All the Parents who are gone -chapitre 2
Juliet
-Yamashita Terukichi, viens à mon bureau, s'il te plaît.
Lorsqu'il a compris que cette voix grave, surgie du fond de sa conscience, était bel et bien réelle et non le fruit de ses rêveries vagabondes, Terukichi a relevé une tête échevelée vers son professeur qui le toisait de toute sa hauteur. Un titan le dominait, prêt à l'écraser à tout instant, et toute la classe était silencieusement témoin de ce duel inéquitable qui l'attendait. Dans un profond soupir, Terukichi s'est étiré, détendant ses muscles endoloris.
Lorsqu'il a vu à côté de lui Masahito lui faire signe, il se contenta de lui répondre par une grimace d'incompréhension, ignorant alors qu'une énorme traînée grise s'étirait sous son oeil, elle qui aurait seule suffi à trahir le fait que le garçon avait somnolé sur son croquis, si tant est que Masashi, bien sûr, ne l'eût pas vu faire depuis déjà une quinzaine de minutes.
La musique monotone signalant la fin des cours a retenti, et tandis que tout le monde se levait dans la précipitation, Terukichi demeurait tristement sur sa chaise, ses mains sagement posées à plat sur son bureau. Il a laissé échapper un râle de protestation lorsque Yoshiatsu lui tapa le crâne comme il passait en trombe derrière lui, mais la promiscuité écrasante de Masashi entravait toute tentative de rébellion. Ce n'est que lorsque la classe fut vidée de ses élèves que Terukichi se leva et, morose, rejoint Masashi à son bureau.
-Je sais ce que vous allez dire, marmonna le garçon, les yeux baissés dans une contrition face à laquelle son professeur ne fut pas dupe un instant.
-Puisque tu sais pertinemment ce que j'ai à te reprocher, Terukichi, alors pourquoi ne changes-tu pas d'attitude ? Je n'ai rien contre le fait que tu exprimes ton talent pour le dessin, Terukichi ; ne le fais simplement pas durant les cours. Quant à dormir en classe, c'est encore une chose nouvelle qui n'arrangera certainement pas tes notes… que je vois déjà nettement en baisse, par rapport au début de l'année.
-Monsieur Miwa, je n'y peux rien si je manque de sommeil.
-Que veux-tu dire ? Que tu serais chargé de travail bien plus que tes camarades qui, eux, ne dorment pas en cours ?
Terukichi allait rétorquer que Mia passait le plus clair de son temps à dormir en cours et que lui n'avait reçu aucune remarque de sa part, mais il s'est ravisé. Le regard noir de Masashi, enfoncé sous ses sourcils naturellement arqués dans une expression éternelle de colère, l'intimidait plus qu'il ne voulait se l'avouer.
Cependant, Terukichi ne mentait pas lorsqu'il disait manquer de sommeil ; simplement, la raison en était inavouable. Mia aussi, avait son secret inavouable, mais c'était un secret de polichinelle ; Terukichi, lui, voulait garder le sien emmuré dans le silence coûte que coûte.
Alors, Terukichi cherchait fébrilement dans son esprit confus une explication, une excuse qui pût apaiser son professeur, au moins sur le moment, et tandis qu'il réfléchissait, ses mains sagement posées sur le bureau de Masashi, il ne remarquait pas, alors, que le regard de ce dernier s'attardait intensément sur sa main gauche. La main de Terukichi, aux doigts longs et fins, délicate et si blanche, qui intriguait Masashi peut-être plus que de raison.
-Terukichi, as-tu quelqu'un dans ta vie ?
Le garçon est sorti de sa torpeur mais la confusion était telle que son attitude demeura la même ; il demeura coi, piégé dans une toile de pensées sans queue ni tête.
-Pardon ? balbutia-t-il d'une voix éraillée.
-Je te demande, Terukichi, si tu as quelqu'un dans ta vie.
-Eh bien… Je suppose qu'on peut dire que j'ai mes parents et mes amis.
Il bafouillait, ne comprenant pas la raison de cette subite question et la réponse que Masashi attendait ; car il en était sûr alors, Masashi le fixait d'un regard au fond duquel une lueur brillait, comme s'il attendait une réponse précise -mais laquelle ?
-Ce n'est pas ce que je te demande, Terukichi.
Le cœur du garçon a raté un battement. Le dos droit, les épaules contractées, il a senti tout son corps se figer comme un frisson glacé le parcourut tout entier. Il a prié pour que Masashi ne le voie pas, il a prié, aussi, pour que le malaise qui lui donna soudainement la nausée n'ait pas lieu d'exister.
-Monsieur, je crois que ce genre de question est déplacé, venant d'un professeur à un élève.
Il avait essayé de paraître assuré, mais le tremblement dans sa voix trahissait le trouble qui le possédait alors, dans un soupir de résignation, Masashi lui a adressé un pâle sourire.
-Tu as raison, Teru. Je te présente mes excuses. Quoi qu'il en soit, il te faudra te ressaisir quant à ta tenue en classe, sans quoi je serai dans l'obligation de faire appel à tes parents.
Terukichi n'a eu qu'un haussement d'épaules. Peu à peu la tension retombait, mais demeurait en lui un relent de malaise qu'il sentait peser dans son estomac. Saisissant son sac, Teru s'est empressé de tourner le dos à Masashi dans un salut de politesse succinct. Sans rien dire, Masashi a recommencé à fixer cette main gauche ballante, jusqu'à ce que le garçon ne disparût de sa vision.
-Tu sais quel est ton problème ? C'est que tu ne fais jamais d'efforts.
Il y avait les murs carrelés et l'odeur âcre de tabac froid. Il y avait les relents nauséabonds d'urine et de vomissure, les cabines étroites qui laissaient passer tous les sons et toute la puanteur, et la promiscuité malsaine de trois corps qui n'auraient jamais dû être ensemble.
Pas comme ça, pas si proches, pas dans cette intimité forcée, pas dans l'exiguïté étouffante de la cabine - ou bien étaient-ce les deux corps qui le cernaient qui l'étouffaient.
Le dos plaqué au mur, sa seule issue possible gardée par deux gardes des enfers, Mia était une proie acculée qui n'avait plus que ses yeux pour supplier.
La détresse dans ce regard brillant, les tremblements qu'il essayait de réprimer dans ses lèvres soigneusement colorées, et la sueur qui collait la chemise blanche de son uniforme à sa poitrine vainement musclée -tout cela formait un tableau exquis devant lequel Yoshiatsu jubilait. Il jouissait de sa souffrance, se délectait de son impuissance, et face à ce regard fardé de noir qui le terrassait, Mia n'avait plus que son âme pour prier.
Aux côtés de Yoshiatsu, se tenait un jeune homme dont l'indifférence n'était d'aucun secours. Ses cheveux rose pâle encadraient avec merveille son visage innocent, mais cette innocence était-elle réelle, comme ses yeux clairs fixaient Mia avec une absence totale d'émotions, comme si la détresse humaine lui était étrangère, comme si aucune émotion n'habitait ce grand corps gracile ?
Il avait le visage d'un séraphin, oui, et la froideur glaçante de la mort. Même Yoshiatsu, dans tout son mépris, toute sa haine et sa soif de violence, inspirait à Mia un malaise moins difficile à soutenir. Alors, c'est sur Yoshiatsu que Mia a concentré son regard, parce que dans la promiscuité de cette cabine de toilettes, il n'avait aucune autre échappatoire.
-En réalité, c'est loin d'être ton seul problème. Mia, je me demande : as-tu plus de problèmes que tu n'en causes, ou causes-tu plus de problèmes que tu n'en as ?
-Yoshiatsu, je t'en prie, laisse-moi juste partir.
Le rire de Yoshiatsu a retenti comme le glas d'une sentence macabre. Dans tout son corps, Mia sentait ses muscles se contracter, son estomac se tordre, son coeur se serrer, et il ne put que prier pour ne pas se mettre à vomir devant eux. Surtout pas, suppliait-il intérieurement, surtout pas devant eux, surtout pas devant Yoshiatsu.
-Tu m'as l'air mal à l'aise, Mia. Je croyais pourtant bien faire, en te coinçant dans les toilettes des mecs. Je me suis dit que tu te sentirais dans ton élément ; après tout, combien de mecs tu t'es tapé dans ces chiottes crasseuses ?
-Yoshiatsu, ne sois pas si mauvaise langue. Ce genre de rumeurs laisse une tache énorme dans le dos qui est bien plus difficile à effacer qu'on ne le croit.
C'était la première fois depuis le début que le garçon aux cheveux roses émettait une parole. Ainsi donc, ces yeux vides n'étaient peut-être qu'un leurre, peut-être que sa présence auprès de Yoshiatsu n'était qu'un malentendu ; dans un infime regain d'espoir, Mia adressa un regard reconnaissant au garçon qui l'ignora superbement.
-Tu as raison, Koichi, s'exclama Yoshiatsu, les yeux écarquillés et la bouche grand ouverte comme il mimait l'étonnement dans une exagération théâtrale . Comment ai-je pu être si médisant ? Il va de soi que Mia n'aurait pas pu se taper grand monde dans les toilettes d'un lycée, puisque lui, ce sont les hommes mûrs qui l'excitent.
Yoshiatsu avait déclaré ces mots d'un ton si calme qu'il était impossible d'y croire. C'est pour cela que lorsque son poing est venu s'écraser contre son visage, lorsque les bagues d'argent sur ses doigts ont entaillé sa chair, Mia s'y était déjà préparé.
Il n'y avait aucune surprise, aucune colère, aucun choc mental en lui ; juste la douleur fulgurante qui l'a traversé de part et d'autre de sa mâchoire, s'étendant jusque sur son nez dans lequel il sentait les vaisseaux battre avec ardeur, et son crâne qui le lancinait avec violence.
Machinalement, il a passé la main sous son nez lorsqu'il a vu les gouttes de sang s'étaler sur le sol, formant un feu d'artifice rougeoyant sur le carrelage blanc. Lorsque Mia a relevé la tête, Yoshiatsu n'a vu qu'un masque inexpressif maculé de sang.
Et plutôt que de l'émouvoir, plutôt que d'aviver en lui un sentiment de culpabilité, cette vision ne fit qu'accentuer le dégoût et la rage qu'il ne pouvait plus contenir, qu'il lui fallait vomir. Agrippant brusquement ses doigts derrière la nuque du jeune homme, Yoshiatsu l'a fait se pencher contre lui. Dans un sourire torve, il a murmuré au creux de son oreille :
-Est-ce que c'est parce que leur physique t'attire que tu ne couches qu'avec des vieux, ou c'est parce qu'ils ont plus d'argent ?
Mia sanglotait. Il avait lutté durant tout ce temps pour ne pas succomber pourtant, la fatalité prit le dessus et alors, Mia se laissa mentalement choir sous le poids de la détresse et de la terreur.
Il sentait que ses pleurs, loin d'attiser la compassion de Yoshiatsu, n'étaient qu'une raison supplémentaire de le haïr, une marche de plus sur le piédestal de sa domination, un degré de plus dans la fièvre de son abomination. Et Mia n'avait que ses prières silencieuses pour faire face, si du moins “faire face” pouvait qualifier le fait de garder désespérément sa tête baissée pour cacher des larmes pourtant impossibles à dissimuler.
-Bordel, Mia, tu ne seras jamais rien qu'une chialeuse qui se goberge dans le rôle de victime. Si le monde savait la pourriture que tu es…
-Yoshiatsu, je commence à avoir la dalle.
C'était tout. Ça avait été comme un mot de passe, une incantation magique qui avait eu le pouvoir insoupçonné de mettre fin au supplice. Comme si un enchantement le possédait, Yoshiatsu a soudainement lâché son emprise, reculant d'un pas comme s'il craignait subitement qu'une maladie contagieuse ne l'atteigne. Alors, sans un mot, avec ce regard glaçant qui ne laissait place à aucune contestation, Yoshiatsu a tendu la main vers Mia et a attendu, ses lèvres rouge sang déformées par un dégoût insurmontable.
La pomme d'Adam a fait un aller-retour paniqué dans la gorge de Mia comme il déglutit péniblement, tandis que, sans un mot, il plongea sa main dans sa poche pour en ressortir une liasse de billets qu'il tendit aveuglément à Yoshiatsu.
Sans même compter, sans détacher son regard de ce visage devenu livide, le garçon rangea l'argent dans la poche de sa veste et, sans plus rien dire, a tourné le dos avant de quitter la cabine, suivi par son compagnon aux cheveux roses, laissant seul dans ces toilettes étouffantes un Mia pétrifié, écoeuré par le goût du sang.
-Tu ne trouves pas ça bizarre, toi ?
Koichi plantait ses baguettes dans le bol encore plein de Yoshiatsu, ignorant les regards mi-curieux mi-choqués des clients autour d'eux qu'un tel manque de manières interpellait. Yoshiatsu ne réagissait pas.
Les bras croisés sur sa poitrine fine, il avait la tête tournée vers la vitrine à travers laquelle il perdait son regard dans le décor nocturne de ces petites ruelles tokyoïtes, grouillant de monde au milieu des néons et des lampadaires traditionnels.
Yoshiatsu n'avait pas touché à son katsudon, et ne semblait pas même remarquer que Koichi, qui avait dévoré son plat en un éclair, se servait maintenant allègrement dans le sien. Comme il engouffrait un gros morceau de viande de porc dans sa bouche, Koichi tenta tant bien que mal d'articuler : -Yoshiatsu, tu es encore vivant ?
Yoshiatsu était un Arlequin en rouge et noir, un clown triste, un Pierrot de cirque ; ce sont les mots qui sont spontanément venus à l'esprit de Koichi lorsque son ami reposa son regard sur lui. Ses grands yeux d'un bleu factice qui l'hypnotisait, ses paupières fardées d'un noir d'encre et ses soyeux cheveux raides de cette même couleur si sombre et pourtant, magnifiée de mille reflets au gré des lumières changeantes de la rue, et ces lèvres grimées de rouge ; tout cela, ajouté à ses mouvements lents et presque saccadés, donnait à Yoshiatsu l'apparence d'un pantin aux nombreuses facettes.
-Tu me posais une question ?
Son ton n'avait rien d'avenant, mais Koichi a remué la tête avec véhémence, affublant Yoshiatsu d'un grand sourire qui, pensa son ami, eût été fort charmant s'il n'avait pas été dégoulinant de bouillon.
-Tu l'as déjà regardé, non ? Comme il est. Il est plus grand et bien plus musclé que toi ; s'il le voulait, il pourrait t'écraser. Alors, comment se fait-il qu'il n'a jamais levé la main contre toi, pas même pour se défendre ?
Aux yeux de Yoshiatsu, ces remarques prenaient une tournure trop proche du compliment ; mais il était vrai que les yeux de Yoshiatsu étaient voilés par la haine, et qu'à travers ce prisme, lui-même était conscient de ne pas toujours voir la réalité.
Mais qu'il en fût conscient et qu'il agît en fonction, cela étaient deux choses différentes. Les bras croisés sur la poitrine de Yoshiatsu étaient un rempart devant son cœur. De nouveau, il a détourné le regard pour se perdre dans sa pensée nocturne. Sa voix est parvenue à Koichi comme du fond d'un rêve.
-Je suppose que lorsque l'on a donné son âme au diable, alors le diable choisit pour nous.
Koichi ne comprenait pas vraiment pourquoi Yoshiatsu abominait Mia à ce point. Non pas que la chose le dérangeait, mais tout de même, ça éveillait en lui un fond de curiosité, comme le faisait tout ce qui, selon lui, tenait compte de l'irrationnel.
-Et même le Diable estime que Mia n'a pas le droit de se défendre.
Koichi n'a pas répondu. Il avalait la nourriture de son ami comme s'il n'avait rien mangé depuis des jours. Le plat était froid depuis plusieurs minutes déjà, son estomac était plein, son coeur lourd, mais Koichi se gavait de cette nourriture comme pour combler en lui un vide -un vide que la présence de Yoshiatsu, plutôt que d'y remédier, ne faisait que creuser un peu plus.
Bien sûr, pensa Koichi, les rumeurs sur la prostitution de Mia allaient bon train depuis déjà l'année dernière, et n'avaient fait que s'accroître dans un effet boule de neige cette année. Et si de nombreux élèves avaient développé à son encontre maintes formes de mépris ou de dégoût, aucun n'avait cependant atteint ce degré d'exécration qui tenait compte, pour Koichi, de la dépendance.
Comme si la haine en Yoshiatsu gravitait autour de Mia comme un satellite autour de sa planète. Et ce qui poussait Koichi à penser ainsi, c'est parce que contrairement à tous les autres, la haine qu'il avait développée autour de Mia était née en Yoshiatsu bien avant que la première rumeur ne commence à circuler.
Sa peau est un tableau blanc saturé de ratures, ou raturé de satures, fissurée de sutures, épurée de futur. Il faut la censurer, il faut la hachurer, dissimuler ses nervures, et savourer ses blessures.Ce n'est qu'un cuir tanné par le temps, fané par le vent, cette matière jadis satinée que les jours avaient laminée, que les nuits avaient usinée, et il n'était pas difficile de le deviner ; cette peau trop de fois avait été examinée. Il y a ces yeux qui sont ceux d'un mort, ces bras décharnés dans lesquels personne ne voudrait subir une étreinte, il y a ce visage qui fait tache dans le décor, et cette silhouette qui n'inspire que moqueries et plaintes.
Son sourire est une grimace sur les lèvres d'un monstre, ses jambes juste bonnes à être dissimulées, sa chevelure blonde de la paille juste bonne à brûler, et sa poitrine un dessin raté d'Egon Shiele. Ses pieds sont trop plats et difformes, ses lèvres trop fines et asymétriques, son nez est un tas informe saillant sur son visage, sa mâchoire a les contours mêmes de la bestialité sauvage.
Ses tétons sont comme deux taches brunâtres, une erreur accidentelle durant sa confection, deux anomalies sans but qui n'ont pas leur place sur cette poitrine d'homme. Son corps entier est à la fois trop fort et trop faible, sans grâce ni puissance, l'ennemi même de la délicatesse et de l'élégance. Devant ses yeux, il ne voit qu'une masse informe dont l'humanité ne se devine probablement que par ses contours, tant le reste à l'intérieur lui paraît bâclé et sans identité.
Lorsque derrière son corps presque nu, il voit apparaître la personne de Hakuei, l'art dans toute son humanité, l'humanité dans tout son art, Mia rêve de se jeter du haut du toit et de tomber de haut, de si haut, qu'il s'écraserait dans une bouillie sanglante et méconnaissable. Ainsi, au moins, plus personne ne pourrait mettre son nom sur l'image de la laideur.
Ils se dévisagent. Mais comme s'ils n'osaient pas le faire directement, comme s'ils avaient peur de s'affronter en face à face, c'est le reflet du miroir qui leur sert d'intermédiaire. Hakuei dévisage Mia, Mia dévisage Hakuei. La laideur contemple la beauté et se demande, la mort dans l'âme, comment la beauté peut-elle accepter de se trouver dans la même pièce qu'elle ?
-Mia, j'ai commandé à manger. Viens.
-Je n'ai pas faim.
Hakuei pose sa main sur l'épaule de Mia. Le jeune homme tressaille puis se fige, plongeant son regard dans les yeux glacés du reflet. Mia se demande, le cœur battant, à quel moment Hakuei va-t-il réaliser que cette peau qu'il touche est en train de le souiller ?
-Je ne vais pas manger seul. J'ai commandé aussi pour toi.
-Mais j'ai déjà mangé, Hakuei.
-Quand ça, il y a trois jours ?
Mia sourit. C'est un sourire forcé, qui se veut rassurant mais qui n'a que l'effet inverse ; c'est le sourire de quelqu'un qui ne trouve pas de mots à dire qui pourraient être compris, moins encore acceptés, par son interlocuteur. Alors Mia sourit, parce qu'il a l'habitude, parce que c'est un réflexe d'androïde programmé pour le faire exactement au bon moment.
-C'est un véritable festin que j'ai fait venir.
-Il est regrettable que vous ne pensiez pas la même chose lorsque c'est moi que vous faites venir à vous.
-Je ne suis pas cannibale.
-Puisque vous avez de l'argent à dépenser pour de telles futilités, pourquoi ne pas plutôt m'en donner plus, Hakuei ?
“Parce que si ce n'était que l'argent dont il était question, tu ne serais pas là.” Hakuei a gardé ses pensées dans l'enceinte de son crâne, a censuré sa voix derrière ses lèvres closes. Il aurait voulu se mettre en colère, mais pour cela, il eût fallu que son chagrin se révolte et au fond de lui, le chagrin de Hakuei n'en avait pas la force. Alors, Hakuei a gardé le silence, et remercia intérieurement le ciel lorsque la sonnerie du livreur vint briser cette atmosphère pesante. Et tandis que Hakuei déballait les nombreux plats tous plus appétissants les uns que les autres, Mia s'enfermait à double-tour dans la salle de bain.
-Je n'ai jamais compris comment il était décemment possible d'en vouloir à une personne qui s'est suicidée. Se sentir abandonné par cette personne parce qu'elle nous a quitté sans penser aux conséquences ? Ne me faites pas rire. Lorsqu'un être humain en vient à se suicider, c'est qu'il est le premier à avoir été abandonné.
-Tout de même, l'on peut comprendre les sentiments et ressentiments des personnes laissées derrière… Lorsque l'on aime une personne, lorsque l'une personne nous aime, alors l'on attend d'elle qu'elle demeure à nos côtés. En s'ôtant la vie, c'est comme si elle brisait une promesse que cet amour implique tacitement.
-Hiroki, l'amour ne représente plus rien pour une personne dont le désespoir a pris possession. Peu importe tout l'amour que l'on peut recevoir lorsque la vanité de l'existence nous frappe, l'on ne peut plus le ressentir, l'on ne peut plus l'accueillir.
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Terukichi a lentement secoué la tête, les paupières closes. Droit sur sa chaise, ses jambes croisées, les mains sur ses genoux, il ressemblait presque à un sage en pleine méditation. Mais, a pensé Hiroki par-devers lui, il n'est qu'un adolescent, juste un garçon que les tourments ont happé bien trop jeune. Trop jeune, et peut-être là était-ce le plus grand danger, pour que Terukichi ne puisse se souvenir à quoi ressemblait une vie libérée de ces tourments-là.
-Non, Hiroki. Vous savez, il ne m'a fallu que peu de temps après sa mort pour comprendre la décision de mon père. Que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, je le ressens comme lui.
-Mais peut-être ne serais-tu jamais venu à penser de la sorte, si ton père avait été là. Peut-être que le deuil de cette figure paternelle qui prenait soin de toi, peut-être que les émotions négatives qui l'envahissaient de son vivant ont été transmises à toi sans qu'aucun de vous deux n'en ait même conscience.
-Hiroki, il y a trop d'humains sur Terre pour que vous puissiez sincèrement penser que mon père, dont je garde un doux souvenir, soit la cause de mon état d'esprit.
Alors, la pensée a traversé Hiroki que pour Terukichi, la Terre n'était qu'un enfer peuplé de ses démons, et que lui faisait peut-être partie de ces démons-là. Elle l'a traversé comme une épée vous traverse la poitrine, cette pensée-là, et l'on ne se débarrasse pas d'une telle épée sans écharper sa chair au passage.
-Hiroki, n'avez-vous jamais eu le sentiment que les personnes qui vous aiment -et je parierais qu'elles sont nombreuses - ne sont pas celles qu'il vous faut ?
S'il s'est extirpé de sa pensée, l'épée, elle, restait toujours plantée en lui. Dans les yeux bleu ciel de Hiroki, Teru a décelé une douleur silencieuse et résignée.
-Que veux-tu dire ? s'enquit l'homme, qui appréhendait qu'une nouvelle lame ne l'attaque contre laquelle il n'avait aucune armure.
Par-dessus le bureau qui les séparait, Terukichi s'est penché comme pour prononcer un secret. Même si dans cette pièce, tout ce qui se disait était destiné à demeurer comme tel.
-Parfois, j'ai l'impression d'être aimé des mauvaises personnes. Je ne dis pas que les personnes qui m'aiment sont mauvaises, j'en pense même tout le contraire. Ce ne sont juste pas les bonnes personnes pour moi. Leur amour me laisse aussi indifférent qu'une vieille voiture bonne pour la casse. Il est à moi mais ne me sert à rien, il est là mais je ne peux rien en faire. Je ne peux le comprendre, aussi il ne peut rien m'apprendre, ni me faire rêver. Leur amour est comme ça. Même mon amour est comme ça ; aimer les autres ne m'apporte rien. Et si je venais à disparaître, je ne manquerais pas plus au monde que le monde ne me manquerait.
-Terukichi, il me semble que nous en avons déjà parlé. Tu manquerais à beaucoup de personnes, et tu le sais. Tu manquerais à tes parents qui ne s'en remettraient jamais, tu manquerais à tes amis qui en souffriraient ; tout cela, ta conscience le sait. Simplement, tu n'es pas capable de le ressentir. Ce n'est pas de ta faute, Terukichi, mais lorsque tu dis que leur amour ne t'apporte rien, c'est parce que qu'il y a en toi une forteresse qu'aucun amour à ton égard n'a réussi à faire tomber. Une forteresse infranchissable qui ne laisse jamais t'atteindre tout rayon de lumière qui pourrait scinder les ténèbres absolues.
-Hiroki, il semblerait que vous ne compreniez pas ; aucune muraille en moi ne bloque l'arrivée d'aucune lumière. Seulement, leur amour, s'il pourrait sans doute illuminer l'âme de quelqu'un d'autre, n'émet aucune lumière lorsqu'il est destiné à moi. Je crois simplement que je ne suis jamais au bon endroit, jamais avec les bonnes personnes.
Hiroki sentit une profonde fatigue s'abattre sur lui comme un poids immense trop lourd pour ses épaules. Il les avait pourtant puissantes et solides, ses épaules, et son être tout entier était un soldat de fer, mais en face de lui, il avait un adversaire que toutes sa volonté et sa résilience ne parvenaient à vaincre. Las, Hiroki a frotté le bout de ses doigts contre ses yeux clos, lâchant dans un soupir éreinté :
-Terukichi, je ne suis plus très sûr de te suivre.
-Cela ne vous arrive-t-il donc jamais ? Personnellement, il ne se passe pas un seul jour dans mon existence où ne me hante cette question ; mais qu'est-ce que je fais là ? En tout temps, tout lieu et toute compagnie, ce sentiment d'absurdité me prend, cette impression d'être une pièce intruse dans un puzzle qui n'est pas le mien.
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Hiroki avait martelé ces mots d'un ton sentencieux, comme s'il lui lançait un ultimatum. Comme s'il sommait Terukichi de répondre à ses propres tourments, comme si ce n'était pas lui, l'adulte supposé l'aider, comme s'il lui faisait comprendre qu'il ne tolérerait plus une seconde de ces élucubrations, comme si, une bonne fois pour toutes, il lui demandait de mettre un terme à ce débat face auquel Hiroki ne voyait pas d'issue.
En d'autres termes, Hiroki lui intimait de se débrouiller seul. C'est du moins ce que Terukichi fut persuadé de percevoir dans cette voix solennelle. Alors, désarmé, confus, Terukichi a cherché, fouillé, tâtonné, trébuché dans ce dédale embrumé de pensées brouillonnes, mais le regard de Hiroki rivé sur lui était comme un point rouge sur son front et, dans la panique, parce qu'il fallait bien dire quelque chose, Terukichi a répondu d'une voix absente :
-Avec une personne qui me donnerait envie de vivre. Mais cette personne, je crois, n'existe que dans mon imagination.