All the Parents who are gone -chapitre 12

Juliet

La haine est un relent de pourriture qui imprègne l'air, s'incruste dans les murs et les sols, empeste les endroits même les plus luxueux, altère les poumons et enfume les consciences. L'air le plus pur devient un gaz toxique que personne ne veut respirer, cherchant à tout prix à fuir les lieux, et pourtant la haine est là, confinée entre quatre murs, qui attend sagement là, sur sa chaise, que ne se montre à elle l'objet de toute son existence.
La haine a des cheveux blonds en pétard, des yeux couleur caramel, des lèvres parfumées à la fraise, et des vêtements noirs et rose fluo dont la largeur laisse voir une épaule dénudée. La haine n'a que dix-sept ans mais la force d'un titan, elle a un visage d'ange et le cœur d'un démon.

Lorsque la barrière de verre qui sépare leurs deux mondes laisse enfin apparaître l'image de cet homme vil et repoussant, la haine serre les dents pour ne pas montrer les crocs.
-Bonjour, Masahito.
-Oui, c'est ça. Bonjour. 

La haine a les mains reliées sur ses genoux mais invisiblement, ses ongles s'enfoncent en elles comme les serres qu'elle rêve de planter en une autre chair. La haine a son père en horreur, et c'est de là que vient l'odeur, cette odeur putride et si nauséabonde qui plane, et ce cœur aride dont les pires ondes émanent. Et si de ce huis clos malsain de la prison, la haine sait qu'elle pourra sortir, il y a d'autres murs qui la tiennent prisonnière, faisant d'elle une otage résignée ; le corps de Masahito dans lequel vit cette entité viciée et vicieuse, terreau de son épanouissement comme la haine est une fleur, une fleur du mal dont les épines sont si grandes qu'elles en cachent même les pétales.
-Tu ne me parles pas, Masahito ?
-J'y réfléchis, mais je ne trouve pas de quoi pourrais-je bien te parler, rétorque la haine.
-De ce que tu souhaites… Tout m'intéresse te concernant, Masahito. Tes journées à l'école, tes loisirs, tes amis…
-C'est vrai, mes amis. Voudrais-tu que je te présente mes amis, père ?
La haine crache ses mots comme du venin, parce que ses yeux foudroient du mépris. Si l'objet de la haine comprend ses insinuations insidieuses, il fait mine de les ignorer, préférant éloigner de l'esprit de la haine tout ce qui pourrait l'amener à exploser.
-Comment va ta mère, Masahito ?
-C'est vrai, ma mère, persifle la haine dont le visage, avec chacun de ses muscles contractés, est devenu si dur et figé. Que dire de ma mère ? Tant de choses et si peu à la fois. Il semblerait qu'elle ait peu à peu repris goût à la vie… Tu seras heureux d'apprendre que, bien qu'elle me le cache, tout laisse à croire qu'elle voit un homme. Est-ce que c'est officiel ? Je n'en sais rien, peut-être n'en sont-ils pas encore là. Je ne sais pas qui il est, mais peu importe, puisqu'elle a retrouvé des couleurs, puisqu'elle est de nouveau capable de sourire. Ma mère peut bien faire ce qu'elle veut, si ça la rend heureuse.
-J'ai l'impression qu'en disant cela, tu espères me blesser, mais que tu veuilles bien le croire ou non, je suis heureux pour ta mère.
-A vrai dire, je me fiche complètement de ce que tu peux penser ou ressentir. Si je te parle de maman, c'est tout simplement parce que, contrairement à toi, elle mérite que l'on parle d'elle. La voir refaire confiance à un homme provoque en moi des sentiments contradictoires ; je suis rassuré de la voir aller mieux, je suis admiratif de sa force de résilience et en même temps, je ne peux m'empêcher d'être inquiet. Et si il était comme toi ? Bien sûr, si l'on est sensé, l'on peut se dire qu'il faudrait avoir une malchance extrême pour tomber à nouveau sur quelqu'un comme toi.
-”Quelqu'un comme moi”, Masahito, cela englobe bien plus de choses que tu ne veux l'admettre.
-Pourquoi as-tu fait ça ?

La haine grince des dents. Son odeur ambiante dans l'air se concentre de plus en plus, devient presque une entité palpable qui obstrue les poumons, s'incruste par chaque pore, imprègne chaque cellule des corps. La haine est cet esprit omniprésent qui possède les lieux comme les hommes et qu'aucun exorcisme ne peut exiler.
En face d'elle, le père de la haine demeure sans réponse.

-Tu ne pouvais pas juste être un salaud comme tous les autres, hein ? Tu ne pouvais pas être comme tous ces hommes qui trompent leurs femmes en pensant que ce n'est pas grave, de piétiner leur amour, de nier leur dignité, parce qu'elles ne sont que des femmes, et que les hommes seront toujours des hommes, n'est-ce pas ? Tu ne pouvais pas juste être un salaud ordinaire que j'aurais détesté d'avoir agi sans autre considération que pour toi-même ; mais il a fallu que tu fasses ça ? Alors que tu t'es enfoncé si profondément dans la vase putride de l'ignominie, comment peux-tu croire que l'on pourra t'y repêcher un jour ?
-Masahito, je ne savais pas…
-Cela ne change rien ! 

La haine s'est dressée d'un bond. Elle s'est jetée sur la vitrine blindée qu'elle a martelée de ses coups de poings avant que le garde en uniforme ne vienne immobiliser ses gestes. Avec les bras du garde autour de son corps comme une camisole de force, la haine grognait, rageait, bavait cette soif de sang dont l'ardeur enflammait ses yeux.
-Je vais te tuer, papa ! Toi et lui, je vais tous vous tuer !
Mais avant que le père de la haine n'ait pu répondre, des renforts sont arrivés qui ont poussé la haine en dehors des murs de la prison ; et toujours incarcérée, pourtant, dans la geôle froide et pestilentielle de l'intérieur de Maya.









-Gavé par toute cette nourriture
qui n'a jamais apaisé ma faim,
Je n'ai jamais voulu qu'une seule chose ;
des chrysanthèmes ou voir la vie en rose.

Pourtant l'on m'a offert les fleurs du mal
cachées dans une boîte de Pandore,
et quand j'ai voulu me faire la malle,
le diable m'a fait croire qu'il m'adore.

Lavé de toute cette pourriture
qui m'a entraîné jusqu'à ma fin,
j'ai pensé que mes plaies étaient enfin closes,
tandis qu'en moi tout n'était plus que nécrose.

Et comment je fais pour vivre encore,
quand l'âme qui habitait mon corps
n'est rien qu'un relent de nostalgie,
enfumant l'air de ma névralgie ?

J'ai empêché des Dieux de me dicter ma conduite ;
mais j'ai laissé les hommes faire et j'ai pris la fuite.
A présent la solitude est un fardeau si lourd à porter,
que j'en ai pris l'habitude de me laisser déporter.

Que je vive et dérive est peut-être mon sort,
et qui m'aime me suive si j'ai cet honneur.
Je m'enivre pour me cacher que je suis mort,
et tant pis si je suis mon propre empoisonneur.

Hiroki n'avait pas prononcé un seul mot. Juste, il écoutait la verve de Terukichi se répandre d'entre ses lèvres avec attention, et parfois, il donnait l'impression de lire en lui, comme si, à travers les yeux du garçon, Hiroki pouvait lire en filigrane derrière le voile brumeux de son regard, les lignes du poème qu'il récitait alors. Est-ce qu'il le récitait vraiment, d'ailleurs ?
Non ; Terukichi n'avait pas appris ce poème, il le vivait et alors, c'est sa vie qu'il racontait en vers, comme la musicalité des mots les faisait venir à lui d'eux-mêmes, et que la plus pure spontanéité s'échappait de lui comme la prose, parfois, peinait à le faire. Là, Terukichi n'avait eu qu'à prendre les mots comme ils lui venaient sans avoir à les chercher, et tandis que Hiroki lisait en même temps dans ses yeux, la musique du coeur de Teru s'est mise à résonner en lui qui sentit les battements dans sa poitrine prendre la cadence de son éloquence.
Et Terukichi, une fois les lèvres closes, a baissé les yeux comme l'on baisse les rideaux sur une scène où il n'y a plus rien à voir, cachant alors les artistes à la vue d'un public avide, les protégeant dans l'intimité des coulisses, faite d'obscurité et de murs calfeutrés. Plus de projecteurs, plus de spectateurs, plus d'ovation ou d'admiration ; juste la solitude et sa sérénité silencieuse, juste la plénitude d'une félicité impérieuse.
Face à cette scène plongée dans l'obscurité, Hiroki se sentit tel le spectateur partagé entre admiration et déception, nostalgique déjà d'un spectacle qui vient juste de finir et dont les émotions qui le submergeaient débordaient jusqu'à ne plus savoir qu'en faire.
-Dans quoi t'enivres-tu, Terukichi ? “Je m'enivre pour me cacher que je suis mort, et tant pis si je suis mon propre empoisonneur.” Ces mots-là m'ont interpellé comme depuis toujours, tu ne m'as donné que l'impression d'attendre le jour de ta mort avec inertie ; mais l'ivresse n'est pas l'inertie, Terukichi, comme elle est une tentative d'échapper à une réalité trop laide pour la regarder en face. Cependant, j'ai beau y réfléchir, je n'arrive pas à savoir ce qui, dans ce monde où tout ne t'inspire que vanité et lassitude, t'offre cette ivresse à laquelle tu sembles t'accrocher plus que tout. 

Teru relève les yeux. C'est timide, un peu à contrecœur même, mais il relève les yeux et Hiroki a l'espoir de voir se rouvrir le rideau trop tôt tombé.
-Un peu tout, et rien, je suppose.
Si Hiroki a ri, c'est parce que l'amusait au fond de lui cette singularité qu'avait toujours eue Terukichi de prononcer des phrases dont il oubliait qu'elles n'avaient de sens que pour lui. La mine déconfite du garçon l'a incité à reprendre une allure plus professionnelle, même si un sourire en coin s'accrochait à ses lèvres.
-Peux-tu m'en dire un peu plus, Teru ?
-Eh bien, je veux dire… Je suppose que je me raccroche à Dieu.
-Oh, souffla Hiroki face à cette réponse inattendue. Je ne savais pas que tu étais croyant, et m'étonne que tu n'en aies jamais parlé.
-Non, non… Il ne s'agit pas de religion. Ce que je veux dire, c'est que…
Cette fois, il cherchait les mots, promenant son regard tout autour de lui comme s'il s'attendait à les trouver cachés çà et là, mais c'est encore avec maladresse qu'il s'adressa à Hiroki :
-Dieu est pour la moi la définition de toutes les choses belles de ce monde. Toute chose belle en ce monde cache un Dieu. Un Dieu en lequel l'on peut croire, en lequel l'on peut espérer, que l'on peut même aimer, vénérer, et duquel l'on peut s'inspirer. Dieu est pour moi tout ce qui donne une raison d'être en ce monde, et ce qui donne une raison d'être, c'est la beauté. Oh, bien sûr, je ne parle pas de beauté extérieure, même si cette dernière a facilité à me fasciner… Je parle de la beauté intérieure qui, lorsqu'elle est présente, confère à tout être et toute chose une raison supplémentaire pour vivre.
-Pourtant, Terukichi, je croyais que rien n'était beau à tes yeux.
-Vous le croyiez ? Ah… J'ai dû inconsciemment vous amener à penser cela… La réalité, Hiroki, est que je vois en ce monde une multitude de beautés à aimer et si cette ivresse dont je vous parlais, celle qui me maintient en vie, est l'illusion de pouvoir un jour faire partie de cette beauté -et par cela j'entends que je veux être avec elle tout autant que je veux être “elle” -cette illusion bien souvent est sauvagement balayée par la conscience brutale et écrasante que jamais je ne pourrai accéder à cette beauté. Pour toujours, la beauté ne me sera qu'un rêve inaccessible que je suis condamné à admirer de loin, les bras désespérément tendus vers elle dans un désir fou de l'atteindre, un désir fou de l'étreindre.  

-Mais toute cette beauté, toutes ces beautés dont tu parles, Teru, que te fait-il affirmer que tu ne peux les côtoyer ni les devenir ? 


Parce qu'il n'en avait pas la force. Parce que cela lui semblait un calvaire incommensurable, une montagne enneigée à gravir à mains nues sans même une corde pour le retenir. Parce que c'était un autre monde dans une autre galaxie, parce qu'il ne leur ressemblait pas, il n'avait pas leur âme, et même tout le courage et la persistance du monde ne pourraient le faire arriver à la cheville de toutes ces formes de beautés, si variées et pourtant ne faisant qu'une. Parce qu'il n'avait ni talent, ni volonté, parce qu'il n'était qu'un grain de sable invisible face à tous ces diamants, bruts ou ciselés, mais tous resplendissants.
Parce que le rien ne peut pas faire face au tout.
Toutes ces pensées-là qui ont traversé l'esprit dévasté de Terukichi, il n'a pas pu les prononcer. Il savait déjà ce que Hiroki dirait. Il savait aussi que ça n'aurait d'autre effet, au lieu de l'encourager, que de l'enfoncer plus encore dans le dégoût de lui-même.
-Tu n'as pas à essayer de l'acquérir, ni à essayer de la conquérir, Terukichi, comme cette beauté, tu l'as et tu l'es.
Voilà. Hiroki était tellement prévisible, et si Terukichi a eu envie de pleurer, il n'a réussi qu'à éclater de rire.







-Là, je ne sais plus si je suis au lycée ou dans un asile de fous.
Masahito se cognait le front contre son bureau d'exaspération. Il ne savait que faire de cette montée d'émotions en lui et, pour ne pas se laisser aller à des pulsions qu'il aurait regrettées, il a préféré décharger sur lui-même cette rage bouillonnante en lui. Mais s'il était complètement perdu, alors il n'était pas le seul ; deux rangées derrière lui, Yoshiatsu avait pris le teint livide et le regard assoiffé de sang d'un vampire que seule une volonté phénoménale retenait d'attaquer.
A côté de Maya encore trop occupé à se flageller, Terukichi, le coude appuyé sur son bureau, le menton appuyé sur sa main qui recouvrait sa bouche, regardait mollement derrière Masahito. Car c'est bien juste derrière lui que se déroulait la scène qui mettait les deux antagonistes dans cet état, comme, tranquillement installé à son bureau, Mia avait été pris d'assaut par Koichi qui,de derrière, avait enroulé ses bras autour de la poitrine du jeune homme pour poser sa tête sur son crâne dans une moue cajoleuse.
-Mia, mon cher Mia, je suis si heureux de te voir de retour parmi nous.

Ca avait fait se retourner toutes les têtes, se relever tous les regards somnolents, comme la scène de ces deux univers qui semblaient ne jamais pouvoir se rencontrer sans heurts apparaissait comme une anomalie, même aux yeux des élèves les plus indifférents. Les longs cheveux roses de Koichi tombaient sur l'auréole platine des cheveux de Mia, comme ce dernier renversait la tête en arrière pour dévisager la figure à l'envers du garçon qui le dominait. Mia a éclaté d'un rire empli de joie comme les yeux tendres de Koichi le couvaient de leur chaleur humaine.
-Koichi, n'exagère pas, tu m'as encore vu pas plus tard qu'hier.
-Mais hier, tu étais encore à l'hôpital, bougonna le garçon, et aujourd'hui, tu es avec nous dans cette classe. Les heures de cours sans voir ta tête de Petit Prince m'ont semblé des années.
-Je rêve ou il a appelé Mia “Petit Prince” ? se redressa vivement Maya, le front cabossé.
-J'appelle Mia comme je le souhaite s'il ne trouve rien à y redire, rétorqua Koichi dans une grimace à l'attention de Masahito. Cela ne te dérange pas, dis, Mia ?
-Je t'ai déjà dit que non, mon très cher Koichi. Sache que si les heures de cours t'ont semblé des années, alors ces deux semaines à l'hôpital m'ont semblé des décennies. Si tu n'étais pas venu me voir quasiment chaque jour, j'aurais dépéri d'ennui.
-Parce que Terukichi et moi ne sommes pas venus te voir, peut-être ? se scandalisa Maya.
-Bien sûr que si, minauda Mia qui posa ses mains sur celles toujours agrippées autour de sa poitrine de Koichi, comme dans la recherche d'une protection. Et j'étais infiniment heureux de vous voir, toi et Teru ; mais je dois dire que Koichi passait tous les soirs et a fait preuve envers moi d'un soin et d'une attention sans pareils.
-Pourquoi ce sale gosse est-il venu te voir, pour commencer ?
C'est Masahito qui avait posé la question, mais elle tourmentait tout autant l'esprit de Yoshiatsu qui se raidit sur sa chaise, dans l'attente d'une réponse qu'il craignait.
-Parce que cela m'était interdit ? le défia Koichi. Figure-toi que je m'inquiétais pour ton ami et si, la première fois, je suis venu uniquement m'enquérir de son état, il se trouve qu'au fil des discussions nous nous sommes découverts une affinité inattendue.
-Une “affinité”... répéta Masahito qui hésitait entre rire ou hurler. C'est drôle, Koichi, puisqu'il me semble que tu as aussi des “affinités” avec la personne même qui a failli tuer Mia. Tu ne m'en voudras pas de penser que ton comportement est contradictoire.
-Oh, Masahito, je t'en prie. Tout de suite les grands mots… Je n'ai pas “failli tuer” Mia, imbécile ; soit j'ai l'intention de le tuer et je le fais, soit je n'en ai aucunement l'intention et je ne le fais pas. Crois-moi que si j'avais vraiment voulu le tuer, ton petit Mia serait déjà en train de pourrir six pieds sous terre à l'heure qu'il est, et son corps défraîchi n'attirerait plus aucun homme. Quoiqu'il existe des nécrophiles…
-D'accord, Yoshiatsu ; il fallait le dire plus tôt si tu voulais que je te tue.
Masahito s'était relevé dans une telle brusquerie qu'il en renversa son bureau, et il était déjà arrivé à grandes enjambées auprès de Yoshiatsu lorsqu'une voix caverneuse plongea la classe dans une atmosphère de plomb :
-Oh, non, Masahito. Je ne ferais pas cela, si j'étais toi.

C'était un mètre quatre-vingt-trois de jeunesse et d'impétuosité contre un mètre-quatre-vingt-cinq de force et de maturité. Figé raide à côté d'un Yoshiatsu avachi et ricaneur, le poing serré, Maya a fixé avec stupeur Masashi, devant le tableau, qui lui rendait un regard d'une profondeur transperçante. Noirs étaient les yeux de Masashi, noire était sa chevelure d'encre, noir était son costume guindé, noires étaient ses bottes de cuir.
Noire était la colère qui émanait de lui par chaque pore de sa peau.
Debout devant eux, le dos raide et les bras croisés, Masashi était une muraille humaine contre laquelle l'on avait bien trop peur de prendre le risque de s'attaquer. Une forteresse intombable contre laquelle l'on était certain de s'écraser ; voilà ce dont avait l'air Masashi lorsqu'il se tenait immobile pour vous fixer de son regard qui vous changeait en pierre. Et pourtant, Masahito aurait voulu protester. La rage le tenaillait, la révolte le faisait trembler, et le désir de cogner de toutes ses forces cet homme qui le dominait de sa prestance faisait battre son coeur et pulser ses veines, mais bientôt, vaincu par cette supériorité écrasante, la jeunesse dut déclarer forfait devant la sagesse et alors, Masahito retourna à sa place, amer.




-Mia, toi, tu restes ici, je te prie.
Le garçon s'est retourné. Ses sourcils arqués entre lesquels des rides se creusaient, son regard brillant, sa moue chagrine, tout cela a semblé supplier Masashi de lui épargner ce calvaire, mais l'homme demeura de marbre qui fit signe au garçon de s'approcher. Alors, résigné, le garçon a laissé tomber le sac à dos qu'il venait d'enfiler à son épaule et s'est approché du bureau de Masashi non sans laisser échapper un soupir. Derrière lui les élèves passaient librement, certains non sans lui adresser une remarque moqueuse, et lorsqu'enfin tous les élèves furent partis, Mia, tête baissée, leva les yeux sur son professeur.
-Qu'allez-vous encore me reprocher, cette fois ? Je ne me suis pas endormi en cours aujourd'hui, et quant à ce qui s'est passé entre Maya et Yoshi, je n'y suis pour rien…
-Mia, voyons, je n'allais te faire aucun reproche.
Il a dit cela d'un ton d'évidence, alors même que le sermonner était toujours la raison pour laquelle il le faisait venir à lui. De plus, son air glacial n'inspirait aucune confiance à Mia qui demeura silencieux, attendant la déclaration de Masashi comme il attendrait sa sentence.
-Eh bien, je voulais simplement m'enquérir de comment tu allais.
Mia a eu ce réflexe, un réflexe drôle et émouvant à la fois, de regarder derrière lui, comme si avait pu se trouver là une personne à qui ces paroles auraient pu être adressées. Mais bien sûr, il n'y avait plus que tous les deux dans la salle de classe, aussi, c'est déconcerté que Mia a reporté son attention sur Masashi.
-Je vais bien, Monsieur Miwa.
-J'espère que tu n'envisages pas une carrière d'acteur, parce que c'est mal parti. 
Mia ne savait trop comment réagir face à ce qu'il ignorait être une critique ou une plaisanterie, alors il s'est contenté de hocher la tête avec contrition.
-Je m'inquiète sincèrement pour toi, Mia. Tu as peut-être du mal à me croire, ajouta-t-il en voyant l'air dubitatif que l'adolescent ne put cacher, mais je tiens à mes élèves. Voir Yoshiatsu continuer à venir ici comme si de rien n'était me rend malade, malgré tout je suis son professeur et mon devoir est de lui enseigner comme à n'importe qui d'autre. Néanmoins, ton cas me préoccupe, aussi je voulais savoir si tes parents avaient pu se libérer pour être présents à tes côtés ? Au moins l'un d'entre eux ?
Mia a dénié de la tête, ce qui fit s'abattre sur Masashi une lourde lassitude qui lui enfonça les épaules. Ces épaules si larges et robustes sur lesquelles Mia essayait d'imaginer ce que cela pourrait bien faire, d'y reposer sa joue un moment.
-C'est peut-être déplacé de dire cela… Mais ne peuvent-ils pas faire en sorte de t'aider ? Tu es tout de même leur fils, et ce que Yoshiatsu t'a fait subir est plus grave que jamais. Ne se soucient-ils donc pas de ton bien-être ?
-Monsieur Miwa, vraiment, je vais bien…
Mia passait sa paume moite sur sa nuque, nerveux. Il ne soutenait plus le regard de l'homme ; s'il avait pu supporter son inquisition, il ne pouvait supporter sa déréliction. Parce que contre toute attente, c'est bien ce qu'il a vu dans son regard, cette impuissance mêlée de chagrin que Mia se sentait honteux de lui inspirer.

-Tu as besoin d'une présence, Mia. Il est inconcevable que tu rentres chez toi seul, après les cours, avec tout ce que tu as subi. Les dommages physiques et psychiques que Yoshiatsu t'a causés nécessitent des soins et une attention constants. Si même tes propres parents ne peuvent pas répondre à ce devoir, alors, qui va le faire ?
-Monsieur Miwa, vous dramatisez la chose. J'ai des amis pour moi.
-Des amis que je respecte, Mia, mais qui n'ont rien pu faire contre la violence acharnée de Yoshiatsu, et qui ne sont pas auprès de toi continuellement.
-Pensez-vous vraiment que eux, tout comme moi, avons que ça à faire de nous côtoyer vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? s'impatienta le garçon. Ah, vraiment, Monsieur Miwa, vous me paraissez bien oublieux ; vous savez pourtant ce que je fais de mes heures libres.

Bien sûr, Masashi le savait, et contrairement à ce que semblait penser Mia, il était à mille lieues de l'avoir oublié ; il avait seulement espéré que ces conditions particulières n'aient, du moins momentanément, changé les habitudes de son élève.
-Je trouve que tu en parles avec beaucoup de décontraction, Mia, lorsque l'on sait que dans n'importe quel autre lycée, tu aurais été viré pour avoir de telles activités.
-Je suis bien d'accord, mais je n'y peux rien si ce lycée ne m'a toujours pas viré.
-Oui… Eh bien, tu poseras la question à Asagi, puisqu'il s'agit de sa responsabilité. Bien, pour en revenir à notre sujet, ne pourrais-tu pas, par exemple, dormir chez Terukichi ?
-Pourquoi cela, Monsieur Miwa, puisque je dors avec plein d'autres personnes ?

Puisque la conversation l'embarrassait, alors Mia avait décidé de jouer à fond la carte de l'embarras ; et s'il prenait un malin plaisir à cette provocation, c'est parce qu'il voyait le visage de Masashi pâlir au fur et à mesure, tandis que ses traits demeuraient figés dans une même expression de solennité. Et par-devers lui, Mia a senti que son cœur s'attendrissait à la vue de cet homme qui faisait tout ce qu'il pouvait pour ne rien laisser paraître, en vain. Et s'il s'en est un peu voulu de troubler son professeur qui n'avait rien fait, si ce n'était se soucier sincèrement de son bien-être, un tête-à-tête avec lui sur la façon dont se déroulait son quotidien était la dernière chose qu'il avait envie de subir.
-Tachibana Mia, puisque je vois que tu ne sembles pas disposé à parler, je vais être direct avec toi. J'avais l'intention de…
Trois coups puissants ont tambouriné contre la porte et, interrompu dans ses paroles, Masashi prononça, résigné : -Entrez.
La porte s'ouvrit à travers laquelle apparut Koichi qui, trépignant dans une moue bougonne, se mit à geindre : -Monsieur Miwa, je suis sûr que votre entretien avec Mia était très important, mais je l'attends depuis tout à l'heure et moi, je suis pressé.
-Comment ça, tu l'attends ? fit-il, interdit.
-Ben, comme l'on ne peut pas faire confiance à ce sournois de Yoshiatsu, à partir d'aujourd'hui, je m'assure que Mia ne rentre pas seul, pardi.
Mia a lancé un regard interrogateur à Koichi qui l'a ignoré comme il présentait son plus beau sourire à son professeur. Ce dernier s'est renfoncé dans sa chaise dans un long soupir.
-Eh bien, vous pouvez y aller, tous les deux.
Après un salut à son professeur, Mia a sautillé jusqu'à Koichi qui lui tendait la main.






-Tu pensais vraiment que j'allais avaler tes bobards ?
La chaleur d'un café, la froideur de Yoshiatsu. Le moelleux des sièges de velours, la dureté de son regard. La luminosité éclatante des lustres, les ténèbres de son âme. Koichi voyait et sentait tout cela à la fois et, tiraillé entre les deux faces opposées d'un même univers, il se sentait vaciller entre admiration de ce qui l'entourait, et dégoût de ce qui lui faisait face. Il avait peine à se l'avouer, mais là était la vérité pourtant ; pour la première fois, Yoshiatsu inspirait à Koichi un dégoût qui lui donnait la nausée.
-Jouer les meilleurs amis avec Mia te rend ridicule au plus haut point ; suis-je donc le seul à m'être rendu compte que ce n'était là qu'une piètre comédie ? Bordel, Koichi, te rabaisser à sauter au cou de ce chien dans le but évident que je ne m'en prenne pas à lui, cela te fait ressembler à la catin de Mia.
-C'est un peu ce que l'on a toujours pensé de moi avec toi, souffla Koichi.
Ses doigts gelés collés à la tasse encore fumante, Koichi fixait ce café qu'il avait désiré bien plus pour la chaleur qu'il lui apporterait que pour son goût. Non pas qu'il n'aimait pas le café, mais à vrai dire, ce jour-là Koichi n'avait goût à rien. La vue de Yoshiatsu lui tordait les entrailles et plombait son appétit.
-Peut-être, lâcha Yoshiatsu, mais moi, je ne suis pas une putain. Quant à toi avec Mia, tu as l'air de la putain d'une autre putain. C'est pathétique.
-Puisque c'est ainsi que tu vois les choses, Yoshiatsu, pourquoi n'as-tu pas réagi en cours lorsque tu nous as vus ensemble, lui et moi ?
-Mon petit Koichi, parce que je lis en toi comme dans un livre ouvert, et que ta tentative de m'amadouer par le jeu des sentiments m'a presque attendri, vois-tu. Tu n'as agi qu'en partant d'une bonne intention, et pour cela, je ne peux même pas te le reprocher. 

-Alors, Yoshiatsu, laisse-moi simplement être avec Mia.
-Je ne t'en empêcherai pas si c'est que tu souhaites, assura Yoshiatsu.
Il a redressé le buste, croisé ses bras sur la poitrine et s'est enfoncé dans son siège comme il dévisageait Koichi d'un air altier.
-Cependant, n'imagine pas un instant que ta comédie m'empêchera de faire ce que je veux.
-Pense ce que tu veux, Yoshiatsu ; mais aussi incroyable que cela ne devrait pas te paraître, le fait est que j'aime sincèrement Mia. Ne me regarde pas comme ça ; tu as beau entretenir à son égard une haine irrationnelle, je n'ai jamais éprouvé rien de tout cela. Mia est une personne attachante et douée d'un cœur que bien peu peuvent se targuer d'avoir.
-Il n'y a rien d'irrationnel dans la haine que j'ai envers Mia.
-Alors, explique-moi, Yoshiatsu. Explique-moi parce que je n'ai jamais réussi à comprendre, et si tu me le disais, peut-être que je pourrai te trouver un semblant d'excuse.
-Cela ne te regarde en rien, Koichi.
-Excuse-moi, a rétorqué Koichi d'un ton sec, mais depuis ce jour où tu t'es mêlé de ma vie sans que je ne t'aie rien demandé, ta vie me regarde en retour.
-Peut-être aurais-je alors mieux fait de ne jamais me mêler de la tienne.
-C'est ce que je pense depuis quelques temps, en effet.

Sous la gorge tendue de Yoshiatsu, sa pomme d'Adam a fait un aller-retour nerveux. Les traits crispés, le regard fixe, et ses mèches noires qui tombaient sur son visage comme des filets d'encre de Chine sur une toile si blanche, cela conférait à Yoshiatsu un air surréel. Pendant un instant, Koichi s'est demandé s'il n'avait pas une poupée en face de lui.

-Ecoute, espèce d'impertinent. Tu peux te coller à lui autant que tu le souhaites, tu peux le baiser même si c'est ce que tu veux, ça ne changera rien pour moi.
-Je tiens sincèrement à Mia, Yoshiatsu. Si tu lui fais du mal, c'est à moi que tu en feras.
-Alors, tu as délibérément choisi de souffrir.

Yoshiatsu s'est relevé d'un bond, renversant au passage son fauteuil qui tomba dans un bruit qui attira tous les regards sur lui. Indifférent, il a plongé une main dans sa poche pour en sortir un billet qu'il plaqua sur la table et, sans rien dire, a tourné les talons. C'est bien malgré lui que la voix de Koichi le fit se stopper net.

-Tu ne te sens pas seul, Yoshiatsu ? De vivre au milieu des humains en étant un démon.
Il est resté comme ça, immobile, de dos, rendant invisibles à Koichi toutes les pensées qui auraient pu transparaître sur son visage à ce moment-là. Mais ce moment qui lui sembla une éternité ne dura que trois secondes, et lorsqu'enfin, Yoshiatsu s'en est allé d'un pas raide, Koichi a senti sur ses doigts les brûlures causées par la tasse encore fumante.







(Quinze mois plus tôt. Août)


-Masahito, regarde. Je crois que c'est lui.
Dans la cour de l'établissement, une silhouette détonnait au milieu de la foule dispersée aux uniformes bleu marine. Adossé contre le mur blanc du bâtiment, affairé à tresser une mèche blonde qui tombait devant ses yeux, Masahito n'a pas réagi à la voix de Toya. C'est lorsqu'il reçut un léger coup de coude dans les côtes qu'il toisa le garçon du haut de ce qui était alors son mètre quatre-vingt-un.
-Tu as un problème, petit mioche ?
-Oui, rétorqua Toya, tu es moche. Mais ce n'est pas pour ça que j'attirais ton attention. Regarde, je pense qu'il s'agit de lui, là-bas.
Il a fait un signe du menton en direction de l'autre bout de la cour, près de l'entrée de l'école où se tenait une silhouette surplombée d'une chevelure rose. La silhouette demeurait immobile, la tête baissée, maintenant fermement son sac dans ses deux mains tandis que ses jambes remuaient nerveusement. Il semblait attendre quelque chose, ou plutôt quelqu'un, et les deux amis n'eurent aucun mal à deviner qui.
-Un garçon aux cheveux roses que l'on n'avait jamais vu auparavant… C'est forcément lui. Il doit être en train d'attendre Yoshiatsu.
-Ah, ce type ne peut pas s'empêcher d'être en retard, se désola Maya, y compris le jour où son petit protégé fait son entrée dans notre lycée, et ce, quatre mois après la rentrée.
-Et si nous allions le voir, en lui disant que nous sommes les amis de Yoshiatsu ?
-Oh… Eh bien, tu n'as qu'à y aller, toi.
-Vraiment, Maya… Quel est l'intérêt d'être géant si c'est pour être intimidé par tout le monde ?
-Je ne suis pas intimidé, se défendit le garçon avec véhémence, mais je ne sais pas comment aborder les inconnus, et je…
Mais Toya ne l'écoutait plus qui s'était déjà éloigné en direction de la silhouette sous les yeux vexés de Masahito.

Il est revenu pas même deux minutes plus tard, accompagné de ce garçon dont les cheveux roses encadraient joliment son visage de poupée dont les grands yeux bleus fascinèrent Maya qui ne dit rien, sur le coup.
-Ce sont des lentilles, a déclaré le nouveau venu avec naturel comme il avait remarqué les yeux ronds de Maya rivés sur les siens.
-Je me doute bien, renchérit ce dernier, embarrassé. Yoshiatsu aussi porte ce genre de lentilles. On peut dire que vous vous êtes bien trouvés.
-Eh bien, pour tout te dire, c'est Yoshiatsu qui m'a trouvé…
Koichi a aussitôt semblé regretter avoir prononcé ces mots, comme dans un raclement de gorge gêné, il a tourné la tête, feignant observer la cour tout autour de lui. Il a eu un petit sursaut de surprise lorsqu'en la tournant à nouveau, il a vu cette grande main, virile mais délicate, la paume étendue juste sous ses yeux.
-Eh bien, je suis enchanté de te connaître, Koichi. Moi, c'est Masahito.
Un sourire lumineux de sincérité s'étira alors sur le visage du garçon qui, dans la plus grande joie, apposa sa main au creux de celle qui lui était chaleureusement offerte. Lorsque Maya a resserré doucement ses doigts autour de cette main délicate, il n'a pu s'empêcher de passer son autre main, dans un geste subreptice que Koichi et Toya eurent à peine le temps de voir, dans les cheveux roses du garçon.

Ce jour-là, Koichi était arrivé dans son nouveau lycée, le cœur lourd d'appréhension ; il en ressortait le cœur empli d'une joie légère. Yoshiatsu, en arrivant le matin avec son habituel retard, avait été ravi de voir ensemble ses amis de longue date et celui qu'ils appelaient son “protégé”, pour lequel il n'était d'ailleurs pas pour rien dans son transfert d'établissement. Ses parents étant d'importants donateurs du lycée, il avait réussi à faire en sorte que son camarade puisse venir y poursuivre sa scolarité, afin d'échapper aux vicissitudes et aux douloureux souvenirs que son ancien établissement lui infligeaient.
Toute la journée durant, ainsi, Yoshiatsu et ses deux amis avaient gravité autour de Koichi qui s'était senti intégré à cette classe aussi facilement qu'une fleur au milieu d'un champ paré de mille couleurs. Discutant de tout et de rien, se taquinant, riant dans toute l'insouciance de leur jeunesse, les trois garçons avaient, sans même le savoir, fait de cette journée un jour exceptionnel pour Koichi, qui sentait son coeur se gonfler de reconnaissance à l'égard de ceux qu'il admirait déjà avec profondeur.
-Nous devrions fêter l'arrivée de Koichi dans notre école.
Yoshiatsu avait déclaré ces mots tandis qu'ils venaient de franchir la sortie de l'établissement, et après s'être tous concertés du regard, ils opinèrent avec aplomb.
-A condition que l'on retourne dans un endroit ouvert aux mineurs, contesta Maya. Je ne veux pas finir ivre et indécent comme ce fut le cas la dernière fois.
-Je te signale que c'est toi qui as tenu à aller dans ce genre d'endroits en usant de l'influence de Mia, rétorqua Yoshiatsu dans une indignation surjouée. Monsieur boit sans connaître ses limites, se comporte comme un parfait goujat, et ose s'en plaindre par la suite.
-Je ne me plains pas, Yoshi ; je dis seulement qu'avec le recul, eh bien, si c'était à refaire, je ne le referais pas. La façon dont je me suis comporté était… Je préfère ne plus y penser.
-Eh bien, intervint timidement Toya, si tu n'avais pas été ivre, Masahito, alors Yoshiatsu n'aurait pas quitté les lieux, et n'aurait jamais rencontré Koichi. Alors, l'on peut dire pour cette fois, Maya, que ton ivresse a sauvé quelqu'un.
-Je ne comprends rien à ce que vous dites, se mêla Koichi, mais puisqu'apparemment, cela a permis ma rencontre avec Yoshiatsu, je suppose que je peux dire sans crainte que cela m'a porté chance.
A ces mots, Yoshiatsu s'est senti rougir qui dissimula son malaise en faisant semblant de fouiller dans son sac à dos, sous le regard lucide -mais attendri- de Toya.
-Si tu savais ce qu'avait fait Maya ce soir-là, s'amusa ce dernier à l'attention de Koichi.
-Il est vrai que je ne t'ai jamais narré dans le détail les conditions dans lesquelles j'en suis venu à te rencontrer, s'enthousiasma Yoshiatsu. Eh bien, tu le sauras bientôt.

Sur ce, le garçon de saisir le poignet de Koichi de sa main gauche, de saisir la main de Toya de sa main droite, et, faisant signe à Maya de les suivre dans un grand sourire, il s'éloigna.






Ils choisirent un élégant café à l'ambiance tamisée et capitonnée au fond duquel ils prirent place. En arrivant devant leur siège, Koichi avait attendu debout, en retrait, que ne s'asseye d'abord Masahito, puis Yoshiatsu, et quand Toya fit signe au garçon de s'installer, Koichi refusa poliment, incitant alors son camarade à s'asseoir aux côtés de Yoshiatsu avant d'enfin venir à son tour aux côtés de Toya.
Sur le coup, Toya n'avait pas compris. Yoshiatsu n'avait rien remarqué. Seul Masahito avait assisté à la scène, pensif. L'idée qu'il se fit de Koichi alors n'en fut que plus grande.


La soirée s'était déroulée dans une joie paisible et chaleureuse. Les heures s'étaient écoulées, les plats et les boissons s'étaient succédés, et si nulle goutte d'alcool n'avait joué de rôle là-dedans, il avait suffi de l'unité qui liait les amis et de cette confiance ingénue, insouciante, qu'ils avaient l'un pour l'autre pour échanger leurs pensées les plus profondes et partager les rires les plus joyeux.
C'était l'allégresse de la jeunesse et des espoirs qu'elle porte avec elle, la douceur incomparable de cette harmonie qui unissait leurs consciences, et la tendresse spontanée que chacun transmettait sans le savoir dans chaque geste, dans chaque sourire, chaque mot et chaque regard. Et si, bien sûr, cette affection était mutuelle entre chacun d'entre tous, Koichi n'avait pu que remarquer, au fil de la soirée, ce à quoi Masahito assistait déjà depuis longtemps ; l'attention particulière que Yoshiatsu portait à Toya et que ce dernier recevait avec gratitude.
Et si la scène faisait fondre son coeur d'attendrissement, elle troublait aussi Koichi qui, malgré lui, se demandait quelles pensées pouvaient bien traverser l'esprit de Yoshiatsu lorsqu'il regardait Toya avec ces yeux amoureux, quand ceux de l'objet de son admiration semblaient ne s'apercevoir de rien. Toya aimait-il Yoshiatsu ? Si l'inverse était évident, cela était en revanche difficile à déterminer. Peut-être Toya était-il trop modeste, peut-être était-il trop ingénu pour réaliser qu'autre chose que de l'amitié faisait battre le coeur de Yoshiatsu à ses côtés, mais quoi qu'il en soit, il recevait ses gestes d'affection avec joie mais pudeur, et lorsqu'à un moment donné, Yoshiatsu passa sa main dans les cheveux noirs de l'adolescent, ce dernier se laissa aller de délice jusqu'à poser sa joue sur son épaule.
A voir Toya ainsi, les yeux clos dans la plénitude de toute la confiance qu'il lui portait, Yoshiatsu, d'abord déstabilisé par ce geste que la pudeur habituelle de Toya rendait exceptionnel, ne put au final que s'émouvoir de ce visage d'ange tout contre lui reposé et alors, sans un mot, il a appuyé sa joue contre le crâne de l'ange, sous les yeux brillants de Koichi et Maya.




Lorsqu'ils sortirent enfin dans la nuit chaude et humide du mois d'août, un silence s'était emparé d'eux que la fatigue et le sentiment de paix avaient engendré. C'était un ange qui passa, suivi par tous les séraphins du ciel, comme ils marchaient d'un pas lent dans les rues de la ville qui ne dormaient jamais. Cela dura ainsi peut-être dix minutes, peut-être quinze, et aucun d'eux ne savait exactement quand Toya avait commencé à prendre la main de Yoshiatsu dans la sienne. Cela à vrai dire s'était fait si naturellement qu'il leur semblait que les choses avaient été toujours ainsi ; les doigts de Toya entrelacés avec ceux de Yoshiatsu tandis que tous deux marchaient côte à côte, dans leur bulle de silence qui les protégeait de l'agitation nocturne.

Si seulement le temps s'était arrêté alors.
Si seulement leurs pas les avaient guidés ailleurs, si seulement le hasard ne les avait pas heurtés de plein fouet alors, peut-être qu'aujourd'hui encore, les choses seraient les mêmes. Mais le temps continuait son cours sans regarder derrière lui, comme il n'avait ni souvenirs ni regrets, et le hasard faisait son œuvre sans même le savoir, et sans le savoir on le rencontrait au détour d'une rue.
Parfois le hasard était un ami, poli et avenant, qui égayait votre journée avant de partir continuer son chemin, parfois il était un inconnu dont les intentions pouvaient se révéler tantôt bienveillantes, tantôt sournoises. Et parfois, le hasard était cette personne que vous pensiez connaître mieux que quiconque et qui vous sautait dessus au détour d'une ruelle sombre pour vous attaquer.
Et si alors, la ruelle sombre était une large avenue débordante de lumières, c'est pourtant ce sentiment que Masahito eut alors lorsqu'il vit, ce soir-là, la personne en qui il avait si confiance, faire s'écrouler sa confiance dans un séisme destructeur.

Masahito n'avait pas crié, Masahito n'avait pas bougé. Juste, le temps pour lui semblait réellement s'être figé pour la première fois depuis l'éternité. Son corps ne réagissait plus, son esprit ne réalisait plus. Lorsqu'ils remarquèrent, quelques mètres plus loin, que leur ami ne les suivait plus, Yoshiatsu, Toya et Koichi se retournèrent d'un même mouvement. 

Masahito avait le visage de quelqu'un qui voit un fantôme- ou le visage de quelqu'un qui devient un fantôme ? Saisis de stupeur, Koichi, Yoshiatsu et Toya l'ont fixé quelques secondes, désorientés, avant d'orienter leurs regards dans la même direction que le sien.
Si Koichi ne comprit toujours pas ce qui avait bien pu pétrifier le jeune homme sur place, ses deux anciens amis, eux, comprirent aussitôt.
Yoshiatsu lâcha la main de Toya pour courir vers Masahito.
-Viens.

Il a passé son bras autour de ses épaules et, délicatement, a poussé dans la direction opposée le garçon trop choqué pour résister. Il s'est laissé transporter comme si son corps réagissait par simple automatisme. Ils furent aussitôt suivis de Toya qui enlaça son bras autour de celui de Masahito, incapable d'émettre un son d'entre ses lèvres tremblantes, et de Koichi qui se contentait d'aller là où ils allaient, dans la confusion la plus totale.
Mais la confusion de Koichi, qui était simplement celle de quelqu'un qui ne comprend pas, n'était rien comparée à celle de Masahito. Sa confusion à lui était celle de quelqu'un qui comprenait. Qui comprenait tout. Et lorsqu'enfin, sans se souvenir comment, ils se sont retrouvés dans une ruelle isolée, à l'abri de l'agitation et des regards, à l'abris des lumières et des hommes, Maya, que la force de ses amis ne sut retenir, s'est effondré au sol avant d'éclater en sanglots.

Sans s'expliquer, Masahito s'était profondément excusé auprès de Koichi, à qui il avait confié avoir besoin de rester seul avec Yoshiatsu et Toya. Cela n'avait pas le moins du monde vexé Koichi qui n'éprouvait que de l'inquiétude et de la tristesse vis-à-vis de son compagnon sans même savoir ce qu'il se passait, comme aucun d'eux n'avait pu -ou voulu- le lui expliquer. Alors, s'il le faisait avec regret et douleur, c'est dans le seul souci du bien-être de Maya que Koichi s'en retourna et rentra chez lui seul, laissant entre eux les trois amis que les années passées ensemble liaient plus que tout.

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