All the Parents who are gone -chapitre 15

Juliet


Il y a la police et ses sirènes, l'ambulance et ses alarmes, les hurlements et les sanglots, les menaces et les invectives, l'agitation et les bruit des semelles claquant sur le carrelage, le sang sur le sol, les blouses blanches et les uniformes bleus, Hiroki et Asagi sur le seuil qui regardent la scène, livides, la voix tonitruante de Masashi qui tempête, les cris étranglés de Terukichi qui supplie dans ses sanglots, et les hommes en bleu qui veulent le prendre, lui, et Terukichi se débat, Terukichi promet, Terukichi demande pardon, Terukichi supplie à genoux, mais ils sont trois autour de lui, trois hommes en uniformes bleus, qui le traînent au sol sans parvenir à le lever tant son désespoir décuple sa force, et les mains qui l'agrippent, qui lui paralysent les bras, qui lui enceignent le torse, et Terukichi est là, à moitié debout dans cette prison humaine qui l'enserre de toutes parts, et Terukichi hurle, c'est un déchirement strident, il hurle vers Hiroki qui le regarde, impuissant, et lui le supplie de son regard dégoulinant de larmes, Hiroki, ne les laisse pas me toucher, Hiroki, je t'en supplie, aide-moi, lâchez-moi, lâchez-moi bande de monstres, vous n'avez pas le droit, ôtez vos sales mains de moi, Hiroki, ne les laisse pas m'emmener.

Mais ces mains représentent l'ordre et continuent à l'entraver, ils sont tous les trois sur lui qui se débat en vain, qui se tord, ses bras et ses poignets font des torsions contre-nature comme s'il essayait de les briser, comme s'il était prêt à tout pour leur échapper, sa gorge est renversée en arrière dans un nouveau hurlement pétrifiant et alors, ça a été le déclic.
Mia a compris, lui qui était resté tétanisé à la vue de la violence, à la vue de Koichi à la nuque déchirée,  il se réveille d'un seul coup, éjecté hors de la torpeur par un éclair soudain et alors, Mia se précipite sur Terukichi, il fait fi des policiers, il fait de leurs protestations, leurs menaces et leurs ordres, Mia prend le visage de Terukichi entre ses mains et si le garçon se déchaîne, Mia tient bon, il le tient fermement et doucement, ses paumes chaudes collées contre les joues du garçon, Terukichi, regarde-moi, ne regarde que moi, je suis là, je suis là avec toi et pour toi, Terukichi, c'est moi, Mia, je suis de ton côté, Terukichi, je te protégerai, je te le promets, ils ne te feront rien, je te protégerai Terukichi, parce que tu es mon ami, parce que je t'aime, parce que je préfèrerais mourir que de te voir souffrir, Terukichi, calme-toi, même s'ils t'emmènent, je ne laisserai personne te faire du mal, regarde-moi, Terukichi, je ne t'en veux pas, et personne ne te touchera, Terukichi, tu m'entends ? Personne ne te touchera. Personne ne te touchera.

Petit à petit, le chaos grondant s'amenuise pour laisser place au silence, et tout autour des deux garçons, des dizaines de personnes, adultes, adolescents, policiers, ambulanciers, ont leur attention rivée sur la scène, muets.
Il est débraillé, Terukichi, il a sa chemise défaite, les cheveux emmêlés, le visage baigné de larmes et rougi, il tremble de tout son être, les bras tendus toujours prisonniers des emprises des agents et pourtant, il ne crie plus, il ne se débat plus, comme il fixe intensément Mia dont le visage, tout contre le sien, est une source pure de réconfort. Et les mains de Mia sur ses joues, elles communiquent dans tout son être leur chaleur qui dit “tu n'es pas seul”.
Mia pose doucement son front contre celui du garçon et leurs regards se fondent l'un dans l'autre, se parlant dans un langage qu'ils sont les seuls à comprendre.
Ils sont restés ainsi comme ça sans rien dire, immobiles, à se dévisager front contre front devant l'assistance atterrée, et ce n'est qu'après un moment qui avait suspendu le temps que Mia a reculé d'un pas et, sans cesser de fixer son ami, a déclaré comme s'il pensait tout haut : -Ca, c'est une douleur que peu de personnes peuvent comprendre.

Terukichi sut alors, à cet instant-là, que Mia avait tout compris.











-Je ne comprends pas que tu ne veuilles pas porter plainte. Ce type a voulu te tuer, tu dois porter plainte.
-Non, Yoshiatsu ; ce type a voulu te tuer, toi.
-Quelle différence cela fait, comme il est un criminel quoi qu'il arrive ? Je ne peux pas croire que tu prennes sa défense, Koichi, en ne faisant rien.

-Mais il te plaisait de penser que je prenais la tienne, Yoshiatsu, en ne faisant rien précisément lorsque le criminel était toi.
-Mais toi, Koichi, tu n'es pas comme moi.
-Ne me fais pas rire, Yoshiatsu. Toi non plus, tu n'es pas comme toi.
Il avait dit “ne me fais pas rire”, mais bien sûr, le rire était la dernière chose qui serait spontanément venue à Koichi. Sur son lit d'hôpital, le cou paralysé par les points de suture et la minerve qui l'entourait, Koichi fixait le plafond pour ne pas avoir à soutenir le regard de Yoshiatsu qui, debout auprès de son chevet, était une silhouette sombre et de mauvais augure, pareil à un chevalier de l'apocalypse.
-De toute façon, ce type ne remettra plus jamais les pieds dans cette école. Je ne le permettrai pas, je ne le permettrai jamais.
-Tu ne feras rien, Yoshiatsu, et tu laisseras Teru tranquille.
-Tu penses pouvoir me donner des ordres sous prétexte que tu t'es jeté devant moi comme un imbécile pour servir de bouclier ? Excuse-moi, Koichi, mais ton acte de bravoure n'était qu'un acte suicidaire, et je n'y vois, sinon de l'auto-destruction, alors de la pure stupidité.
-Je veux juste que tout cela s'arrête, Yoshiatsu.
La voix de Koichi n'avait plus été qu'un souffle sans force comprimé dans le passage de sa gorge serrée. Comme il a dégluti difficilement, il a fermé les yeux, las.
-J'aurais besoin d'un peu de sommeil.
-Alors, je vais te laisser, concéda le jeune homme à contrecœur.
-Non, tu ne comprends pas. Je crois qu'on en a tous besoin.

Koichi voulait une trêve. Il voulait un répit au milieu de cette guerre qui n'en finissait pas, qui semblait ne pouvoir jamais connaître de fin comme, après tout, elle n'avait jamais vraiment eu de début. Cette guerre semblait être sortie à un moment donné du néant, sans crier gare, pour troubler leurs vies que la jeunesse aurait voulu dorée.
-Quand Terukichi t'a envoyé à l'hôpital , quand il t'a fait cette cicatrice que tu garderas probablement à vie, Yoshiatsu, tu n'as pas porté plainte non plus. Tu ne t'es pas vengé.
-Koichi, il t'a… Peu importe qui était sa cible originale, il a planté une paire de ciseaux dans ta nuque, Koichi. A quelques millimètres près, tu étais mort.
-Ca te choque, toi qui as poignardé Mia à plusieurs reprises ?
-Je l'ai fait en évitant expressément ses points vitaux, se défendit bancalement le garçon.
-Oh, Seigneur, tais-toi, ce que tu dis ne te rend que plus monstrueux encore.
Il a senti les sanglots monter jusqu'à sa poitrine et, dans une contraction brusque, il les a entravés, posant ses mains sur ses yeux pour dissimuler la détresse qui débordait.
-Yoshiatsu, je n'arrive plus à savoir à qui tu veux du mal.
-A tout le monde, Koichi.
-Y compris à moi ?
-Même à toi, si cela devait s'avérer nécessaire pour arriver à mes fins.

Les fins de Yoshiatsu, Koichi n'était pas certain de les connaître ; moins certain encore de vouloir les connaître. Quelle fin, en premier lieu ? A quoi cela mettrait fin, au juste, lorsque Yoshiatsu aura accompli son objectif ? Et si par malheur, il venait à y parvenir, cette fin ne sera-t-elle pas juste le commencement d'un nouvel épisode de guerre, de douleur et de haine ? Cette douleur-là à laquelle il ne trouve aucun sens, Koichi n'en veut plus.
-J'espère seulement que “tes fins”, Yoshiatsu, ne seront pas “la” fin.
-Ce sera la fin de l'injustice et de l'impunité, Koichi. Mais je suppose que quelqu'un comme toi ne comprendrait pas, même si je le lui expliquais.
Si Yoshiatsu a le ton tranchant de la rancœur, Koichi a le goût amer du désespoir. Ses mains sont toujours plaquées sur ses yeux qui ne veulent plus voir.
-Lorsque tu m'as sauvé de mes tortionnaires, Yoshiatsu, je n'aurais jamais pensé un jour te voir devenir un bourreau toi-même.
-Je ne t'ai jamais fait la moindre promesse, Koichi, quant à ce que je deviendrais.
-Dis-moi, Yoshiatsu, depuis quand es-tu devenu ce démon ?
-Tu sais exactement depuis quand, imbécile.
-Non, Yoshiatsu. Ce qui est arrivé ce jour-là, c'est l'excuse que tu te donnes pour ne pas avoir à culpabiliser de faire du mal à ceux qui ne t'en ont jamais voulu et qui souffrent tout autant que toi.
Si Yoshiatsu ne lui offre que le silence pour toute réponse, Koichi peut sentir la tension planer dans l'atmosphère, resserrer peu à peu son étau autour de lui et dans ce lit d'hôpital, Koichi est piégé, entravé, incapable de fuir cette présence oppressante.
-Tu ne le méritais pas, Yoshiatsu. Personne ne méritait de vivre ce deuil mais en tuant tout ce qu'il y avait de beau en toi, tout ce qu'il y avait de beau entre vous, tu ne fais que créer un deuil de plus duquel il sera impossible de s'échapper.









Et finalement, il n'avait pas pu. Terukichi avait quinze ans, de l'amour plein le cœur, de la tendresse plein le corps, mais dans l'intimité des ténèbres, il voyait les ténèbres de l'intimité. Alors, ses sens s'étaient altérés, ses émotions dénaturées, et soudainement, les caresses étaient devenues pour lui des griffures, les baisers étaient devenus des morsures, cette peau sur la sienne était une camisole, ce corps sur le sien était une prison. Dans son lit, Terukichi ne se sentait plus qu'une proie piégée entre les serres acérées du prédateur.
-Jui, arrête.
Les mouvements sur lui se stoppent net, et dans l'obscurité, Teru qui a recouvert ses yeux de ses mains de honte sent pourtant si fort le regard de Jui transpercer les ténèbres pour le dévisager. Seulement, là où la conscience traumatisée du garçon imaginait à tort un regard empli de jugement et de colère, il n'y avait qu'une douceur inconditionnelle.
-Je suis désolé, Jui. J'ai cru que je pouvais pourtant, je n'y arrive pas.
Les sanglots dans la voix de Teru ont blessé le cœur de Jui qui a senti ce chagrin mêlé d'amour, si puissants, si percutants, le submerger de tout son être.
-Pourquoi être désolé, Terukichi ? murmure la voix contrite de Jui.
-Je te promets, Jui, je le voulais, je… Je t'aime, mais je n'y arrive pas.
Les mains de Jui, ces mêmes mains qu'il avait cru sentir se transformer en serres prédatrices, elles sont venues se poser sur les joues du garçon comme Jui posa délicatement son front sur celui de son amant.
-Ne t'excuse pas, Terukichi. Tu m'entends ? Terukichi, je t'aime. Ne me demande pas de te pardonner, ne crois pas que tu as quoi que ce soit à te faire pardonner, ne demande pas pardon d'être aimé de moi, car c'est ce que tu sembles faire en disant cela. Après toutes les fois où tu m'as aidé, toutes les fois où tu m'as consolé en me laissant me blottir dans tes bras, toutes ces fois où tu m'as retenu au moment où j'étais sur le point de tomber, où tu m'as soutenu quand j'allais m'écrouler, Terukichi, après toutes ces fois-là, tu avais malgré tout donc peur que je ne comprenne pas ?

Terukichi était incapable de répondre. Timidement, il a ôté ses mains de devant ses yeux pour observer, penché sur lui, le visage de Jui qui se détachait dans les ténèbres.
-Terukichi, je t'aime. C'est la seule chose en laquelle je crois en ce monde.








-Non, Terukichi. Non, cette fois, je ne peux pas accepter.

Il savait très bien que c'était perdu d'avance, qu'il n'aurait pas le coeur de lutter, mais il s'est senti obligé de déclarer cela pour la forme, pour donner l'impression d'être un adulte responsable que rien ne peut corrompre ni dévier de ses convictions, pas même un regard de chien battu oublié sous la pluie.
C'était vrai qu'il pleuvait, aussi le garçon, peu couvert à ce moment-là, les cheveux mouillés dont les mèches argentées se collaient à son visage, avait dû être surpris par l'averse soudaine. Et c'est ainsi, penaud, qu'il se présentait sur le seuil de la maison de Hiroki.
-Je ne peux pas accueillir un élève, un patient chez moi et surtout, je ne peux accueillir un mineur qui risque d'être condamné pour agression.
-Si je finis en prison pour mineurs, Hiroki, alors je veux pouvoir au moins profiter d'un dernier moment avec vous avant cela.

Et puisqu'il savait dès le début qu'il perdrait, alors autant prendre les devants en déclarant forfait ; c'est pourquoi, dans un soupir las, Hiroki s'est écarté du chemin. Dans un pâle sourire de remerciement, le garçon s'est avancé qui baissait la tête, intimidé comme un enfant qui vient d'être pris en flagrant délit de bêtise. Terukichi enleva ses chaussures et, sans même attendre d'y être invité, se dirigea vers le salon où il s'affala sur le canapé de cuir. Sans un mot, Hiroki s'est éloigné avant de revenir avec une serviette qu'il jeta mollement sur le crâne du garçon.
-Tu es un être humain ou une fontaine ? ironisa l'homme. Essuie-toi.
-Hiroki, me rendrez-vous visite lorsque je serai en prison, ou bien ce que j'ai fait me condamne à ne vous inspirer plus jamais que du mépris ?
-Dit le garçon qui est chez moi en ce moment-même, souffla Hiroki qui levait les yeux au ciel. Teru, je ne sais pas où va finir toute cette histoire, mais quoi qu'il arrive, j'espère au moins que tu apprendras de tes erreurs. Ce que je brûle de savoir est comment ont réagi tes parents lorsqu'ils ont su.
-Ils ont pleuré. Puis crié. Puis pleuré.
Terukichi marmonnait comme s'il était à bout de souffle. Ses mains frottant la serviette sur son crâne sans aucune énergie, il s'est immobilisé d'un coup et est resté ainsi, assis les bras ballants, le dos courbé, sa tête baissée cachée sous la serviette blanche.
-C'était un concert sans fin de cris et de pleurs.
-Je trouve que c'est une réaction plus que raisonnable, pour ne pas dire trop clémente.
-Au moins, maintenant ils regretteront d'avoir adopté un fils déjà adolescent.
-Tu dis “au moins” comme si ça avait été exactement l'effet que tu avais recherché, fit remarquer Hiroki, mal à l'aise.
-Non, bien sûr que non ; je n'aurais pas pu prévoir que Yoshiatsu me mettrait dans cet état. C'est juste que… il ne fallait pas qu'ils espèrent trop longtemps que je serai un jour un fils dont ils pourront être fiers, pas vrai ? Plus l'espoir est grand, plus l'on tombe de haut.
-Pourquoi parler ainsi d'un futur si sombre comme si cela t'était une fatalité, Terukichi ?
-Vous le saurez bien assez tôt, Hiroki.
Le ton sur lequel il avait prononcé ces mots était étrange. Troublant même, comme Hiroki se demandait comment interpréter ce ton qu'il n'avait jamais entendu jusqu'alors. Comme un mélange de regret, de menace et de tristesse. Tout cela à la fois qui émanait du garçon, le visage caché derrière les pans de sa serviette, et qui faisait hésiter Hiroki ; avait-il envie de fuir ou, au contraire, de venir réconforter l'adolescent en le prenant dans ses bras ?

-Terukichi, qu'était-ce, à ce moment-là ? Ces hurlements venant de toi qui déchiraient l'atmosphère, ces larmes de détresse, cet acharnement que tu avais à te débattre jusqu'à risquer d'y briser tes os, et la façon dont tu m'as supplié de venir à ton secours… Bien sûr, un adolescent que la police arrête, l'on s'attend à le voir paniquer, mais toi… Toi, tu étais comme un innocent que l'on amène injustement à l'échafaud.
-Ils n'auraient jamais dû agripper leurs mains pour m'immobiliser comme ils l'ont fait. Ils ne me laissaient aucune chance de fuite, Hiroki. Leurs mains ne me laissaient pas fuir.

    Bien sûr, si l'empêcher de fuir était à la fois leur but et leur rôle, comme Terukichi s'était fait une personne coupable de crime et constituant une menace, Hiroki s'est dit qu'il ne servait à rien de répondre à Teru une chose qu'il savait déjà. Quelque chose en lui murmurait à sa conscience que la peur d'être arrêté, ce n'était pas ce qui avait mis le garçon dans un état où sa vie même semblait en jeu.
Et Hiroki avait honte, si honte de n'avoir rien su faire à cet instant où Teru le suppliait, où son regard éperdu de détresse l'appelait à l'aide, lui la seule personne vers qui il s'était tourné, comme s'il était son seul recours, comme s'il était sa dernière chance. Une chance que Hiroki, dans sa stupeur, dans sa torpeur, dans sa lâcheté aussi peut-être, n'avait pas pu lui offrir.
-Comment a-t-il fait, dis ? Mia, alors que tu semblais sur le point de perdre la raison, alors que tu atteignais le point de rupture, comment a-t-il réussi à t'apaiser ?
La voix de Hiroki était comme un sanglot déguisé. Un sanglot honteux, apeuré, terrorisé même à l'idée de se montrer au grand jour tel qu'il était vraiment. Ce sanglot-là, Terukichi l'a perçu et senti jusqu'au plus profond de sa poitrine qui l'accueillit avec douleur.
-Pourquoi, alors que l'on se trouve face à quelqu'un qui ressent exactement les mêmes émotions que nous et nous comprend mieux que quiconque, l'on continue à se sentir aussi seuls ?

Terukichi avait parlé sans le regarder, et semblait penser à voix haute plutôt que de s'adresser à lui. Hiroki le savait ; dans ce crâne dissimulé sous le morceau de tissu blanc, les pensées avaient déjà disparu au loin, s'enfuyant dans un monde n'appartenant qu'à lui.
Et pourtant, ce monde-là, Hiroki a désiré en faire partie de tout son cœur.

-Peut-être que lorsque l'on voit chez l'autre notre propre souffrance, nos propres tourments, notre propre déréliction alors, l'on pense qu'il ne pourra pas nous sauver.
-Malgré tout, Hiroki, je crois que ceux qui ne savent pas se sauver eux-mêmes ont en eux ce pouvoir trop souvent inconscient de sauver les autres.
Pour la première fois depuis qu'il était arrivé, Terukichi a levé la tête pour regarder Hiroki en face. Et si c'était là un signe qu'enfin, il s'ouvrait à lui, Hiroki a vu dans les yeux de l'adolescent quelque chose qu'il aurait aimé ne pas voir.
-C'est exactement ainsi qu'est Mia. Alors qu'il voue sa vie à se détruire, à ce moment-là, sans même le savoir, il m'a sauvé.










-Toi, je t'interdis d'oser seulement t'approcher de ce garçon.
Asagi a fait ce que, de toute sa carrière, il n'aurait jamais pensé faire à l'un des élèves de son établissement ; alors qu'il venait à peine de franchir la porte, il a éjecté Terukichi d'un violent coup contre la poitrine qui le renvoya deux mètres plus loin. L'adolescent s'est retenu à temps de tomber à la renverse et, sans rien dire, s'est redressé.
Il a attendu sagement ainsi, au milieu du couloir d'hôpital, que l'homme à l'encadrement de la porte, ce barrage humain infranchissable, ne finisse par dire quelque chose. Et Asagi, dont les yeux noirs lançaient des éclairs, a ouvert la bouche mais au lieu de sa voix gutturale, c'est une voix légère et, à sa grande surprise, presque enjouée qui lui est parvenue depuis la chambre.
-Je n'ai pas eu le temps de voir de qui il s'agissait, mais si j'en juge par votre réaction, Monsieur le Directeur, je parierais sur Terukichi.
Asagi a tourné la tête vivement, faisant luire de reflets bleutés ses longs cheveux noirs dans lesquels Terukichi se surprit à vouloir passer sa main tant ils brillaient comme de la soie.  

-Tu as vu juste, Koichi, et je te promets que ce fou furieux ne s'approchera pas de toi.

-Mais, Monsieur le Directeur, vous ne pouvez rien dire si c'est moi qui demande à le voir.

Asagi s'est braqué, tout son corps tendu et les muscles saillants à travers son long pardessus noir qui le cintrait à la taille. S'il avait été le personnage d'un film, il ne faisait nul doute qu'Asagi eût été un vampire, et paradoxalement, penser ainsi a rassuré Terukichi qui se sentit soudainement plus détendu. Comme si un vampire ne pouvait qu'être moins dangereux qu'un directeur de lycée autoproclamé garde du corps.
-Tu n'y penses pas, Koichi ; tu veux laisser un psychopathe qui a planté des ciseaux dans ta nuque entrer dans ta chambre d'hôpital ?
-Eh bien, si je pars du principe que c'est Yoshiatsu qui était visé, et que je n'ai a priori aucune raison d'être sa cible, je dirais que je ne risque pas grand-chose, Monsieur.
Accolé contre le mur du couloir, Terukichi a adressé un sourire mal à l'aise à l'infirmière qui passait par-là, jetant un coup d'œil curieux à la scène.
De chaque côté de l'encadrement de la porte, les mains d'Asagi étaient plaquées avec détermination comme il bomba le torse.
-Koichi, ce garçon est capable du pire dans un coup de sang.
-Si vous avez si peur, Monsieur le Directeur, alors vous n'avez qu'à rester avec nous -si toutefois cela ne dérange pas Terukichi.
Asagi s'est tourné de nouveau vers Teru comme il le toisait avec défiance :
-Puisqu'il semble tenir à te voir, alors, tu peux venir à condition que je ne sois là.
Ce n'est pas comme si le garçon pouvait dire à la face de son directeur qu'il refusait catégoriquement sa présence alors, n'ayant pas vraiment d'autre choix, Terukichi a acquiescé, nerveux. C'est avec un déplaisir ostensible qu'Asagi, dans un soupir, se résigna à laisser à peine assez d'espace pour permettre au garçon de passer.

C'était un spectacle désolant et fascinant. Merveilleux et désespérant. La fragilité de Koichi, son corps perdu dans cette blouse trop grande d'hôpital, son cou prisonnier dans sa minerve, les tuyaux qui terminent en aiguilles plantées dans ses veines, ses cernes grises, son teint pâle, et son sourire.
Son sourire lumineux qui éclipsait les néons blancs de la pièce, il a troublé Terukichi qui en sentit son estomac se nouer. Sous le regard de cerbère d'Asagi, Terukichi s'est avancé vers le blessé dont l'expression lui donnait plus l'air d'un amoureux éperdu face à l'élu de son cœur qu'une victime en face de son tortionnaire.
Si cette scène a effaré Asagi qui n'osait y croire, elle a totalement désarçonné Teru qui, face à ce contraste entre l'apparence maladive de son camarade et son attitude rayonnante, ne savait plus face auquel des deux Koichi s'adresser : le garçon, ou la victime ? Il s'est assis sur une chaise qu'il avança tout près de son lit, penaud.
-Koichi, tu penseras certainement que ce n'est là que de l'hypocrisie, mais je suis profondément désolé.
La voix tremblante de Terukichi a achevé sa phrase dans un gargouillis étranglé. Et si cette maladroite déclaration a intérieurement fait monter une rage bouillante en Asagi, elle a fait éclater de rire Koichi qui ne vit face à cette malaisance qu'une marque d'innocence. Dissimulant pudiquement son rire derrière sa main plantée d'une aiguille, Koichi a rivé des yeux brillants sur Teru, moqueur : 

-Ne t'inquiète pas, Terukichi, je le sais. A vrai dire, tu n'avais pas même besoin de faire l'effort de venir me voir pour me présenter tes excuses. J'ai déjà pris ta défense auprès de mes parents et de Yoshiatsu, tu sais.
Le Cerbère a poussé un aboiement magistral qui fit s'affoler les coeurs des deux garçons comme Asagi dardait sur Koichi ses yeux foudroyants : 

-Tu as fait “quoi” ? s'est-il étranglé qui sembla frôler la syncope. Koichi, tu ne m'as pas dit une chose pareille ; il est impossible que tu prennes le parti de ce… Ce…
-Mais enfin, Monsieur le Directeur, je ne vous l'ai pas dit car vous ne me l'avez pas demandé, et je ne pensais pas cela si important, geignit Koichi dans une moue boudeuse.

-Que peut-il y avoir de plus important, selon toi ? J'ai déjà du mal à croire à la complaisance de Yoshiatsu, mais tes parents ? Comment des parents pourraient-ils accepter qu'un gamin qui a sectionné une cervicale et déchiré un muscle du cou de leur fils ne s'en sorte indemne ?
-Eh bien, Monsieur le Directeur, disons que mes parents ne sont pas aussi protecteurs que vous semblez l'être, répondit placidement Koichi.

Cette réponse qui frôlait l'indifférence laissa sans voix Asagi qui ne put plus parler. L'atmosphère déjà tendue était devenue palpable, latente, oppressante comme un ciel noir de nuages menaçant d'éclater à tout instant. Au bord de son siège, son genou s'agitant nerveusement dans une prise de panique irrépressible, Terukichi se fit violence pour soutenir le regard doux de Koichi. Trop doux dans ces circonstances où il s'était attendu à se faire évincer sans ambages.
-Koichi, ce n'est pour pour te demander de me pardonner, que je suis venu… Je suis sincère lorsque je te dis être désolé, et tu vois, puisque c'est ce que je mérite, je me fiche bien d'aller en prison… Je m'en fiche bien, puisque ce serait juste.
-Terukichi, j'ai depuis longtemps oublié l'idée de justice en ce monde. Et si l'on ne peut parler de justice, alors l'on peut au moins parler d'équité ; tout comme je n'ai jamais dénoncé Yoshiatsu dans les atrocités qu'il a commises, je ne te dénoncerai pas dans celle qui, l'espace d'un instant, a échappé à ton contrôle lorsque, une fois de plus, Yoshiatsu a fait preuve d'une méchanceté gratuite que personne ne méritait.

Terukichi se sentit désemparé. C'est alors qu'il eut une réaction qui troubla Asagi ; il s'est retourné vers lui, et a sondé son regard. Comme ça, le plus naturellement du monde, Terukichi a tourné la tête vers l'homme comme un enfant se tourne vers un parent pour lui demander son aide.
Avec ses yeux brillants, ses lèvres entrouvertes sur des mots que la confusion entravait, ses sourcils arqués en une expression d'inquiétude, il suppliait silencieusement Asagi. Comme s'il lui demandait, à lui, de faire ce qu'il pouvait faire de mieux ; enfoncer Terukichi. Ne pas soutenir Koichi dans sa folie, ne pas l'encourager dans cette tolérance qui le menait à sa perte, et, une fois pour toutes, lui faire entendre raison sur la bonne chose à faire ; c'est cela que Terukichi implorait tacitement.
“Ne laisse pas Koichi excuser le mal qui lui est fait. Ne laisse pas Koichi devenir ce garçon si habitué à la violence qu'il finit par l'accepter comme partie intégrante de son quotidien parce que s'il fait ça, Asagi, alors Koichi court à sa perte.”
Voilà les pensées que l'homme lisait en filigrane dans le ciel bleu des yeux de Terukichi. Instinctivement, il a compris.
L'ombre qui planait dans la conscience du garçon, ce non-dit qui flottait entre eux comme un esprit hanteur, cette pensée obsédante qui creusait une abîme d'angoisse au fond, Asagi la connaissait mieux que quiconque. C'est pour ça que, lorsque le garçon s'est accroché désespérément à son regard, il l'a reconnue aussitôt. La pensée de Mia.











-Bon. Je t'ai peut-être traité un peu durement, et il se pourrait aussi que j'aie affirmé que je ne voulais plus te voir, mais disons que je fais une exception pour cette fois-là.
Si, cet après-midi là, Masahito avait convié Terukichi à passer du temps chez lui, comme ses parents étaient absents, il n'avait toutefois pas prévu que ce dernier se présenterait au pas de sa porte accompagné de Mia.
Et s'il savait qu'il jouait quitte ou double, il n'avait pourtant pas hésiter à le faire sans prendre la peine de prévenir son ami ; il fallait le mettre devant le fait accompli pour qu'existe la moindre chance de réconciliation entre eux -si toutefois l'on pouvait parler de “réconciliation” lorsque l'une seule des deux parties s'amusait à jouer la carte de l'éloignement.
Masahito aurait pu se montrer trop fier et immature pour consentir à voir Mia si Terukichi le lui avait demandé directement. Il était aussi trop obtus pour reconnaître ses torts, aussi le garçon avait pris la décision de tirer une lame à double tranchant : ne rien dire à Masahito, et prétendre auprès de Mia que ce dernier avait accepté avec joie de le revoir. Aussi, lorsque ce sont ces mots froids qui accueillirent Mia, ce dernier s'assombrit d'une moue chagrine.
-Comment ça “tu fais une exception pour cette fois-là”, Maya ? Je croyais que tu avais enfin admis l'absurdité de la situation et que tu étais heureux à l'idée de nos retrouvailles.
Le regard que Masahito lança à Teru alors en dit fort long sur ses pensées, auxquelles l'adolescent répondit d'un grand sourire candide : -Bon, eh bien, bonjour, Maya.
Et Terukichi de franchir le seuil sans y être invité, ôtant ses chaussures qu'il jeta négligemment au sol avant de s'éloigner d'un pas guilleret. L'attitude de Mia fut tout opposée qui se faufila aux côtés de Masahito en se faisant le plus petit possible, tête baissée, prenant le soin de ranger ses bottines sans prononcer le moindre mot.
-Surtout, Terukichi, fais comme chez toi, clama Maya depuis l'entrée au garçon qui, dans la salle à manger, se servait une bouteille de bière dont il vida la moitié d'une traite.
Le sarcasme évident du garçon eut pour seul effet de faire ricaner son camarade qui, s'étirant de tout son long sur sa chaise dans un soupir de détente, allongea ses jambes sur la table sous les regards effarés de ses amis.
-Voyons, Masahito, scanda Teru avec grandiloquence, l'on ne s'est pas revus depuis le jour où j'ai failli tuer Koichi en voulant m'en prendre à Yoshiatsu. Entre mon renvoi temporaire aussitôt suivi des vacances, qui se terminent dans deux jours déjà, j'ai l'impression de ne t'avoir vu depuis des années. Tu pourrais te montrer plus hospitalier. 
-Depuis quand te comportes-tu avec autant d'incivisme, Teru ? Et depuis quand, toi, bois-tu de l'alcool ?
-Mon Dieu, Maya, si l'on m'avait dit qu'en étant invité chez toi, j'allais me retrouver avec un rabat-joie qui distribue des sermons, j'y aurais réfléchi à deux fois. Tu es possédé par Masashi, ou quoi ?
-Monsieur Miwa, rectifia Mia d'une voix timide. Il est notre professeur, et bien que tu ne l'apprécies pas, tu devrais l'appeler par son nom, Terukichi.
-Ce n'est pas que je ne l'apprécie pas, se défendit le garçon, agacé. Mais toi, Mia, depuis quand te soucies-tu de formalité envers les adultes ? Il me semble que tu as bien plus l'habitude que moi de réduire à néant les distances entre toi et les hommes, non ?
-Terukichi, venant de Yoshiatsu, ce genre de remarques ne m'étonne guère ; mais venant de toi, c'est une chose que je refuse de tolérer.
-Du calme, Masahito, je ne fais qu'énoncer des faits sans émettre aucun jugement. Pour quelqu'un qui en voulait à Mia, tu es bien prompt à le défendre.
-Et toi, pour un ami et pour quelqu'un qui n'est pas chez lui, je te trouve un peu trop enclin à dire et faire n'importe quoi sans réfléchir.
-Pourrait-on passer un après-midi ensemble sans nous disputer pour des broutilles, comme nous l'avions toujours fait jusqu'ici ? Je ne suis pas venu ici pour voir ça. 

Terukichi lui-même ne comprenait pas son propre comportement. Il ne savait pas pourquoi, mais depuis que Mia l'avait rejoint à l'annonce de la prétendue invitation de Maya, une heure plus tôt, il avait senti naître en lui une angoisse qui ne faisait que croître depuis. Et pourtant, Mia était bien la dernière personne au monde qu'il aurait voulu blesser.
-Pour ta gouverne, Teru, sache que je n'ai fréquenté aucun homme depuis une semaine.

La mine déconfite de ses deux amis fit échapper un petit rire empreint de tristesse à Mia qui ne devinait que trop bien leurs pensées.
-D'accord, une semaine, pour une personne normale de mon âge, ce n'est rien. Mais moi, j'ai besoin d'argent alors, j'ai fait ce que j'avais à faire. A présent, j'ai besoin d'une pause.
-N'as-tu même pas vu cet homme avec lequel nous t'avons croisé à plusieurs reprises ? Tu sais, celui avec les cheveux longs et le tatouage sur la main gauche…
-Il n'en a pas que sur la main gauche, l'interrompit Mia ; sa main gauche est simplement la seule chose que tu as vue. Tu parles de Hakuei, et s'il y a une personne que je dois éviter en ce moment, c'est bien lui.
-Ce salaud t'a fait du mal ?!
Masahito avait réagi avec tant de force que ses amis en tressaillirent. En un éclair Maya s'est retrouvé face contre Mia qui s'est retrouvé acculé entre lui et le dos de sa chaise, le cœur battant, comme les yeux couleur miel de Maya prenaient une inquiétante lueur dorée.
-Si ce foutu yakuza t'a fait du mal, Mia, je me fiche de qui il est ; je ne resterai pas sans rien faire. 

Cet élan chevaleresque mêlé d'une menace latente a troublé Mia qui détourna la tête pour ne plus voir ce regard dont les éclats étaient comme des débris de verre tranchants.

-Non, Masahito… Maya, tu te trompes, affirma-t-il avec un aplomb destiné à cacher sa nervosité. Hakuei n'est pas un yakuza, et jamais il ne m'aurait fait le moindre mal.
-Alors, pourquoi vouloir l'éviter à tout prix, lui ?

Mia n'a pas répondu. Debout contre lui, Maya le toisait de toute sa hauteur intimidante et, enfoncé dans son canapé, l'adolescent se sentit insignifiant, disparaissant anéanti par le poids de toute la superbe et la majesté que son ami dégageait sans le savoir. Mais il lui fallait répondre.
Il lui fallait répondre, oui, comme l'en intimait le regard perçant de Maya, comme le pressait le regard insistant de Teru, comme l'y poussait cette atmosphère oppressante qu'il avait créée bien malgré lui. Alors, en proie à des pensées confuses, sans même savoir quelle excuse pitoyable allait en sortir, Mia a ouvert la bouche lorsqu'au même moment, la voix de Terukichi mit un terme à toute velléité de mensonge :
-Mia, mets-toi debout, pour voir ?

Il y a eu un silence. Terukichi qui, l'instant d'avant, se tenait avachi sur sa chaise avec ses pieds sur la table, s'était soudainement remis droit pour mieux observer Mia. Comme si, de là où il était, il cherchait des yeux quelque chose d'anormal. Mia a blêmi. Aussitôt, le soupçon de Terukichi l'a heurté de plein fouet comme un tsunami d'évidence.
Et juste devant lui, Maya baladait son regard entre les deux, désorienté.
-Quoi ? finit-il par cracher à l'attention de Terukichi. Pourquoi lui demander ça ? Terukichi, pourquoi tu fais cette tête ?
-Mia, a répété le garçon qui martelait chaque syllabe, mets-toi debout. Maintenant.
Il ne pouvait que s'exécuter. C'était trop tard ; c'était destiné à arriver, après tout, comme l'un d'eux l'aurait forcément remarqué le premier. Comme tout le monde finira par le remarquer.

Alors c'est fébrile, le cœur battant, que Mia a obéi et, sous les regards insoutenables de ses amis, il s'est relevé, la tête baissée comme il se mordait la lèvre jusqu'au sang.
-Quoi ?! insista Maya qu'une impatience de plus en plus pressante prenait. Je ne vois rien d'anormal, Terukichi, c'est quoi, ton problème ?
-Non, non… marmonna-t-il en secouant la tête comme s'il parlait à lui-même. Mia, relève la tête, et toi, Maya, mets-toi à côté de lui. Tous les deux face à moi.
Si la situation exaspérait Maya, elle l'intriguait tout autant, il s'exécuta à contrecœur, sentant monter en lui une anxiété qu'il ne s'expliquait pas. Bientôt, Terukichi eut en face de lui les deux jeunes hommes côte à côte, raides et immobiles, dont les épaules se frôlaient.
Leurs épaules. C'est en les voyant si proches l'une de l'autre que ça lui a sauté aux yeux et alors, Terukichi a émis un sifflement qui a sonné dans l'oreille de Maya comme l'annonce d'un mauvais présage.
-Je me disais bien que quelque chose n'allait pas. Je comprends maintenant pourquoi, dès que je t'ai vu plus tôt, j'ai eu cette impression inquiétante sans arriver à mettre le doigt dessus. Mais à présent que je le vois, ça me paraît flagrant. 

-Bordel, s'énervait Masahito qui n'y tenait plus d'anxiété, au lieu de parler en énigmes, dis-moi ce qui ne va pas avec la tête de Mia. Regarde son visage, il est comme d'habit… Oh.
  Alors, Maya a compris. Ce n'était pas le visage de Mia en tant que tel, qui avait changé depuis la dernière fois. C'était plutôt la hauteur à laquelle son visage se trouvait par rapport au sien lorsque tous les deux se faisaient face. Du haut de son mètre quatre-vingt-trois, aux côtés de Mia, Masahito ne paraissait plus si grand.
-Bordel, Mia, qu'est-ce que tu as encore fait ?

Mais ça n'était pas tout. Ce n'est qu'après plusieurs minutes d'observation minutieuse que Terukichi remarqua encore quelque chose. Quelque chose que Mia avait espéré cacher sous un pull un peu trop grand et qui, pourtant, n'a pas échappé à l'œil sagace du garçon.
C'est sans préambule que Terukichi s'avança vers Mia d'un pas décidé et souleva son pull. Masahito poussa une protestation indignée en même temps que Mia sursauta, plaquant vivement les bras sur son buste pour empêcher le garçon de le découvrir plus haut que son ventre, mais cela suffisait déjà à Terukichi qui rivait la taille de Mia avec dégoût.
-Mia, aucun régime n'affine la taille aussi efficacement en l'espace de quelques jours. Est-ce que tu as encore fait de la liposuccion ? Tu avais déjà affiné ta taille ainsi il y a plusieurs mois si je ne m'abuse, Mia ?

Il l'a repoussé si violemment que Terukichi fut catapulté contre le mur deux mètres plus loin. Son crâne a heurté la surface dure dans un craquement sonore comme il poussa un cri de douleur et de rage : -Bon sang, Mia, tu vas beaucoup trop loin.
-Non, protesta l'adolescent dont le visage diaphane virait au rubicond. Tu es celui qui as franchi les limites, Terukichi, comme tu ne peux pas déshabiller quelqu'un comme ça sans l'avertir, sans son consentement, devant d'autres personnes…
-Bordel, Mia, qu'est-ce qui te prend ? rétorqua le garçon dans un rire nerveux. Tu vas oser jouer les pudiques ? Toi ? Devant nous ? J'ai juste découvert ton ventre, Mia, ne t'inquiète pas ; je n'ai pas même eu le loisir d'admirer une nouvelle fois ta poitrine sans tétons.
-Je ne suis ni un jouet ni un phénomène de foire, Terukichi, et être mon ami ne te donne pas le droit de me déshabiller sans préavis.
-Sérieusement, Mia, tu t'entends parler ? Tu es un jouet comme tu laisses n'importe quel homme qui te paye en faire un de toi ; tu es un phénomène de foire également, comme tu te donnes en spectacle par toutes ces interventions et opérations de chirurgie esthétique que tu te fais faire avec ce même fric obtenu en échange de ta transformation en poupée sexuelle. Alors, Mia, ta réaction démesurée, elle me fait bien rire.
-Comment peux-tu être aussi odieux, Teru ? Si je t'avais parlé comme tu viens de le faire lorsque la terreur t'a rendu comme fou au moment où ces policiers t'empêchaient de bouger, qu'aurais-tu ressenti, dis-moi ? Si j'avais ri de ta peur au lieu de la comprendre, comment te serais-tu senti à ce moment-là ?

Terukichi n'aurait pas pu répondre, même s'il l'avait su. La honte, le regret et la culpabilité l'ont assailli avec brutalité et Terukichi, tétanisé, le souffle coupé, est resté sans voix. Ses émotions le tenaient par la gorge, écrasaient sa poitrine, plaquaient leurs mains sur sa bouche et de toutes ses forces, il s'est débattu contre ces entités invisibles dont il pouvait sentir sur lui la force brute, comme il avait senti ces mains d'hommes en uniforme. Lorsqu'une douleur vive traversa son crâne comme une flèche, palpitante et lancinante, Terukichi a passé une main sur son visage grimaçant avant d'articuler d'une voix enrouée:
-Mia, ce n'est pas pareil, je… Ces hommes, ils étaient trois contre moi seul et me paralysaient pour me forcer à partir avec eux, je… Mia, moi, je n'allais pas te faire de mal.
-Des fois, moi aussi j'ai peur, Teru. Tu as peut-être cru que ça ne m'arrivait jamais comme je ne le montre pas, parce que montrer sa peur te met dans un danger plus grand encore lorsque tu n'es qu'un prostitué, et pourtant, Terukichi, j'ai peur. J'ai peur malgré moi, j'ai peur quand je ne m'y attends pas, j'ai peur quand je n'ai aucune raison d'avoir peur et pour cette raison, Terukichi, j'en suis désolé, mais il y a un instant, j'ai eu peur de toi.

Le cœur de Terukichi s'est gonflé de sanglots ravalés, il s'est gonflé encore et encore, si bien que bientôt, il a senti un poids incommensurable alourdir son corps. Il aurait voulu prendre Mia dans ses bras, il aurait voulu lui demander pardon, il aurait voulu lui crier merci, il aurait voulu arracher son coeur palpitant et le lui donner en suppliant de pardonner son péché, il aurait voulu tomber à ses genoux et pleurer, mais son corps entier était ligoté et bâillonné par ces mains invisibles et alors, sous ses yeux brillants de déréliction, il a vu Masahito réaliser ce qui était à cet instant-là son plus profond désir.
Simplement, tendrement, Masahito a pris Mia dans ses bras pour envelopper tout contre son cœur le jeune homme qui, sans ça, se serait peut-être écroulé.


La scène avait peut-être duré une minute, peut-être dix. Terukichi ne le savait pas vraiment, comme la notion du temps lui échappait. Depuis plusieurs jours déjà, Terukichi perdait la conscience du temps mais à cet instant-là, avec la douleur qui fusait dans son crâne, avec les pensées qui se bousculaient et se heurtaient dans des crash mortels, avec sa poitrine trop lourde et son estomac trop léger, Terukichi s'était laissé glisser le long du mur, fixant la scène de ses deux amis enlacés sans même cligner des yeux.
Lorsque la scène prit fin, lorsque Mia, délicatement, se défit de l'emprise inoffensive de Maya, ce dernier sembla le laisser s'écarter à regrets, comme il rivait dans les siens ses yeux chargés d'émotions :
-Mia, tu as vraiment encore fait retirer de la graisse pour rétrécir ta taille ? Mia, tu es déjà mince, déjà musclé, déjà grand, déjà si beau, déjà si parfait, que veux-tu de plus cette fois ?

Mia savait qu'il ne fallait pas leur dire la vérité. Malgré tout, il se sentait bien trop coupable à l'idée de leur mentir : -Ce n'était pas de la graisse, Masahito. Cette fois, pour devenir plus mince, tout comme je l'ai fait pour devenir plus grand, je devais intervenir sur mes os.
Alors, Mia a baissé son pantalon. Juste un peu, bien sûr ; ce qu'il fallait pour les laisser voir.
Au début, Masahito, face au garçon, n'a pas compris pourquoi un tel geste qui lui semblait en contradiction totale avec la scène précédente. Mais Mia dardait sur lui ce regard défiant, ce regard que Masahito ne comprit que trop bien. “Je sais ce que tu vas dire, mais je n'en ai absolument rien à faire alors, accepte les choses telles qu'elles sont, et tais-toi.”
C'est ce que Maya lisait distinctement dans les yeux froids de Mia mais, sur le coup, il n'a pas compris ce qu'il y avait à voir sur ces quelques centimètres de peau nue, entre son pantalon baissé et son pull qu'il maintenait légèrement relevé.
Mais Maya a remarqué une chose ; le visage de Terukichi, à qui Mia tournait le dos, qui se transmuait de seconde en seconde au fur et à mesure qu'il comprenait. Alors, Mia s'est retourné et c'est lorsque Maya, baissant les yeux, put voir le bas de son dos, qu'il a su. Que les cicatrices, de chaque côté, avaient été là par où étaient passées les côtes dont Mia, comme de tout le reste, s'était débarrassé.

Dans sa tête, les images se succédaient tour à tour, intrusives, obsédantes. La vision de ces tiges de métal à l'intérieur de ses tibias sectionnés. La vision de cette cage thoracique incomplète, mutilée, qu'aucune main ne pourra réparer. Effondré sur son canapé, le regard dans le vide, Masahito s'était cloîtré dans un silence abyssal.
A ses côtés était venu Teru dont l'attention était partagée entre ses deux amis, l'un qui trépignait, anxieux, et le second que rien ne sortait de sa torpeur lugubre. N'y tenant plus, Mia a attrapé la main de Maya qu'il secoua avec vigueur pour le réveiller de son cauchemar.
-Ce n'étaient que deux côtes volantes de chaque côté, Masahito, ce n'est rien.  Quant à l'allongement osseux des jambes, tu sais, j'y pensais depuis très longtemps… Pour l'instant, le résultat est minime, mais avec le temps, tu verras, je serai plus grand.
-A quoi bon…
La voix qui s'était frayé un passage entre ses lèvres avait été si faible que ses amis ne furent pas certains d'avoir compris. Empli d'espoir, Mia a serré sa main de plus belle avant de se pencher sur lui, inquisiteur.
-Oui, Maya, que dis-tu ?
-A quoi bon…
Son regard était toujours perdu dans le vide, mais sa voix, dans un effort qui semblait l'épuiser, s'était faite un peu plus audible. Dans un élan d'excitation, Mia a porté la main de l'adolescent contre son coeur comme il déclarait avec ferveur :
-Mais, Masahito, parce que c'est tellement mieux d'être grand. Regarde-toi, Maya, grand et si charismatique ; regarde Masashi, grand et si intimidant. Regarde tous ceux-là, autour de nous, qui dégagent une aura de splendeur et de noblesse. Maya, bientôt, je serai comme toi, et alors, ce sera si merveilleux.
-Et l'ablation des côtes, intervint Terukichi non sans colère, c'était vraiment nécessaire ?
-Mais enfin, Teru, tu ne le réalises peut-être pas comme tu es déjà parfait, mais sais-tu comme c'est difficile d'être mince et de le rester ? Voilà des années que je m'y consacre cependant, mon objectif a toujours été entravé ; comment veux-tu que j'obtienne la taille fine de mes rêves si de stupides côtes sans intérêt se mettent au milieu ?
-Mais ce n'est plus toi…

Masahito broie du noir. Son corps avachi semble être vidé de son âme, comme ses yeux ne reflètent plus qu'un vide absolu. Contrit, Mia se penche un peu plus encore, si bien que ses lèvres frôlent presque celles de Masahito.
-Au nom des hommes, Mia, tu t'es dénaturé jusqu'à faire disparaître des parties de toi. Mais à trop te donner, il ne restera plus rien de toi, tu sais. De toi… Plus rien… Il ne restera.


“Bientôt, il ne restera plus rien de toi.”
Les mots que Hakuei avait prononcés quelques mois plus tôt, ils ont ressurgi dans son esprit comme une fusée de détresse. Vive, soudaine, incandescente, elle traversait un ciel dont les ténèbres ne la rendaient que plus éclatante. Mais cette fusée de détresse qui le traversa sans crier gare, Mia a préféré l'ignorer comme sa lumière lui faisait mal aux yeux.
-Mais, mon cher Maya, se donner est justement le but, non ? Donner tout de soi pour l'autre jusqu'à disparaître… Jusqu'à disparaître dans l'autre.

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