All the Parents who are gone -chapitre 11

Juliet

Lorsqu'il a repris conscience, il fut heureux malgré tout de voir Terukichi agenouillé au pied de son lit qui le dévisageait de ses grands yeux brillants. Cette bouille de séraphin en gros plan a amusé Mia qui a laissé échapper un rire malgré lui, aussitôt remplacé par une grimace de douleur. Terukichi a posé sa paume tiède sur la poitrine de Mia, inquiet.
-Tu ne dois pas bouger, Mia. Il t'a cassé trois côtes, tu sais ? Tu as une déchirure au niveau de l'abdomen, de nombreux saignements internes, comme il a atteint plusieurs de tes organes… Mia, je suis désolé, mais tu ne vas pas avoir le choix, tu sais ? A ce stade, il est inévitable que la police s'en mêle.

Le tuyau dans sa gorge l'empêchait d'émettre le moindre son, mais Mia a secoué vigoureusement la tête -avec trop de vigueur pour Teru qui le stoppa en prenant son crâne entre ses mains. Face au désarroi qui luisait dans les yeux de Mia, le garçon a senti une vague de chagrin l'envahir, mais il se contint aussi fort qu'il le put comme il se mit à passer une main tendre dans les cheveux de son ami qu'il caressa doucement.
-Il ne t'a pas seulement cogné, Mia ; il t'a poignardé. A trois reprises, il t'a poignardé, réalises-tu ce qui est en train de se passer ? Yoshiatsu est un criminel, Mia, il n'y a plus d'excuses à lui trouver, il n'y a plus d'énième chance à lui donner, plus de pardon à lui accorder ; Yoshiatsu est un type dangereux qui doit finir derrière les barreaux.

Mia ne dit rien. Il est conscient de tout cela. Il en est conscient et malgré tout, il se dit que tout ce qu'il peut espérer, c'est que Yoshiatsu ne s'en prenne jamais à d'autres que lui. Si, au moins, il pouvait servir de bouclier entre Yoshiatsu et le reste du monde, alors, Mia aura fait tout ce qu'il pouvait. Mais Mia ne croit pas à la prison ; Yoshiatsu est trop jeune, ses parents sont trop puissants, son ego est trop grand.
Punir Yoshiatsu revenait à se condamner à une future vengeance que rien ne pourrait stopper, et que rien ne pourrait réparer. Mia le savait ; face à la violence, l'absence de réaction était parfois la meilleure réaction. C'est du moins ce que son existence lui avait appris.
-Les médecins pensent qu'il a fait en sorte d'éviter les points vitaux. Avec trois coups de couteau, il n'a commis aucune blessure fatale mais Mia, ils ont déjà appelé la police, tu sais ? Pendant que tu étais inconscient, ils sont déjà venus. Ils reviendront pour t'interroger lorsque ton état le permettra mais, Mia, je n'ai pas pu y échapper, alors, je n'avais d'autre choix que de tout dire. Mia, je leur ai tout dit.
Un hurlement intérieur a déchiré en deux l'âme de Mia.












-Il n'est resté en détention que quarante-huit heures. Quarante-huit heures, vous réalisez ? Ce monde est si indigne que je ne peux croire en faire partie. Ils ont trouvé Yoshiatsu, ils l'ont interrogé -bien sûr, ce monstre n'a honte de rien qui s'est contenté de nier avec arrogance- et quarante-huit heures plus tard, ils l'ont relâché. Pourtant, ce n'était pas faute d'avoir des preuves ; des caméras les ont filmés durant tout le chemin qu'ils ont emprunté avant d'arriver à cet entrepôt. Koichi même a témoigné contre lui -Koichi, vous réalisez ?
<-Je comprends ta colère, Terukichi -non, à vrai dire je la partage, bien plus intensément que tu ne peux l'imaginer. Nous avons là un cas d'injustice qui n'est que le reflet hideux des tares de l'humanité et de la dépravation de la société dans laquelle elle croit évoluer mais qui ne fait que l'encourager chaque jour un peu plus à sa déperdition.
-Le pire dans tout cela étant cette école, ne croyez-vous pas ? Je veux dire…Le directeur. Asagi aurait dû renvoyer Yoshiatsu sans plus de cérémonies, mais croyez-vous qu'il aurait fait ce que la décence la plus élémentaire exige ? Non. Yoshiatsu a été renvoyé deux semaines, à la décision de son père, d'ailleurs, qui pensait que cela serait bénéfique à Yoshiatsu qui aurait alors “le temps de réfléchir à ses actes”, mais qui croit-il pouvoir duper ainsi ?
<-Une telle situation a de quoi donner des cauchemars… Lorsque Mia et Yoshiatsu se trouveront de nouveau dans la même pièce, que se passera-t-il alors ? Je ne peux imaginer l'état dans lequel Mia se trouve actuellement, à redouter le retour de son tortionnaire.
-Vous savez, Hiroki, je crois avoir compris une chose ; la raison pour laquelle je défends si ardemment Mia, ce n'est pas seulement parce que le traitement qui lui est infligé est foncièrement injuste. En réalité, je crois qu'il y a en Mia les mêmes racines qui nous conduisent tous deux sur des chemins en apparence diamétralement opposés mais qui cachent la même destination ; celle de l'auto-destruction. Et si celle de Mia est ostensible, un message de détresse même écrit en rouge sur son front, la mienne est insidieuse, sinueuse… vertueuse ?
<







(Quelques jours plus tôt)

-Mia, je ne comprends pas… Je peux bien concevoir que tes parents soient très occupés de par leurs professions, cependant… Ne pas être venus te rendre visite une seule fois depuis que tu es à l'hôpital, cela, j'ai bien plus de mal à l'admettre.
Mia n'ose pas le lui dire. Qu'il est heureux à l'hôpital, qu'il s'y sent bien, qu'ici, on fait attention à lui, l'on prend soin de son corps lorsqu'il a l'habitude que l'on le malmène, l'on lui offre des nuits de sommeil lorsqu'il n'en avait que de débauche, ici l'on panse ses blessures au lieu de lui en créer de nouvelles.
Il n'ose pas lui dire, qu'ici il se sent en sécurité lorsque partout ailleurs, il se sent en danger, y compris dans son école. Surtout peut-être dans son école.
Il ne peut pas le lui dire, que sa seule préoccupation en ces jours ne sont pas celles que chacun s'imagine ; car si chacun semble avoir Yoshiatsu en horreur, sa première victime a d'autres cauchemars qui envahissent son esprit, laissant peu de place à des préoccupations qu'il juge paradoxalement secondaires. Parce que Mia a besoin d'argent. Les frais seront colossaux et il le sait, et à chaque fois que cette pensée l'assaille, l'anxiété s'empare de lui qui oppresse sa poitrine, comprime ses côtes déjà meurtries et alors, le souffle coupé, Mia s'enfonce dans des abysses d'angoisse indicible.

Il ne pouvait plus compter sur Gara qui avait l'habitude de le payer grassement. Il ne pouvait pas en parler à Hakuei qu'il se sentait déjà coupable d'accabler d'inquiétude, aussi à aucun prix il ne devait lui révéler quoi que ce fût.
Hakuei… Voilà deux jours que Hakuei l'appelait sur son téléphone et à chaque fois, Mia ne trouvait d'autres solutions que de l'ignorer, trop effrayé à l'idée de lui parler car cela, Mia n'en avait pas le courage. Il n'avait plus le courage de faire semblant, il n'avait plus la force de lui parler de tout et de rien comme si de rien n'était, il n'avait plus la force de plaisanter, il n'avait plus la force d'entendre sa voix parce que Mia ne tenait plus qu'en équilibre sur un fil et que le moindre trouble, il le savait, le ferait basculer. Et la voix de Hakuei était pour lui quelque chose de trop puissant pour qu'il puisse en supporter les émotions.
Pour commencer, il ne savait pas comment gérer celles que la venue inattendue d'Asagi avait provoquées en lui.
-Mia, je voulais te dire… Ne t'inquiète pas. Je sais que les apparences ne l'ont jamais laissé croire, mais je suis de ton côté. Aussi, pour ton bien et celui de tous, il est hors de question que Yoshiatsu ne remette les pieds dans cette école.
Sur son lit, Mia a fait non de la tête. S'il n'avait pas la force de parler, il savait que son regard pouvait transmettre les supplications qu'il avait à son égard. Mais bien sûr, il était aisé pour Asagi de faire mine de ne pas les voir, aussi l'homme, le visage assombri par la contrition, a posé sa main sur le front du garçon.
-Mia, il va falloir porter plainte contre cette ordure, et je serai là pour te soutenir.
Mais il a à nouveau dénié de la tête, avec plus de véhémence cette fois. A voir le jeune homme mettre toute la force qu'il avait dans ce refus muet, Asagi en eut le cœur serré.
-Pourquoi, Mia ? Pourquoi ? Si c'est parce que tu as peur des répercussions, alors, je te promets que je te protégerai. Sais-tu combien de personnes pourraient témoigner contre lui ? La violence de Yoshiatsu est connue de tous, Mia, et même quelqu'un comme lui ne pourrait se défendre face à une avalanche de preuves et de témoignages.

Alors Mia prend la main d'Asagi. Cette longue main puissante, il la prend dans la sienne avec douceur et, son regard bleu profondément plongé dans celui de l'homme dont le trouble le trahit, il amène lentement cette main sur son cœur. Mia a fermé les yeux durant deux secondes avant de les rouvrir. A nouveau, il a fait non de la tête.
-Tu ne peux pas me demander une chose pareille.
La voix d'Asagi était étranglée, son âme était ébranlée, mais face à cet homme qu'il voyait flancher Mia se faisait de marbre. C'est comme s'il puisait sa force dans la détresse apparente d'Asagi, ou plutôt pour elle ; car si même Asagi vacillait, alors Mia devait tout faire pour ne pas qu'il se laisse tomber. Parce qu'il ne fallait pas qu'Asagi cède.
Il ne fallait pas que le chagrin l'emporte, que la colère et la rancoeur dictent ses actes, que la soif de justice aille jusqu'au bout de ses pensées ; en d'autres termes, ce qui était à faire était la dernière chose à faire, car Yoshiatsu renvoyé, c'était la mort de tout espoir dont le glas sonnait.
Et pour Asagi, ça n'avait pas de sens. L'incompréhension, la déréliction se lisaient dans son regard qui l'interrogeait, qui le suppliait de lui donner une raison, n'importe laquelle, quelque chose à quoi se raccrocher pour ne pas se laisser dériver, mais ce qu'Asagi ne savait pas était que même si Mia avait pu parler, cette raison, il ne la lui aurait jamais donnée.

Juste, Mia ne faisait que tout ce qu'il pouvait faire alors, dans ce lit d'hôpital duquel il ne pouvait pas même se lever. Alors autour de sa main, les doigts de Mia se serraient de toutes leurs maigres forces. Et ce geste-là, Asagi y a ressenti bien plus d'émotions que tous les mots n'auraient pu en dire. Il ne comprenait pas comment, il ne comprenait pas pourquoi, et pourtant, Mia l'avait vaincu. Dans un long soupir empreint de regret, Asagi a laissé voir sa défaite. Sous son regard dévitalisé, celui de Mia avait pris des éclats nouveaux.
-Mia, ton cœur te perdra, tu sais. Ton cœur te perdra.








-Bon, je vais être direct avec toi. Si je viens te voir, c'est pour deux raisons uniquement. La première, c'est tes beaux yeux. La seconde, c'est que l'on va devoir faire en sorte que ce doberman enragé te laisse tranquille autant de temps que possible.

Une semaine s'était écoulée depuis, et si son corps le soutenait mieux qu'à ses débuts, même s'il pouvait enfin s'asseoir, boire et manger sans trop de difficultés, il avait espéré en avoir fini avec les visites pour ce jour-là.
Mia aurait aimé un peu de repos, mais ce luxe lui semblait interdit comme, après Terukichi, puis Asagi qui était venu pour la quatrième fois, c'était au tour de la dernière personne qu'il s'attendait à voir de s'immiscer dans sa chambre avec le plus grand naturel.
Comme s'il n'était pas le complice qui avait accompagné Yoshiatsu jusqu'à cet entrepôt devant lequel il l'avait attendu, le temps qu'il fasse son affaire, fermant les yeux sur tout ce qui pouvait se passer à l'intérieur. Comme s'il n'était pas ce chien fidèle qui le suivait partout, comme s'il ignorait qu'à ce moment-là, Yoshiatsu transportait sur lui un couteau dont il comptait faire usage avec les plus mauvaises intentions.
Mia n'en voulait pas vraiment à Koichi. Il comprenait sa lâcheté, il comprenait sa torpeur, il devinait une raison à ce loyalisme aveugle, cependant, le voir n'était pas une chose qu'il avait souhaitée. Même si lui aussi, avait de beaux yeux.
Koichi avait conscience de ce déplaisir que Mia s'efforçait de cacher, mais c'est d'un pas décidé qu'il s'avança vers le lit du garçon pour venir s'y asseoir sur le bord. 

-Tu n'es pas sans savoir, je suppose, que Yoshiatsu sera de retour au lycée dans une semaine. Autant dire que lui et toi reviendrez probablement au même moment, et, tu en as conscience, si c'est d'une absurdité phénoménale, c'est aussi pour toi un danger absolu. Il va sans dire que Yoshiatsu n'est pas du genre à se repentir, comme c'est même le contraire ; empêchez-le de faire ce qu'il veut ou punissez-le pour ses actions, il ne s'acharnera que de plus belle. Alors, pour éviter que Yoshiatsu t'achève pour de bon cette fois, toi et moi, nous allons devenir amis.

Mia l'a regardé comme s'il était fou, et il y avait certainement de la folie, oui, dans ce que Koichi venait d'énoncer. Malheureusement sa folie allait de paire avec son air sérieux, et Mia a su à son plus grand regret que le garçon ne plaisantait pas.
-Bon, disons bien sûr que nous ferons semblant, martela ce dernier qui lisait trop clairement en Mia comme dans un livre ouvert. Je veux bien admettre que cela ne te fasse pas plaisir, mais j'ai eu beau y réfléchir encore et encore, cela me semble la seule façon d'éloigner de toi, ne serait-ce que temporairement, la violence de Yoshiatsu. 

-Tu veux dire que, sous prétexte que l'on serait amis, ce salaud ne me ferait pas de mal ?

Koichi a hoché la tête avec véhémence, et s'il semblait sûr de lui, ça n'a fait que renforcer la méfiance de Mia qui se renfonça dos contre son oreiller dans un profond soupir.
-Tu te fais des idées, mon pauvre garçon.
-Qu'est-ce qui te fait penser cela ?
-Le fait que ce mec est une ordure dénuée d'empathie ? railla Mia avec amertume. L'on parle de Yoshiatsu, Koichi ; ce n'est pas en demandant gentiment à cet individu de ne plus me faire de mal qu'il arrêtera.
-Il le fera, si je le lui demande, affirma péremptoirement Koichi.
-Puisque tu es si sûr de toi, pourquoi ne pas le lui demander sans que l'on doive jouer le jeu de l'amitié ? Pardonne-moi, Koichi, mais je ne pense pas être si bon acteur.
Le visage de Koichi s'est assombri de colère, et le garçon de se redresser brusquement comme il toisa Mia avec rage.

-Tu crois que je ne l'ai jamais fait ? Mia, tu pensais vraiment pendant tout ce temps que je regardais Yoshiatsu faire sans dire quoi que ce soit ? Tu te trompes, Mia, tu te trompes sur toute la ligne mais ce n'est pas grave, parce que tu n'es pas le seul, parce que tu ne peux pas savoir, personne ne peut savoir, mais jamais, entends-tu, jamais je n'ai assisté à ce genre de scènes sans lui faire part de mon désaccord.
-Tu dis cela comme si ça faisait de toi un héros, rétorqua l'adolescent, mais qu'est-ce que cela a changé ? Yoshiatsu se fiche de ce que tu dis et continue impunément ses méfaits.
-C'est pourquoi je te dis que nous devons devenir amis, Mia. Cela n'a peut-être aucun effet sur Yoshiatsu quand il s'agit purement de justice, mais si il pense que je tiens sincèrement à toi, alors ce sera différent.
-Parce qu'il tient à toi ? s'enquit Mia qui oscillait entre moquerie et curiosité.
-Parce que Yoshiatsu est une personne irrationnelle qui fait passer les émotions bien avant la raison, et que s'il voit une personne qu'il aime souffrir, alors il fera tout pour qu'elle cesse de souffrir ; tant pis si cela va contre ses convictions.
Ce qu'il disait semblait sans queue ni tête à Mia qui sentait la fatigue le gagner, mais après tout, Koichi était sans doute celui qui connaissait le mieux Yoshiatsu alors, juste pour cette fois, il a décidé de ne pas mettre sa parole en doute.
-Je veux bien te croire, Koichi. Seulement, es-tu certain que Yoshiatsu t'aime sincèrement ?


Koichi n'a pas répondu. Il a pensé que tenter de convaincre Mia d'une chose lorsqu'il était déjà convaincu du contraire ne serait qu'une perte de temps. En lieu de ça, il s'est légèrement penché vers son camarade, a lentement avancé son bras vers lui et, d'un geste infiniment délicat, a écarté une mèche qui tombait devant l'œil de Mia. C'était pour mieux plonger son regard dans le sien, et dans une atmosphère étrange, les deux jeunes hommes se sont sondés mutuellement, en silence. Mia sentait son cœur battre d'appréhension tandis que celui de Koichi se tordait de chagrin à la vue de ce doux visage amoché par la violence.

-Pourquoi ne t'es-tu jamais défendu face à lui ? Toi qui sembles si fort, Mia, pourquoi n'avoir jamais battu Yoshiatsu ?
Il avait murmuré du bout des lèvres, si bas qu'il donnait l'impression d'émettre un secret que personne ne devait entendre. Mais personne il n'y avait autour d'eux, et si Koichi n'avait pu qu'émettre ce faible son, c'est parce que sa gorge se serrait.
-Parce que je ne le déteste pas assez pour faire ça. 

Koichi a penché la tête de côté. Il avait l'air d'un amateur d'art observant dans tous les sens l'œuvre qui se tenait devant lui. Il tentait de la comprendre, cette oeuvre, il tentait d'en saisir le fond, d'en capter chaque subtilité, de s'imprégner de sa beauté, mais plus il l'observait, plus il lisait en elle, dans les mots dissimulés de son regard, dans le filigrane de sa peau blanche, une éloge à la tristesse qui le submergeait d'émotions.
Aux yeux de Koichi, Mia était le poème et le poète. Si mélancolique, si éploré, si romantique aussi, juste un humain que la vie a brisé et qui, en réaction, a brisé sa vie. 

-Et toi, Mia, à quel point te détestes-tu pour t'infliger tout le mal que tu te fais ?
Mia ne pouvait pas accepter cela. Il pouvait l'endurer venant de Hakuei, il pouvait l'endurer venant de Maya, venant de Teru, venant même de Masashi ou Asagi mais cela, venant de Koichi, il ne pouvait pas le supporter. L'on ne peut avoir l'indécence de pleurer le mal lorsque l'on s'est fait le suppôt de Satan.
-Comment peux-tu me dire ça, Koichi, toi qui prétends désapprouver Yoshiatsu mais le suis dans tout ce qu'il fait ?
-Tu ne comprends pas, Mia. Je désapprouve ses actes, je les honnis même ; mais lui, je ne peux le désavouer.
-Non, Koichi, je ne comprends pas. Qui comprendrait à ma place ? Toi qui sembles porter la violence en horreur, tu es l'ombre même de cette violence. Il y a entre tes propos et tes actes un fossé qu'aucune logique ne peut combler.
-En ce temps où tout le monde était contre moi, seul Yoshiatsu a été là pour m'aider. Maintenant que Yoshiatsu est seul contre le monde, alors je me dois d'être là pour lui.

Mia n'avait rien à dire à cela. Au final, même Koichi était juste un être humain comme les autres. A s'accrocher désespérément à des illusions comme l'on s'accroche au bord d'une falaise pour ne pas sombrer. Dans la lassitude d'un scénario qu'il voyait se répéter à l'infini, Mia a échappé un soupir aussi lourd que le poids dans sa poitrine.

-Alors, Koichi, tu es juste aussi stupide que moi.









(Seize mois plus tôt. Juillet)

-Jusqu'au dernier moment, j'ai bien cru qu'ils allaient nous évincer comme des malpropres, mais il faut croire que Mia a plus d'influence qu'il n'en a l'air.

Masahito était béat. Ses yeux s'émerveillaient, son grand sourire irradiait, son visage levé vers les nombreux lustres dont la lumière magnifiait les dorures sur les murs, faisait étinceler chandeliers, statues et argenteries. Chacune des salles de ce club arborait une décoration dont le luxe, s'il les intimidait au premier abord, ne les laissait ensuite détacher leurs regards captivés par ces fresques qui représentaient les plus beaux tableaux de l'art classique européen. Au milieu de la salle, des canapés de cuir et du carrelage immaculé, trônait une fontaine de marbre dont les angelots versaient de leurs amphores une eau cristalline. 

Au milieu de tout cet enchantement qui le submergeait, c'était aussi une profonde fierté qu'éprouvait alors Masahito qui éclata d'un rire euphorique.
-Si l'on m'avait dit que grâce à Mia, je passerais un anniversaire pareil, je n'y aurais jamais cru. 
Toya, bien trop occupé à regarder tout autour de lui, subjugué, ne parut pas même l'entendre, tandis que Yoshiatsu s'efforçait de garder une contenance, tout autant émerveillé qu'embarrassé par l'atmosphère luxueuse des lieux dans lesquels il se sentait un intrus.

Mais lorsqu'ils furent conduit à leur table par un charmant serveur en complet noir, lorsqu'enfin il s'installa au fond de l'un de ces moelleux canapés aux côtés de ses amis, il se sentit reprendre confiance tandis que Masahito contenait avec peine son excitation.
-Dire qu'à seize ans, Mia est déjà réputé au point qu'il peut faire venir qui il veut dans n'importe quelle franchise de son club à Tokyo, j'ai du mal à le croire.
-Et comment, renchérit Toya qui ne savait s'il devait être admiratif ou scandalisé. Bien que ce qu'il fait est totalement illégal pour un mineur, ajouta-t-il à voix basse, il n'en demeure pas moins qu'il est l'une des principales sources de revenus de son club. Lorsqu'il affirmait que donner son nom suffirait à nous faire entrer, j'étais dubitatif, mais à présent, je ne peux que m'incliner devant une telle popularité à un si jeune âge.
-Il n'empêche, se mêla Yoshiatsu d'un ton hésitant, que malgré la remise qui nous est offerte, ce genre d'endroits est honteusement cher.
-Que cela peut-il bien te faire, mon petit Yoshi, puisque c'est moi qui vous invite avec l'argent que mes parents m'ont offert pour mon anniversaire ?
-Ce n'est même pas encore ton anniversaire, bougonna Yoshiatsu, embarrassé.
-A deux ou trois semaines près, quelle importance ? Lorsque je leur ai dit que je voulais fêter l'obtention de mon scooter avec mes amis dans un endroit chic, ils m'ont donné l'argent en avance sans ciller.
-C'est donc à cela que ressemble une vie avec des parents riches, déclara Toya.
-Riches, et complaisants, ajouta Yoshiatsu non sans une certaine aigreur. Mes parents sont riches aussi, mais ils ne m'accorderaient jamais une telle somme. Surtout s'ils savaient ce qui allait en être fait…

-Le fait est que mes parents n'ont pas la moindre idée d'où l'on est.
Masahito a éclaté d'un rire victorieux qui marqua le début de la première soirée inoubliable de leur jeunesse.

Les bulles crépitaient, le liquide doré coulait à flots, le cristal tintait et les rires carillonnaient.
Celui de Toya, surtout, qui se confondait dans un rire inextinguible depuis plusieurs minutes, sous les effets de l'ivresse et des taquineries de Masahito dont la tendresse à l'égard de son ami s'exprimait de vives manières sous les yeux mi-amusés, mi-désabusés de Yoshiatsu.
-Mon petit Toya, tu es si mignon que je pourrais t'épouser sur-le-champ si tu le voulais bien.

Dans l'intimité de leur alcôve, dans l'étourdissement de l'alcool, la gêne et la pudeur n'avaient plus lieu d'être, du moins c'est ce que la scène laissait à penser de Maya qui s'était assis à califourchon sur les jambes de Toya qui, prisonnier de cette étreinte, riait toujours à gorge déployée, les yeux brillants et larmoyants sous les effets de l'ébriété et de l'hilarité, secouant la tête pour éviter les assauts passionnés de Masahito dont les lèvres goûtaient à la peau du jeune homme dans des élans de gourmandise irrépressibles.
-Arrête, riait Toya qui se tordait à la fois de rire et dans une tentative d'échapper à l'étreinte envahissante de son ami. Tu es complètement saoul, Masahito, arrête…
-Comment pourrais-je arrêter d'admirer et adorer une telle frimousse resplendissante de beauté et de candeur ? bougonna Maya dans une moue aussi attendrie qu'attendrissante. Tu es la définition même du mignon, Toya, et je pourrais me laisser fondre devant toi pour l'éternité.
-Masahito, ce n'est pas la première fois que tu m'embrasses dans un élan d'affection, mais je pense que tu vas trop loin… Nous sommes dans un lieu public et un serveur pourrait…
-Tu veux dire que si nous étions dans un lieu privé, tu me laisserais faire ? s'enquit Maya.
Les joues de Toya, déjà rosies par l'alcool, étaient devenues rubicondes de gêne.
-Non, Maya, ce n'est pas ce que je voulais dire… Je…
Il a lancé un regard brillant vers Yoshiatsu qui, depuis le début, observait la scène sans rien dire. S'il avait hésité durant tout ce temps à intervenir, cette fois le regard que lui adressa Toya ne pouvait que le faire réagir :
-Maya, laisse-le. Une telle attitude est inconvenante, quel que soit le lieu.
Il était là, assis à califourchon sur un Toya prisonnier et embarrassé, et Maya, droit comme un i, tourna vers Yoshiatsu une mine défaite et larmoyante.
-Mais Yoshiatsu, regarde-le, comme il est craquant.
-Maya, tu ne peux pas assaillir les gens sans leur accord, comme ça. Tu es un harceleur sexuel, ou quoi ?
-Yoshi, comment peux-tu dire une chose pareille ? gémit Masahito dans une moue chagrine. Il n'y a rien de sale là-dedans, juste une affection innocente et passionnée.
-Ton affection pourrait s'exprimer de façon moins virulente, si tu le permets, enchaîna Yoshiatsu avec agacement. Tu mets Toya mal à l'aise et si quelqu'un te voit, on risque de se faire virer du club. Calme-toi.

Masahito a obéi à contrecœur, a libéré Toya de son assaut dans une petite tape d'excuse sur le crâne du garçon et s'assit de nouveau entre les deux garçons.

-Si c'est parce que tu es jaloux, Yoshiatsu, tu peux me le dire. Après tout, je sais que Toya t'adore, bien qu'il soit trop pudique pour l'exprimer avec autant d'emphase que moi. Alors, si tu veux embrasser Toya, je ne dirai rien, tu sais.

Cette déclaration déballée avec le plus grand détachement eut l'effet d'une bombe sur les deux garçons qui se figèrent, paralysés par la stupeur et couverts d'embarras.
-Bordel, Maya, râla Yoshiatsu qui le fusillait du regard, comment peux-tu déballer des trucs pareils aussi simplement ? Tu n'as décidément aucune tenue.
-Quoi, encore ? bougonna le garçon. Je ne fais que dire ce que je pense, et je pense que tu aimes Toya, c'est tout. Quel mal y a-t-il à aimer quelqu'un ?
-Ce qu'il y a de mal, imbécile, c'est que tu ne sais rien de mes sentiments envers qui que ce soit et que je ne te permets pas de parler à ma place, car cela ne regarde que moi et que moi seul peux décider de ce que je dis ou non. Tu as complètement pourri l'ambiance, Toya est tout aussi embarrassé que moi, et tout cela parce que tu ne fais jamais rien que dire tout ce qui te passe par la tête sans même te demander s'il y a une part de vérité là-dedans.
-J'ai pourri l'ambiance ?! s'exclama Masahito, ulcéré. Bon sang, Yoshiatsu, tu es celui qui joue les rabat-joies en premier lieu, à me traiter comme un sombre pervers et à trouver à redire alors que nous ne faisions que rire en toute innocence !
<-Je dis ce que je pense, Maya, et voilà comment tu réagis. Je pense que tu n'es qu'un hystérique qui ne tient pas l'alcool et qui se croit autorisé, sous prétexte que l'on est amis, à dire tout et faire n'importe quoi, jusqu'à couvrir Toya de baisers sans te soucier de son consentement !
-Alors demande-le-lui, toi, son consentement, et on verra s'il accepte que tu l'embrasses !
-Tu le fais exprès ? Il n'a jamais été question de cela, Maya, je te parle de toi !
-Bordel, Yoshiatsu, je te demande juste si tu es amoureux de Toya alors, pour l'amour du ciel, ne peux-tu pas simplement répondre ?
-D'accord ; je ne fais que me fatiguer à essayer de raisonner un foutu cabochard.
Sur ces mots, Yoshiatsu s'est redressé si brusquement que son genou cogna la table avec violence, mais ignorant la douleur et les plaintes de ses amis, il s'est éloigné d'un pas chancelant. Il a laissé seuls un Toya qui ne savait plus où se mettre et un Masahito courroucé :-Ce type n'a vraiment aucun sens de la fête.
-Masahito, tu l'as mis vraiment mal à l'aise…
-Et alors ? se défendit-il avec colère. Yoshiatsu est amoureux de toi, Toya, ça crève les yeux depuis des lustres, et toi, tu ne vois rien. 

-Je ne crois pas que ce soit vrai, prononça le garçon d'une voix calme. D'ailleurs, là n'est pas la question, comme il a raison lorsqu'il dit qu'il ne tient qu'à lui et lui seul d'exprimer ses sentiments, si vraiment ils existent tels que tu le prétends.
-Il fait toujours le fier, mais Yoshi est d'une timidité incroyable ; si l'on devait attendre qu'il avoue quoi que ce soit, il mourrait de vieillesse en emportant ses sentiments dans sa tombe.
-Maya, calme-toi… Tu es juste complètement bourré, Maya.
-Dis, Toya, es-tu amoureux de Yoshiatsu ?
-Ce n'est pas le sujet…
-Lui et toi êtes d'une pudeur incorrigible, se désola Masahito.
-C'est plutôt toi qui es d'une extraversion débridée…
-Je voudrais seulement voir mes deux meilleurs amis être heureux ensemble.
-Je ne te comprends pas, Masahito. La dernière fois, au parc, tu m'as embrassé sur la bouche sans crier gare sous les yeux ahuris de Yoshi. Ce soir, tu me sautes dessus et me couvres d'embrassades comme un amant éperdu, encore devant lui. Si tu désirais tant nous voir ensemble, lui et moi, pourquoi agir comme un amoureux éperdu envers moi ?
-Je voulais simplement tester sa réaction.
-Tu es complètement tordu, Maya ! s'exclama Toya.

La colère du garçon, si inhabituelle, fit paniquer Masahito qui agita ses mains en signe de dénégation : -Ah, non, je veux dire… Bien sûr, je suis sincère lorsque je dis que je te trouve attendrissant, Toya. Tu es réellement adorable, et je ne fais pas semblant lorsque je m'extasie sur toi. Seulement, j'avoue que parfois, je me laisse volontairement aller dans le but de faire réagir Yoshiatsu, mais ce dernier reste froid comme un glaçon.
-Maya, même si ce que tu supposes était vrai, tu devrais juste le laisser gérer ses sentiments comme il en ressent le besoin, non ? Tu as beau être son meilleur ami, tu n'as pas à t'en mêler, moins encore de la façon dont tu le fais…
-Ah, tu as sans doute raison… S'il se met à penser que toi et moi sortons ensemble, il n'y a aucune chance qu'il avoue. Je dois avoir vraiment trop bu… Ou bien suis-je juste idiot ?
Toya a ri, mais ce rire qui, quelques minutes plus tôt, était si léger et cristallin, cette fois portait le poids d'un regret mystérieux. Les mains sagement posées sur ses genoux, les yeux rivés sur le carrelage scintillant, Toya a murmuré :
-Il ne va pas tarder à revenir… Ne t'inquiète pas, Maya. Il va revenir.



Mais Yoshiatsu ne revenait pas. Le serveur qui s'occupait d'eux depuis le début de la soirée, en revenant, avait été surpris de ne plus voir le jeune homme, et ses amis eurent grande gêne à improviser une explication quant à son absence. Toutefois, le plus inquiétant était que dix minutes, puis vingt, puis une demi-heure enfin étaient passées et que le garçon ne montrait plus signe de vie.
-Il ne répond toujours pas au téléphone, se désespéra Masahito qui tentait pour la dixième fois au moins. Il n'est pourtant pas éteint…
-Yoshiatsu est du genre à faire la tête, mais en sachant que l'on s'inquiète pour lui, il ne nous laisserait pas ainsi sans réponse, renchérit Toya. Crois-tu qu'il lui soit arrivé quelque chose ?
-Ne dis pas une chose pareille, le supplia le garçon dont les jambes remuaient nerveusement. Il était ivre en partant, s'il lui arrivait quoi que ce soit, je ne me le pardonnerais pas. Peut-être est-il trop gêné pour revenir ?
-Pour revenir, peut-être, mais nous envoyer un message ? Masahito, je suis désolé mais, nous devrions peut-être partir à sa recherche si jamais…
Les deux amis ont sursauté à l'unisson, comme une musique soudaine les interrompit, et c'est d'une main tremblante que Toya a décroché son téléphone, le cœur battant : -Yoshi… ? Yoshiatsu, c'est toi ?
Il a entendu une voix éloignée au bout du fil, puis le souffle haletant de Yoshiatsu.
Entendre cette respiration sifflante n'a fait qu'inquiéter plus encore son ami.
-Yoshiatsu, c'est toi ? suppliait-il, les larmes aux yeux.
-Bien sûr que c'est moi, idiot.
Son ton impatient et sarcastique a rassuré Toya qui laissa échapper un rire.
-Yoshiatsu, pourquoi ne nous as-tu pas répondu durant tout ce temps ? Tu étais en colère au point de nous laisser nous faire un sang d'encre pour toi ?
-Quoi ? Ah, je n'avais pas vu tous ces appels, je suis désolé… Je voulais juste vous prévenir que je suis actuellement à l'hôpital.
Toya s'est redressé d'un bond qui fit tressaillir Masahito et ce dernier, les yeux inquisiteurs, le cœur tambourinant, quémanda du regard une information qui tardait trop à venir.
-Yoshiatsu, que s'est-il passé ? Tu as eu un accident ? Yoshiatsu, réponds-moi !
-Ah, calme-toi, bon sang ! Moi, je vais à peu près bien… Si j'ai dû m'y rendre, c'est parce que -arrête de m'interrompre, pour l'amour du ciel !
-Mais je n'ai rien dit…
-Je ne parlais pas à toi. Oui, alors, j'ai dû amener quelqu'un à l'hôpital.
-Quoi ? Je ne comprends pas, Yoshiatsu, qui as-tu dû amener à l'hôpital ?
-Un garçon.
-Un garçon ? Qui est ce garçon, Yoshiatsu, est-il ton ami ?
-Je n'ai aucune idée de qui il est, moi . Il dit qu'il s'appelle Koichi.
Poussant un profond soupir pour se libérer de la pression qui le raidissait, Toya se laissa tomber sur le divan, avant de prononcer d'une voix posée :
-Explique-moi les choses clairement, Yoshi.
-Il ne cesse pas de me déconcentrer. Tu te souviens, quand je suis parti du club parce que Masahito était extrêmement irritant ?
-Je ne vois pas du tout de quoi tu parles.
-Eh bien, à ce moment-là, enchaîna-t-il sans relever le sarcasme, j'ai décidé de marcher un peu dans le quartier histoire de prendre l'air et de décuver un peu. C'est là que, dans un coin entre deux bâtiments, j'ai croisé un groupe de voyous en train de tabasser quelqu'un à terre. Je me suis approché et j'ai vu que c'était un de leur camarade, si j'en crois le fait qu'ils portaient tous le même uniforme. En clair, c'était un cas flagrant d'ijime, et tu me connais, Toya, quand je vois des ordures de ce genre, mon sang ne fait qu'un tour. Alors j'ai…







Yoshiatsu s'est approché un peu plus encore, fixant de ses yeux étrécis ce groupe tout de noir vêtu qui se découpait à peine dans les ténèbres de cette étroite venelle dont le seul éclairage venait des néons des magasins une dizaine de mètres plus loin.
Lorsqu'ils ont remarqué que quelqu'un s'avançait vers eux, ils se sont stoppés net. Mais si Yoshiatsu avait espéré que sa simple présence allait les faire fuir, ne lui furent adressés que des éclats de rire, comme l'un des adolescents encapuchonnés bouscula les deux autres pour venir faire face à Yoshiatsu, défiant.
-Tu es qui, toi ?
-Ben… Personne que tu connaisses, répondit le jeune homme que les relents d'alcool étourdissaient encore quelque peu.
L'autre a ricané, se retournant vers ses compagnons pour échanger un accord tacite, avant de reporter son regard sur Yoshiatsu. Mais il ne riait plus du tout.
-Tu fous quoi, fringué comme ça ? Tu travailles dans un host-club, ou quoi ?
-Dis pas n'importe quoi, Tetsu, tu vois pas qu'il a notre âge ?

-Quoi ? s'indigna l'individu avec mépris. Cette tapette a notre âge et se permet de venir nous faire la leçon ?
-Je n'ai absolument rien dit, contra Yoshiatsu.
-Ton regard parle pour toi. Baisse les yeux, je n'aime pas le ton sur lequel tu me parles.
-Je baisserais bien les yeux si j'étais à ta place, mais comme je suis à la mienne je n'ai aucune honte à avoir qui puisse justifier cela.
-Tu te crois malin, en fait.

L'autre l'a frappé d'un coup de poing en pleine face qui manqua de le faire tomber. Mais il sut reprendre l'équilibre juste à temps et c'est instantanément qu'il rendit le coup à son adversaire. Mais le sien avait été décuplé par la rage, et en face de lui le garçon s'étala à terre sous les regards médusés de ses amis.
Il a voulu se redresser mais le coup de talon de Yoshiatsu le rabattit au sol et c'est le menton haut, dégoulinant de sang, que Yoshiatsu s'avança vers les deux autres, prêt à en découdre. Était-ce les effets de l'alcool ou de la colère ? Un peu des deux probablement, mais peu importait à Yoshiatsu dont chaque muscle se contractait, la poitrine se gonflait, le regard se glaçait comme il se dirigeait vers eux avec assurance.
Le combat fut assez rapide. S'il avait reçu des coups, il ne les sentait pas, et les siens étaient d'une prestesse telle qu'ils compensaient l'inégalité du nombre, et en moins de temps qu'il ne l'aurait jamais cru s'il avait été sobre, Yoshiatsu avait mis hors d'état de nuire les deux voyous qui finirent par détaler dans un concert d'injures.
Avachi contre le mur, un corps tout de noir vêtu se confondait dans les ténèbres ambiantes face auquel Yoshiatsu s'accroupit. Malgré l'obscurité, la première chose qu'il vit à sa grande surprise était la couleur des cheveux du garçon. Des mèches roses encadraient son visage qu'il avait peine à maintenir levé tant la douleur dans sa nuque, comme sur tout le reste de son corps, était forte. C'est avec une profonde contrition que Yoshiatsu a plongé son regard dans les yeux bleus de l'autre. Un ciel bleu, mais qui n'avait pas de soleil.
-Je suis désolé que tu aies à subir ça. Ce genre de types pullule sur cette planète comme des fourmis sur un bonbon tombé par terre. Penses-tu pouvoir te relever ?
L'autre a articulé “oui” avec ses lèvres sans qu'un son ne sorte de sa bouche. D'un air entendu, Yoshiatsu a acquiescé et a tendu les bras vers le garçon qui prit appui sur lui pour se redresser, non sans une grimace de douleur. Yoshiatsu a délicatement attrapé son bras pour le mettre autour de ses épaules, et doucement ils ont commencé à marcher, l'un claudiquant, l'autre servant de béquille.
-Pourquoi ces types te font-ils ça ?
La question le mettait mal à l'aise, mais l'inconnu ne se sentait pas le coeur d'ignorer celui qui lui venait en aide alors, les yeux rivés sur le sol, l'air honteux, il a murmuré :
-Parce que je suis pauvre, je suppose…
-Quoi ?! s'est écrié Yoshiatsu avec une force dans la voix qui contrastait totalement avec celle du rescapé. Quelle bande de salauds, comment peut-on faire ça à quelqu'un pour une raison aussi stupide ? Je te jure que si je les revois, je ne serai pas aussi clément.
-Tu n'aurais pas dû faire ça…
-Pardon ?
-Tu n'aurais pas dû faire ça, a repris le garçon avec un peu plus d'énergie cette fois. Je suis désolé de te dire ça alors que tu as pris des risques pour moi, mais j'ai bien peur qu'à cause de cela, ils ne s'acharnent sur moi de plus belle au lycée…

Yoshiatsu s'est arrêté subitement, manquant faire tomber le garçon qu'il rattrapa à temps et ce dernier de fixer Yoshiatsu avec les yeux ronds, comme il semblait réfléchir avec une moue pensive. Une moue qui lui donnait l'air étrangement jeune, malgré son costume de soirée de luxe qui éveillait bien des questions dans la tête de son camarade.
-Eh bien, finit par déclarer Yoshiatsu avec aplomb, je vais te donner mon numéro de téléphone. Quant à toi, tu vas me donner les noms de ces petits merdeux. Mon père est député et ma mère est une proche du maire alors, ne te fais pas trop de soucis, parce qu'ils auront à s'en faire s'ils osent s'en prendre encore à toi.
L'adolescent a ri, mais c'était un rire sans force, qui semblait vouloir lui signifier son incrédulité quant à cette promesse, sinon même sa vanité. Mais il n'a rien dit, et tous deux de continuer à marcher jusqu'à ce qu'un taxi n'attire l'attention de Yoshiatsu qui s'empressa de lui faire signe.
-Ah, je ne peux pas, bafouilla le garçon, gêné. Je n'ai pas d'argent sur moi…
-Es-tu idiot, je vais payer, puisque je viens avec toi, rétorqua Yoshiatsu.
Et sans plus de cérémonie il poussa le garçon dans la voiture avant de le rejoindre. Une fois à l'intérieur, il put mieux voir le visage de son compagnon que les lumières du véhicule éclairaient, et s'il vit un charmant visage aux traits délicats et juvéniles, il a aussi vu des ecchymoses et du sang coagulé au coin de ses lèvres, ainsi que sur son front bosselé.
-Je ne comprends pas, balbutiait le garçon qui ne savait plus où se mettre face à ce regard qui le dévisageait. Pourquoi vouloir m'accompagner jusqu'à chez moi ?
-Qui a dit ça ? Bien sûr que l'on ne va pas chez toi, enfin, rétorqua Yoshiatsu. Monsieur, s'il vous plaît, rendez-vous à l'hôpital XXX.

Le garçon allait protester mais Yoshiatsu le fit taire d'un geste de la main avant qu'il n'ait pu dire un mot : -Ne t'inquiète pas, je sais ce que tu vas dire… Quel est ton nom, au fait ?
-Euh … Koichi ? Niyama Koichi.
-Eh bien, enchanté, Koichi. Moi, c'est Yoshiatsu. Sache simplement que si tu as peur de ne pas pouvoir payer les frais, je le ferai pour toi. Tu n'as pas à t'en faire, puisque ma tante est chirurgienne dans cet hôpital et j'y ai toujours été accueilli avec grands soins.
-Je t'en suis vraiment reconnaissant, mais tu n'as pas à faire tout cela… A vrai dire, cela m'embarrasse et je ne sais comment je pourrai te remercier…
-Mais enfin, tu n'as pas à me remercier.
-Pour quelle raison fais-tu tout cela alors que tu ne me connais même pas ?

Yoshiatsu a semblé réfléchir un moment, son regard se perdant à travers la vitre du taxi dans laquelle défilait le paysage de la ville nocturne. Dans ses yeux noirs se reflétaient les lueurs des néons omniprésents.
-Cette question n'a aucun sens.



Signaler ce texte