plus en plus son abdomen, dégouttait d'entre ses lèvres, lui conférant l'aspect d'un vampire qui vient de se régaler d'un corps chaud. Mia avait les yeux vitreux et le souffle vacillant. Teru pense-t-il vraiment qu'il est stupide au point d'avoir fait confiance à Yoshiatsu ? Ah, mais c'est évident voyons, c'est évident que si je l'ai suivi, c'est que je n'ai pas eu le choix. Yoshiatsu a beau avoir ce visage que je ne me lasserai jamais d'admirer en secret, malgré tout, il est impossible que je suive Yoshiatsu de mon plein gré. Sauf, bien sûr, s'il menace de vous faire du mal, à toi et Masahito. Cette fois, il a eu une réaction. Elle était faible, elle était tremblante, cette main que Mia a posée sur le bras de Terukichi, mais elle voulait tout dire. Difficilement, Mia a relevé la tête pour planter son regard brumeux dans les yeux de Teru. Il a secoué la tête, imperceptiblement. “Maya ne doit pas le savoir, Terukichi. Je t'en supplie, ne le lui dis pas.” Terukichi soupire. Sombrant dans les méandres tortueuses de son esprit, honteux, coupable, effrayé, angoissé, désemparé, Mia est à mille lieues de l'imaginer. Que tout ce que voudrait faire Terukichi à ce moment-là, derrière son apparente froideur, derrière cette permanente lassitude, c'est prendre Mia contre lui et le serrer fort, fort, si fort qu'il finirait par s'enfoncer dans son cœur.
“Tu ne peux pas t'effondrer maintenant, abruti. Quelle excuse aurais-tu à abandonner ainsi alors que tu as devant toi un gamin complètement largué qui aurait pu s'écrouler cent fois, mille fois, et qui est encore là debout à essayer désespérément de se raccrocher à un sens dans sa vie qui n'en a plus aucun qui soit valide, de sens, comme elle part en sens inverse, en sens interdit et en sens-dessus-dessous.
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-Ce qui peut être normal pour toi ne l'est pas pour moi, Hakuei.
-Alors, que pourrais-je faire pour que cela devienne ta normalité ?
Et Mia avait bien trop peur de vivre avec la conscience omniprésente d'une redevance dont il ne pourrait jamais s'acquitter. Parce que lui ne valait rien. Lui ne valait rien, c'est ce dont Mia était persuadé, alors plutôt que de recevoir sans en avoir le mérite, il préférait donner. Et puisqu'il ne valait rien, que pouvait-il faire de mieux que tout donner ? C'était là sa condition primordiale pour exister ; se donner tout entier pour que chaque matin, le droit lui soit accordé de se lever avec la lumière du soleil.
Alors, la réponse que Hakuei désirait si fort entendre de la part de Mia, elle n'était pas destinée à sortir d'entre ses lèvres. En lieu de ça, Mia a raidi le buste, levé le menton, et fixé l'homme d'un air altier, son regard brillant d'une défiance insolente :
-Donne-moi de l'argent, Hakuei. A cause de ce satané professeur, j'ai encore des ennuis.
-Je suis désolé de vous avoir convoqué si soudainement… A vrai dire, c'est une chose que j'aurais dû faire depuis bien longtemps, et dont j'ai négligé l'urgence… En tant que son professeur principal, je suis désolé.
Et Masashi de s'incliner profondément devant le couple qui, de l'autre côté de la table, le regardait avec solennité. Si la femme avait semblé étrangement nerveuse quelques jours plus tôt lorsqu'il l'avait interpellée dans la rue, cette fois elle semblait bien plus tranquille.
Malgré leurs vêtements chics qui leur donnaient quelque peu l'air empesé, elle et son mari avaient accueilli l'homme avec une légèreté et une chaleur qui le surprirent. Mais à présent, la situation les obligeait à une certaine gravité, et c'est ainsi qu'ils s'inclinèrent à leur tour.
-C'est nous qui sommes désolés de vous avoir causé tant de souci avec notre fils, déclara son père d'une voix puissante. Nous aurions dû y accorder plus de temps, seulement, ma femme et moi sommes souvent en voyage d'affaire…
-Et nous avons peu de temps à passer avec lui à la maison ces derniers temps, acheva sa mère. D'ailleurs, veuillez nous excuser de vous avoir fait venir dans ce café plutôt que de vous recevoir directement chez nous ; la maison est actuellement en travaux.
-Cela ne pose aucun problème, s'empressa de la rassurer Masashi. Tout ce qui m'importe est que vous soyez venus… en présence de Mia, ajouta-t-il dans un signe de la main vers le garçon qui, avachi au coin de la banquette de cuir à côté de son père, les bras croisés, se contentait de river sur son professeur un regard perçant.
-Je ne suis pas certain qu'un simple sermon suffise à régler le problème…
-Vous savez, enchaîna sa mère avec gravité, Mia souffre de dépression depuis quelques années, et bien qu'il prenne un traitement que nous suivons avec soin, il lui arrive de subir des rechutes. Cela est plus difficile pour lui notamment lorsque mon mari et moi sommes absents en même temps, comme cela a été le cas dernièrement, et le sentiment de solitude, ainsi que le fait qu'il se sent libre d'agir comme bon lui semble quand personne n'est là pour le surveiller, ont mené à cette attitude que nous regrettons profondément.
-Eh bien, j'ose espérer que la situation s'arrange au plus vite. Si Mia ne supporte pas la solitude trop longtemps, il faut effectivement songer à faire en sorte que quelqu'un puisse être avec lui la plupart du temps. Bien sûr, je ne remets pas en cause votre mode de vie et les obligations qui incombent à vos métiers, mais peut-être, que sais-je, que la présence d'un autre membre de sa famille, ou la participation à des cours du soir pourrait pallier cela ? Étant donné l'état de son bulletin scolaire, des cours du soir dans un club, ou même des cours particuliers à domicile, pourraient, sinon résoudre, du moins atténuer ces problèmes. Qu'en penses-tu, Mia ?
-Je ne sais pas, rétorqua le garçon qui avait écouté le monologue de Masashi avec répulsion. Espérez-vous être celui qui me donnera des cours particuliers chez moi ?
-Nous allons sérieusement réfléchir à ce que vous venez de dire, finit par déclarer sa mère. Croyez bien que nous sommes prêts à faire tout ce qu'il faudra pour que Mia retrouve le droit chemin dans lequel il a toujours été… Cette année étant sa dernière au lycée, nous tenons à ce qu'il la réussisse afin de pouvoir intégrer l'université.
-Ma femme et moi nous libérerons autant que possible afin d'être aux côtés de Mia, et il aura des cours dans toutes les matières nécessaires, assura son père. Encore une fois, nous vous sommes sincèrement reconnaissants de vous soucier de notre fils.
La rencontre avait enfin pris fin depuis quelques minutes, après de multiples politesses et courbettes qui avaient donné la nausée à Mia, et lorsqu'enfin tous trois se retrouvèrent entre eux, Masashi étant déjà loin, le garçon sentit ses épaules se délester d'un poids.
Il plongea une main dans son sac pour en sortir un épais portefeuille, et en sortit une liasse de billets qu'il partagea en deux, tendant une moitié à chacun d'eux. Il ne savait pas pourquoi, mais ils parurent hésiter avant de la prendre, et Mia vit dans leurs yeux comme une lueur de regret. Peut-être aussi un peu de pitié.
-Bon, eh bien… Ne le prenez pas mal, mais j'espère ne pas avoir à vous revoir de si tôt. Ce prof est une épine dans le pied de laquelle je suis pressé de me débarrasser.
Il avait déjà parcouru plusieurs dizaines de mètres lorsqu'il fut surpris par une main se posant sur son épaule. Il s'est retourné pour se trouver de nouveau face à la femme. Haletante, cette dernière lui tendit l'argent qu'il leur avait donné.
-Mon mari et moi avons pensé que tu en avais besoin. Garde cela.
Et puis, comme si elle était vraiment sa mère, comme si il était vraiment son fils, la femme sans rien dire a pris le corps de Mia dans ses bras, et tous deux sont restés ainsi durant de longues secondes, en silence, avant qu'enfin, elle ne se détache de lui et, dans un dernier regard empli de regrets, elle ne s'éloigne définitivement.
Et au milieu de la rue, au milieu des passants, sous ce soleil trop lumineux de novembre, Mia s'est accroupi, serrant ses billets contre sa poitrine comme un enfant serre son doudou et, le visage caché dans ses genoux, il a éclaté en sanglots.
Une traînée de lumière est passée comme une étoile filante devant lui et avant qu'il n'ait pu réaliser quoi que ce fût, Yoshiatsu s'est vu envahir par un géant tout de rose et de noir vêtu qui étreignait Yoshiatsu comme un enfant étreint une peluche trop longtemps perdue.
Et si le garçon ne montra que du dépit sur son visage, d'un air faussement résigné, en réalité il était heureux de cet élan d'affection que son ami lui témoignait. Alors Yoshiatsu s'est laissé faire, serrant le bras que Maya passait devant son cou et les deux garçons de demeurer ainsi, Yoshiatsu assis sur ce muret bordant un parterre de fleurs, et Masahito debout contraint de se plier en deux pour arriver à hauteur des épaules du garçon autour desquelles il fermait son étreinte.
La journée était douce, pour un mois de juin, et les fleurs étalaient leurs plus belles couleurs, faisant de ce parc une palette de peintre géante où tous les tons s'harmonisaient et se sublimaient les uns les autres. La brise d'un été imminent caressait doucement le visage de Yoshiatsu, mais bientôt, ce furent les mains de Maya, si grandes, si chaudes et enveloppantes, qui vinrent apposer leur douceur sur ses joues pâles.
Et penché au-dessus du sien, le visage de Masahito rayonnait de joie.
-Yoshi, tu ne croiras jamais ce que je suis sur le point de t'annoncer !
-Tu as décidé de devenir mâture et responsable ? railla son ami.
-Tu es très drôle, mon petit Yoshi, mais c'est encore mieux que cela ; mes parents ont accepté de m'offrir un scooter pour mon anniversaire !
Yoshiatsu en fut bouche bée qui, sur le coup, ne réagit pas, avant de réaliser et de se lever d'un bond de son banc pour étreindre Maya, et tous les deux de sauter de joie dans des cris surexcités avant d'entamer une ronde qui attirèrent sur eux des regards amusés.
Le plus amusé d'entre tous étant certainement celui de Toya qui, au loin, avait déjà repéré ses deux amis au milieu des nombreux badauds -chose fortement aidée par les look singuliers et le comportement expansif des deux garçons.
Il est arrivé auprès d'eux et, avant d'avoir pu même signaler sa présence, Masahito l'attrapa par le poignet et l'entraîna à son tour dans leur ronde, maintenant à trois. Ils ont dansé ainsi un moment, chantant, battant des mains et sautillant à tout va, et lorsqu'enfin ils s'arrêtèrent, à bout de souffle, Toya put s'exprimer enfin : -Que me vaut donc cette farandole inopinée ? demanda-t-il, tout sourire.
-Figure-toi, mon petit Toya, s'exclama Masahito avec grandiloquence, que Lord et Lady Yamazaki, Premiers du nom, alias mes parents, ont daigné accorder à leur médiocre progéniture un présent, que dis-je, un honneur, une bénédiction, en me faisant le don, pour mon dix-septième anniversaire à venir, d'un véhicule motorisé à deux roues qui permettra au chevalier que je suis d'arpenter le menton haut les rues de cette charmante ville que je m'apprête ainsi à conquérir -ainsi que votre coeur, il va de soi-, me donnant enfin l'occasion d'aller et venir à ma guise et, là est le plus important- de venir prendre sur mon noble destrier mes chers amis avec qui je pourrai vagabonder cà et là, faisant le tour des bistrots et cabarets de la ville en leur charmante compagnie jusqu'au lever du soleil.
-Ils t'offrent un scooter et tu veux en profiter pour faire le tour des bars, résuma Toya.
Une bouderie ostensible vint déformer les lèvres de Masahito qui bougonna :
-C'est beaucoup plus classe quand c'est moi qui le dis.
Ca a fait éclater de rire Toya dont les yeux se mirent à scintiller d'une joie innocente qui ne pouvait que faire fondre le cœur de son ami, dont la bougonnerie feinte ne pouvait rien face à ce visage candide illuminé de bonheur.
-Je ne voudrais pas gâcher ta joie, objecta Yoshiatsu, mais aucun de nous trois n'a l'âge pour aller faire le tour des bars. Mes parents ne me laissent pas même finir une canette de bière lorsque mon père en laisse un fond…
-Exactement ! s'écria Maya en pointant son index sur le nez de Yoshiatsu qui se mit à loucher. Et c'est là que mon génie entre en jeu, mon petit Yoshiatsu, car sachez que moi, Monseigneur Yamazaki, deuxième du nom, détiens la parade ultime pour pouvoir entrer dans toutes sortes de bars et clubs sans nous soucier de notre âge !
-Et l'on peut savoir quelle est cette “parade ultime” ? le défia Yoshiatsu.
Il savait qu'il avait attisé une ardente curiosité chez les deux garçons, aussi Maya toisa fièrement ses amis dans un sourire qui montait jusqu'au ciel :
-Il se trouve que Mia travaille comme host à Kabuki-chô. Il connait un certain nombre d'endroits où ils nous laisseront entrer sans nous demander nos identités ; il nous suffira de leur annoncer que l'on vient de la part de Mia, et à nous les soirées sans fin !
Le goût du sang est celui d'un métal rouillé ; c'est indécent comme il se sent bien mais souillé. Il a la tête qui tourne et ses yeux voient trouble, et dans ce flou artistique il peut voir ce qu'il veut ; il rêve, en somme. Il s'imagine flottant sur un lac calme, sous une brise caressante, exposé aux rayons du soleil qui le prennent au creux de leur chaleur.
Mia sourit. Son cœur est lent, c'est la tranquillité d'un corps et d'un esprit à l'unisson qui s'apprêtent à s'endormir. Sa respiration est sifflante, mais c'est le sifflement d'un merle au loin qui le berce, et puis il y a cette douceur, il y a cette tiédeur, c'est comme dans un couffin dans lequel il pourrait demeurer blotti pour l'éternité.
Oui ; les mains de Yoshiatsu posées sur ses joues, il pourrait les savourer encore et encore, parce qu'elles sont d'une chaleur insoupçonnée, ces paumes satinées qui lui rappellent les draps de Hakuei, et puis cette chaleur corporelle qui contraste avec la sienne, un peu basse, et sa peau froide qui goûte à celle, brûlante, de Yoshiatsu, c'est un délice inavoué dans l'esprit chamboulé de Mia, alors il en profite, de ces mains bénies sur son visage, et du torse de Yoshiatsu si proche, si proche du sien qu'il le frôle presque, et même s'ils ne se touchent pas encore, même si le torse de Yoshiatsu est vêtu, il peut sentir la chaleur émaner de lui qui pénètre en Mia par chaque pore de sa peau, comme la sienne est nue.
Et s'il ne profite que de cela, de ce contact physique qui lui fait plus de bien qu'il ne le devrait, c'est parce que sa vision ne lui permet plus vraiment de profiter d'un autre plaisir : celui de contempler ce visage. Celui-là même qui grimace à sa vue, qui étire des sourires sardoniques à son encontre, qui ricane dans son dos, qui crache son dégoût dans sa face, qui le paralyse d'un regard ou l'écrase de son mépris, ce visage qui n'a jamais exprimé que toute la monstruosité que Mia lui inspirait, c'est ce visage-là, que Mia a toujours aimé regarder. Parce que Yoshiatsu était beau.
C'était idiot, mais c'était évident ; Yoshiatsu était beau et c'est pourquoi, malgré toute la laideur intérieure, Mia ne pouvait nier cette évidence qui s'abattait sur lui comme un déluge à chaque fois que son regard se posait sur lui.
Yoshiatsu était un monstre, un monstre magnifique qui le bénissait de cette vision divine et le maudissait de cette violence sanguine, et à califourchon sur le corps avachi contre le mur de Mia, Yoshiatsu l'emprisonne, Yoshiatsu l'empoisonne, il a une force qui l'empêche de se mouvoir et un venin que Mia absorbe sans s'émouvoir ; après tout il n'a pas le choix, comme il sent son esprit qui choie. Il le sait, Mia bientôt va s'évanouir, alors il laisse ses rêves s'épanouir, goûtant cette chaleur corporelle avant de perdre conscience, se laisser même pousser des ailes en lui faisant confiance.
Il s'en remet à Yoshiatsu et Mia n'a pas peur ; le sang semble même avoir changé de goût et d'odeur, il imagine que ce sont ceux d'un fruit défendu, et s'illumine son visage d'un air détendu.
-Ce petit merdeux de Masahito peut bien dire ce qu'il veut ; il suffirait que je dise un mot à mon père pour qu'il ne soit renvoyé de ce putain de lycée. Mia, tu ne le sais pas ? Mes parents sont parmi les plus gros donateurs de l'école, quand ton cher garde du corps n'est rien qu'un pion parmi tant d'autres. Si je leur dévoilais ce que Masahito m'a fait, ils le feraient renvoyer sur-le-champ. Tu ne voudrais pas ça, mon petit Mia, n'est-ce pas ? Je suis sûr que tu es un ami fidèle et loyal qui ne causerait jamais de tort à l'un des tiens.
Noire est sa chemise déchirée, blanche est sa peau de lait, rouge aussi, de sang maculée. Mia ferme les yeux. Il a sommeil. Il appuie son crâne contre le mur de béton auquel il est adossé. Il ne le sait pas mais à l'endroit où la douleur le lancine, pulsante, cinglante, une tache rouge grossit lentement qui jure sur sa chevelure platine. Au-dessus de son corps froid, celui de Yoshiatsu est une couverture réconfortante. Il voudrait s'y blottir.
-Tu te tairas, Mia. Tu te tairas car tu ne veux pas que Masahito se venge, tu ne veux pas qu'il se venge parce que tu ne veux pas qu'il soit renvoyé, n'est-ce pas ? Il me semble que ce salaud a déjà assez de soucis comme ça pour que tu en rajoutes.
Mia acquiesce, imperceptiblement. Il a essayé de parler mais d'entre ses lèvres n'est sorti qu'un souffle sifflant. Si le sang a bien le goût d'un fruit défendu, alors c'est un fruit pourri.
Ça dégouline de ses lèvres, ça dégouline dans sa gorge, ça dégouline sur son ventre. Finalement, le sang aussi est doux, le sang aussi est chaud. Malgré tout, quand Yoshiatsu retire ses mains de ses joues, une pointe de regret serre le cœur de Mia. Le garçon se redresse et au-dessus de lui, la silhouette floue de Yoshiatsu le domine.
-Peut-être que personne ne te trouvera ici. Alors, tu crèveras.
Mia a fermé les yeux. Yoshiatsu est parti sans savoir s'il allait les rouvrir.
-Ne crois pas, Yoshiatsu, que je te laisse faire parce que je suis d'accord avec ce que tu fais.
Il n'a pas répondu. Agrippant au passage le bras de Koichi, il l'entraîna avec lui dans sa démarche précipitée. Koichi se laissait faire avec cette flegme qui lui était si propre.
-J'attends juste le jour où la cruauté de tes propres actes te frappera de plein fouet.
-Je t'avoue être plutôt surpris d'être celui que tu as choisi d'appeler.
Lorsque Terukichi avait pénétré dans l'immense bâtiment vide et délabré, un grincement strident avait résonné dans cet immense espace, agressant les tympans de Mia qui avait ouvert les yeux dans une grimace de douleur. Les pas de Terukichi, si légers qu'il semblait flotter, semblaient se calquer aux battements de cœur que Mia sentait dans sa poitrine -ou bien ses battements de cœur se calquaient sur ses pas ?
En tout cas, ils étaient si faibles que même en posant la main sur sa poitrine, il avait peine à les sentir. Au fond de cet entrepôt désaffecté, Mia ressemblait à une ordure délaissée là depuis trop longtemps. Lorsqu'enfin Terukichi arriva à sa hauteur, lorsqu'il s'accroupit devant lui pour lui faire face, Mia n'avait plus vraiment la force de lever la tête. Il n'en avait pas le courage, non plus.
-C'était une ambulance qu'il fallait appeler, Mia. Pas moi.
-Tu ne m'en voudras pas si je l'ai fait en chemin ; elle devrait arriver d'un instant à l'autre.
Mia a eu envie de pleurer. Il ne pouvait pas le lui dire, qu'il ne pourrait pas payer, qu'il ne voulait pas payer, que son argent, gagné à la sueur de son front, cet argent qui était son dieu et sa malédiction, il ne pouvait pas le perdre, comme ça, il ne pouvait pas le dépenser, “juste pour ça”.
-Mais enfin, Mia, que t'est-il passé par la tête pour avoir accepté de suivre Yoshiatsu et son fidèle petit chiot dans cet endroit perdu ? Tu sais comme j'ai eu du mal à le trouver ?
Les mots ont traversé son esprit sans franchir la barrière de ses lèvres. Le goût du sang était celui de son amertume, comme amers étaient les sentiments de Mia alors.
-Lorsque Maya le saura, il le tuera.