All the Parents who are gone -chapitre 3
Juliet
-Tu es vraiment obligé de me traîner là-dedans ?
Terukichi émettait de longs soupirs sans discontinuer depuis plusieurs centaines de mètres déjà. Cette lassitude ostensible n'avait malgré tout aucun effet sur Masahito qui le tirait par le poignet, guidant chacun des pas du garçon qui se laissait faire à contrecœur.
Le nez plongé dans son écharpe de laine, sa main gauche enfouie dans la poche de son manteau, il bravait le froid de la nuit d'automne tout en trottant derrière Maya dont la taille et les longues enjambées rendaient le rythme de marche un peu trop malaisé à suivre pour Teru. Mais Masahito semblait ne s'en soucier guère, trop obnubilé alors par l'objet de son attention. Il pensait la nuit de Tokyo, cette nuit à jamais dépourvue d'étoiles, sa complice et alliée. Il pensait la foule grouillante d'Omotesandô sa plus belle cachette, et ses vêtements noirs sa meilleure couverture d'espion.
Il était vrai que, si Maya était plutôt connu pour son look coloré et excentrique, il n'en était pas moins reconnaissable, avec son mètre quatre-vingt-trois et sa chevelure ébouriffée en rayons de soleil, et derrière son écharpe, les lèvres de Teru bougonnaient pour la énième fois :
-Si tu penses qu'il ne va pas nous remarquer, tu es vraiment stupide. Moi, passe encore, mais toi, tu es repérable comme un phare lumineux au milieu de la mer.
-Excuse-moi, c'est bien le seul garçon du pays à avoir les cheveux argentés qui dit ça ? répondit Maya dans un rire sans ralentir le pas. Pour nous voir, il faudrait déjà qu'il se retourne, et de toute manière, nous sommes trop loin pour qu'il puisse instantanément nous repérer dans cette foule.
-Tu as conscience que, en plus d'être potentiellement considéré comme illégal, ce que tu fais pourrait à jamais briser la confiance qu'il a en toi ?
-Toi et ta propension à tout dramatiser… Nous ne faisons rien de répréhensible, et même s'il vous voyait, il penserait que ce n'est sans doute qu'un hasard.
-Bien sûr, toi et moi, fauchés, nous promenant dans ce quartier riche à dix heures du soir alors que nous avons cours demain, ce ne peut être qu'un hasard, ironisa Teru.
La mauvaise humeur ostensible du garçon ne décourageait absolument pas Masahito qui se mit brusquement à accélérer le pas, obligeant son otage à en faire de même, ce qui ne fit qu'accentuer sa bougonnerie.
-Pourquoi te mets-tu à courir tout à coup ?
-Ils viennent de tourner dans cette rue. Dépêchons-nous, ou bien nous allons perdre leur trace.
Terukichi ne demandait que ça, perdre leur trace, mais il était à la merci du garçon qui ne lâchait pas son emprise et qui était manifestement d'un tout autre avis. Lorsqu'enfin leur course-poursuite prit fin, Maya poussa son ami contre le mur du bâtiment le plus proche avant de se plaquer à ses côtés. Terukichi se laissait faire sans rien dire, renversant la tête en arrière vers ce ciel noir qui n'avait rien à montrer, tandis que Masashito secouait sa main avec véhémence, trépignant d'excitation :
-Vois, Teru ! Ils sont en train d'entrer dans cet immeuble !
Son ami grommela quelques mots étouffés derrière l'épaisseur de son écharpe comme brusquement, Masahito saisit son menton pour diriger de force sa tête en direction de sa ligne de mire : -Il a tourné la tête, regarde-le ! As-tu vu son visage ?
-Je vois très bien, concéda Teru qui commençait à sentir l'irritation titiller ses nerfs. Si maintenant tu pouvais me lâcher et éviter de crier, j'en serais fort aise.
-Je n'ai pu l'apercevoir qu'une demi-seconde, comme quelqu'un est passé devant lui en cet instant précis, ragea Maya. Alors, tu l'as vraiment vu ? Comment est-il ?
-Je ne sais pas, s'impatientait Terukichi dont le ton commençait à se durcir. C'est juste un type comme tant d'autres, c'est quoi ton problème ?
-Je veux juste savoir avec quel genre d'hommes Mia passe ses soirées, se défendit Maya.
-La réponse est pourtant évidente ; avec tous les genres, du moment qu'ils lui donnent du fric. Tu espérais peut-être découvrir qu'il aimait le genre boute-en-train et insupportable comme toi ? Désolé, mais il semblerait qu'il aime les hommes plus matures.
-Ce que tu peux être mauvais quand tu t'y mets, s'exaspéra son ami. Écoute, je l'ai déjà aperçu avec un type aux cheveux longs et noirs comme celui-là, il y a quelques semaines. Je me demandais simplement si c'était le même ; peut-être est-ce un client régulier que Mia apprécie particulièrement ?
-Si c'est un client régulier, c'est plutôt lui qui apprécie particulièrement Mia.
-Décidément, je trouve tes remarques de moins en moins drôles, Teru.
-Tu pensais que je cherchais à te faire rire ? Bordel, Masahito, il n'y a que toi pour ne pas voir la réalité en face ; Mia est une pute, tu comprends ? Une pute, une putain, un prostitué, un escort ; appelle cela comme tu le veux, mais le fait est qu'il couche avec des hommes plus vieux en échange de leur argent. Alors, si tu te mets à le suivre comme un satané stalker le soir après les cours, il y a effectivement de fortes chances que tu ne le découvres en compagnie d'un homme, et que cet homme-là s'avère être le même que celui que tu as aperçu la fois précédente n'est qu'une coïncidence. Des clients, il en a sans doute à la pelle, alors je ne vois pas ce que tu cherches à…
-Va voir, toi .
Masahito, comme hypnotisé, avait brusquement interrompu le jeune homme comme il tapotait nerveusement sur son épaule. De toute évidence, il n'avait que faire de l'opinion de Teru, et ce dernier, mi-vexé, mi-intrigué, l'a dévisagé d'un air méfiant :
-Excuse-moi ?
-Va voir, répéta Maya d'un ton impatient. Le bâtiment dans lequel ils sont entrés. Va devant voir ce que c'est ; tu restes malgré tout plus discret que moi.
Si Terukichi s'exécuta, c'était moins dans l'optique de faire plaisir à son ami que dans l'espoir qu'il ne le laisse enfin tranquille après cela, alors, bon gré mal gré, il s'avança prudemment vers l'entrée de l'immeuble en question.
Une vitrine transparente à travers laquelle un décor de lumières dorées, d'un sol au carrelage imitant des mosaïques romaines et de murs tapissés de velours rouge se présentait à lui dans un luxe ostentatoire, arrachant au garçon une grimace de déplaisir. Il ne savait pas pourquoi, mais imaginer Mia dans cette atmosphère qu'il percevait comme tout aussi guindée que décadente lui inspirait le dégoût. C'est dans un flagrant mécontentement qu'il revint vers Masahito.
-Alors ? s'enquit ce dernier qui trépignait d'appréhension.
-J'ai pu voir des tables et des banquettes au fond, il y a un restaurant. Cependant, ils ont aussi un hôtel à l'étage. Quant à savoir dans lequel des deux ils vont… En tout cas, je n'ai pas vu Mia, mais le type qui l'accompagnait discutait avec l'hôtesse d'accueil. Je n'ai pu le voir que de dos, mais ce que je peux te dire, c'est qu'il avait un papillon tatoué sur sa main gauche.
-Alors, c'est bien le même homme que celui que j'ai déjà aperçu.
Masahito a plongé la main dans sa poche pour en sortir une sucette qu'il ouvrit avant de l'enfoncer dans sa bouche. Triturant nerveusement l'emballage de la sucrerie entre ses doigts, Maya fixait l'horizon, le regard pensif. Peu à peu, son front lisse se stria de ridules, creusant une expression intriguée sur ce visage d'ordinaire si insouciant.
Et Terukichi eut l'intuition, alors, que toutes les fois où il voyait Masahito savourer une sucette, la gourmandise n'en était pas la seule raison ; c'était un moyen pour le garçon de se concentrer lorsque qu'une question le taraudait. Lorsqu'il se mit à parler, la voix de Maya semblait avoir pris une autre nature.
-C'est bizarre… La première fois que j'ai vu cet homme, c'était en compagnie de Mia, il y a quelques semaines. Pourtant, en le voyant à ce moment-là, j'avais déjà eu une impression de déjà-vu. Cela est-il le fruit de mon imagination, ou cela voudrait-il dire que j'avais déjà vu cet homme même avant ça ? Tu sais, j'ai beau me creuser la tête, je suis incapable de m'en souvenir…
-Sans doute parce qu'il s'agissait d'une autre personne, ou bien parce que tu as très bien pu le croiser un jour, dans un banal moment qui n'avait rien de mémorable, avança Terukichi. Quoi qu'il en soit, je n'y vois pas là une raison pour pister Mia comme tu le fais.
-Mais si Mia était en danger à cause de cet homme ?
Le regard que lui lança Terukichi saisit Maya de stupeur. Mais peu à peu, la stupeur devint l'inquiétude, avant de se muer sournoisement en angoisse comme dans le regard de son ami, Masahito ne voyait rien que de la colère. Une colère intense dont il ne comprenait pas la raison, mais redoutait les conséquences. Comme s'il avait en face de lui un être méprisable, d'entre ses lèvres Terukichi a cinglé :
-Avec ou sans la compagnie d'un homme, Mia passe chaque seconde de sa vie en danger.
-Tu ne connaîtrais pas un gamin aux cheveux argentés semblant tout droit sorti d'un jeu vidéo, et une grande perche avec un champ de blés qui pousse tout autour de sa tête ?
Mia, qui était occupé depuis plusieurs minutes déjà à parfaire son maquillage devant le miroir encadré de moulures dorées, se stoppa net, sa bouche carmin grand ouverte et son tube de rouge à lèvres tenu en l'air. Tournant les yeux vers le reflet de Hakuei, de dos, penché à la fenêtre, il est demeuré interdit un instant, ses pensées saisies par l'incongruité de la question, avant qu'un éclair de lucidité ne le frappe soudain :
-Oh, je pense que tu veux parler de Teru et Maya.
-Si tu le dis, lâcha Hakuei dans un haussement d'épaules. Je voulais simplement que tu saches que ces deux gamins, qui qu'ils soient, nous ont suivis sur plusieurs centaines de mètres. J'ai d'abord cru à une coïncidence, mais le fait qu'ils s'attardent en bas de l'immeuble depuis que nous sommes arrivés ici ne laisse plus de place au doute.
Dans un soupir las, Mia referma son tube de rouge à lèvres avant de sortir de sa trousse de toilettes un poudrier, dont il se mit à tapoter délicatement le coussinet sur son visage dans un excès de concentration qui agaça Hakuei.
-Tu as dix-huit ans, bordel. Tu as une peau lisse de bébé, des couches de fond de teint qui te rendent plus blanc que neige, et il faut encore que tu en rajoutes ?
-Hakuei, si je n'applique pas ces couches de maquillage, tout le monde verra mes ignobles défauts. Et lorsque l'on fait un boulot comme le mien, l'apparence est primordiale.
-De quels “ignobles défauts” tu parles, idiot ?
-Si je me maquille, c'est justement pour que tu n'en aies pas la moindre idée.
Hakuei n'a pas rétorqué. Il est demeuré ainsi immobile, fixant Mia de ce regard qui semblait dire qu'il n'en revenait pas, mais le garçon le remarquait à peine, tant son reflet le préoccupait et absorbait chaque parcelle de son attention. Redessinant ses sourcils jusqu'à atteindre un arc qu'il jugeait parfait, ombrant ses paupières d'un artistique dégradé bleu et argenté, rehaussant ses pommettes, affinant son nez et creusant ses joues à l'aide de maints pinceaux et poudres, Mia recréait sur lui-même un visage qui s'éloignait peu à peu du sien.
Face à ce spectacle, Hakuei se sentait tiraillé entre admiration et malaise. L'admiration pour un talent esthétique dont Mia était incontestablement doté, et le malaise de voir l'esprit du jeune homme obnubilé par l'idée de se changer en un autre que lui-même.
Si Mia était un Narcisse obsédé par son reflet, ce n'était pas pour sa beauté. Et Hakuei, au fond de son cœur qui se serrait d'angoisse, aurait préféré que la vanité fût la cause de tant d'attention.
Cependant, Hakuei le savait ; la vanité était un péché bien moins grave que cette chose, prégnante, palpable, omniprésente et pourtant, indéfinissable, qui hantait nuit et jour le garçon. Cette chose qui le possédait comme un démon, et qui en avait le pouvoir destructeur.
Lorsqu'enfin Mia referma sa trousse de toilette pour se retourner vers Hakuei, lui offrant alors son plus radieux sourire, l'homme, sans rien dire, a foncé dans la salle de bain, et Mia l'entendit qui fît couler l'eau avant de ressortir un instant plus tard.
Lorsque Hakuei agrippa vivement Mia par le poignet avant de brandir quelque chose devant son visage, Mia a poussé un hurlement de terreur.
C'était comme s'il avait brandi un couteau sous ses yeux. C'était peut-être même pire encore ; en une fraction de seconde, Mia était devenu un être prostré au sol, tirant avec acharnement sur ce poignet que Hakuei maintenait prisonnier. C'était comme si la violence même avait jeté son dévolu sur lui, comme si son seul salut possible se trouvait dans ce hurlement strident qui appelait à l'aide.
Mais les murs de l'hôtel étaient calfeutrés, réduisant au silence le plaisir comme la détresse, et Mia, en proie à la volonté de Hakuei, se débattait comme un oiseau entre les crocs d'un molosse. Un oiseau qui se sait condamné, qui sait que sa faiblesse ne lui donne aucune chance face à la puissance de la violence et pourtant, c'est un oiseau qui ignore, qui ignore qu'il nage en plein cauchemar, que toute cette horreur qui l'habite n'est que le fruit de ses délires et alors, tandis que Hakuei tend vers son visage ce que Mia voit comme une arme signant sa propre fin, l'homme immobilise le garçon qu'il plaque dos au mur et Mia pleure, Mia supplie, Mia quémande une pitié qui ne vient pas, parce que Hakuei ne comprend pas quelle pitié est nécessaire lorsque, à ses yeux, il ne fait rien de mal.
Alors, comme il voit ses supplications vaines, comme il voit la froideur dans les yeux de Hakuei et ce désir brûlant d'aller jusqu'au bout, Mia se résigne, Mia se laisse faire, et, ravalant les sanglots qui se noient dans sa poitrine, il laisse faire Hakuei qui approche doucement cette arme de son visage et, avec délicatesse, passe le gant mouillé sur ses joues déjà entachées de larmes.
Tétanisé, les yeux fermés, les lèvres serrées, Mia sent petit à petit tous ses efforts s'effacer tandis que la main de Hakuei continue doucement d'effacer ce maquillage qu'il s'est tant donné de peine à parfaire. Il continue, peu à peu, à révéler ce visage qu'il s'est évertué à dissimuler et lorsqu'enfin, Hakuei a arrêté, lorsque Mia s'est senti nu et misérable sous le regard pénétrant de l'homme, il a senti que son âme quittait son corps, incapable de faire face à ce regard qui, il le savait, ne pourrait jamais qu'abominer sa véritable apparence.
Mia était en train de souffrir, au point de vouloir en mourir, son corps paralysé prostré contre le mur, le visage tourné qui évitait anxieusement le regard de Hakuei alors, quand il a de nouveau senti la main de l'homme, cette fois sans arme, se poser sur sa joue, il s'est attendu à ce que le dégoût ne le fasse subitement reculer.
Mais Hakuei ne reculait pas, Hakuei ne bougeait pas, si ce n'est cette main avec laquelle il caressait doucement ce visage figé par la terreur, maculé des traces rémanentes de larmes et de maquillage. Il le caressait, oui, lentement, avec une douceur extrême, comme l'on caresse un chaton maltraité que l'on ramasse dans la rue.
Et si Mia avait envie de pleurer, il ne se doutait pas que Hakuei aussi, retenait péniblement ses larmes, même si les siennes, elles, avaient une nature bien différente. En voyant les yeux bordés de larmes de l'adolescent, Hakuei a pensé avec douleur que depuis trop longtemps déjà, ces larmes brouillaient sa vue, offrant alors au garçon une vision déformée du monde comme de lui-même. Et si Mia avait envie de pleurer par honte de sa propre laideur, Hakuei sentait son coeur se déchirer à la vue de cette beauté qui méritait tant d'être fière.
-Mia, ça ne peut plus durer.
Mia n'a pas répondu. Il se rendit compte que ses dents étaient encore nerveusement plantées dans ses lèvres lorsqu'il a senti un léger goût de fer sur le bout de sa langue. Évitant toujours le regard profond de l'homme, il s'est demandé s'il avait rêvé les sanglots dans la voix de Hakuei.
-Mia, ça ne peut plus durer.
-S'il te plaît, fais-le pour moi.
Devant les yeux effarés de Hiroki, un homme le supplie. Il a les yeux noirs de l'encre, un sang d'encre, des cheveux noir corbeau, un corps beau dissimulé, et pourtant magnifié, dans ce costume noir qui lui sied à merveille, soulignant sa virilité naturelle, exaltant son élégance intrinsèque. Hiroki a une œuvre d'art devant les yeux mais s'il ignore l'auteur de l'œuvre, il en connaît la teneur, et Hiroki, du plus profond de son être, sait qu'il ne peut se permettre de vivre le deuil d'une œuvre pareille.
Mais la poésie trouve sa profondeur dans sa tristesse, les plus belles histoires trouvent leur beauté dans le drame, et les plus belles émotions trouvent leur source dans la douleur.
Ainsi est Atsushi, une œuvre de maître qui s'est sacralisée dans une meurtrissure de l'âme, que ni le temps ni les sources de joie ne peuvent refermer. Et pourtant la plus grande, la plus lumineuse source de joie est là, auprès de lui, avec son regard de ciel d'été et son sourire radieux comme son soleil.
Mais Hiroki le sait ; elle ne se voit pas, mais la blessure saigne encore, béante et rougeoyante, elle est là sous les yeux de Hiroki qui, impuissant, voit chaque jour un peu plus son meilleur ami devenir exsangue, se rapprochant d'une lividité bientôt cadavérique. Hiroki a devant lui un rêve qui se transforme lentement mais sûrement en cauchemar, et rien semble ne pouvoir entraver le cours de cette cruelle fatalité. La voix de Hiroki est sortie d'entre ses lèvres complètement dénaturée.
-Je ne peux pas, Atsushi. Je ne peux pas.
Plus que d'affirmer, il avait l'air de supplier. Comme s'il le suppliait de le croire, comme s'il le priait à genoux de faire semblant, d'en tenir compte, et alors d'agir comme il se devait ; en d'autres termes, il le suppliait simplement de renoncer.
Mais c'était inutile ; renoncer, Atsushi l'avait déjà fait, et sa décision était irrémédiable. Seulement, ce n'était pas la renonciation que Hiroki aurait souhaitée. C'était un abandon pur et simple, cet abandon que Hiroki rejetait de toute son âme.
-Je n'en suis pas capable, Atsushi. Tu ne peux pas me faire ça. Ce que tu vis en ce moment, je le vivrais si tu venais à aller jusqu'au bout.
-Comment peux-tu dire ça, Hiroki ? Toi qui n'as jamais connu l'amour que j'ai connu, tu ne peux connaître le deuil que je connais.
“Mais je te connais, toi. Alors l'amour, je ne le connais pas seulement ; je le vis. Et en ce moment même, il est en train d'être écartelé vif.”
Il ne pouvait pas le lui dire. Il avait trop de décence et trop de conscience pour le faire. Face à la mort, que représente tout l'amour du monde, lorsque le monde nous semble n'être rien ? Hiroki le sait, Atsushi se meurt de faim et de soif ; la soif d'un amour envolé, la faim d'une vie explosée. Et cette autre vie, à côté de la sienne, qui lui est trop lourde à porter.
Après tout, quel poids Atsushi pourrait-il soutenir sans succomber lorsque celui de sa propre personne le fait s'écrouler ? Hiroki est impuissant face au désespoir d'Atsushi et par-là même, il est impuissant face à sa propre déréliction.
-Je t'en conjure, Hiroki. Au nom de notre amitié, au nom de notre fraternité, fais la seule chose que tu peux faire pour moi.
-C'est au contraire la seule chose que je ne pourrais jamais faire pour toi ! Atsushi, comment peux-tu me demander une chose pareille ? Mettre sur mes épaules le poids d'une responsabilité qui ne peut être la mienne, quand tu te délestes des tiennes ?
-Hiroki, pour l'amour du ciel, je n'ai plus la force…
Hiroki a l'impression que son ami va s'écrouler devant lui. Il est là, sa silhouette encore imposante, encore admirable, et pourtant, ce visage émacié, devenu trop pâle, ces yeux creusés et cette lueur dans son regard, la lueur infime d'une chandelle sur le point de s'éteindre au moindre souffle expiré ; Hiroki ne voit devant lui que l'ombre de son ami, les vestiges encore debout -mais plus pour longtemps - de sa grandeur passée. Dans les yeux d'Atsushi, les larmes viennent menacer encore un peu plus cette flammèche sur le point de mourir.
-J'ai essayé, tu sais. Depuis ce jour, il ne s'est pas passé un seul instant sans que j'aie essayé. A présent, je n'ai plus la force que de venir t'implorer.
-Atsushi, en me demandant de l'accepter, lui, tu me demandes de t'abandonner, toi. Et ça, c'est une chose à laquelle rien au monde ne me fera me résigner. Pas même l'amour que j'ai pour toi. Surtout pas l'amour que j'ai pour toi.
Atsushi passe sa main dans ses cheveux noirs. Cette longue main qui allie avec harmonie la grâce et la masculinité, elle se perd dans ses mèches autour desquelles ses doigts nerveux viennent s'agripper. Dans sa tête ses pensées tourbillonnent et lui il est au milieu, dans l'œil de ce cyclone qui l'a piégé, à la merci duquel il ne peut que se plier. Cette infime lueur qui vacillait encore dans les yeux d'Atsushi, ce n'était pas celle d'un espoir qui se meurt ; c'était celle d'une folie qui naît. La folie du désespoir.
-Acchan !
Il s'est stoppé net. Ce nom par lequel Hiroki venait de l'appeler avait agi sur lui comme un détonateur. Brusquement, Atsushi s'est ressaisi et, fixant son ami d'un regard empli de tendresse, il a murmuré : -Eh bien, Hiroki, au revoir.
Et comme s'il venait de mettre un terme à la plus banale des discussions, Atsushi s'en est retourné d'un pas tranquille, laissant derrière lui son ami debout au milieu de son salon. Il n'était pas encore parti que Hiroki a senti une vague déferlante de solitude le submerger :
-Atsushi, tu peux partir, si tu le veux. Tu peux partir aussi loin que tu en éprouves le besoin mais je t'en prie, pour l'amour de Dieu, pour l'amour de moi, pour l'amour de lui, jamais, au grand jamais, ne va là où je ne pourrai pas te rejoindre.
Pour toute réponse -si cela était vraiment une réponse- Atsushi lui a adressé un signe de la main sans se retourner. Lorsqu'il s'est réellement retrouvé seul dans sa propre maison, Hiroki a eu le sentiment que le monde autour de lui avait pour toujours changé.
-Hiroki, on a besoin de toi.
Le souvenir s'efface devant les yeux de Hiroki comme la fumée évanescente d'une cigarette déjà éteinte. Avachi sur son siège, ses mains moites entremêlées, Hiroki lève un regard morne vers celui qui venait brusquement de surgir dans son bureau.
A l'encadrement de la porte, se tient un homme d'une stature imposante, aux longs cheveux noirs et lisses qui lui avaient toujours rappelé son meilleur ami. Mais ses traits, sa voix, son regard ; tout en lui est si différent d'Atsushi que secrètement, Hiroki lui en voulait presque de cette chevelure qui, lorsqu'elle était vue de dos, lui donnait le sentiment troublant de voir apparaître un fantôme.
-Pardon, Asagi, tu disais ?
Le dénommé Asagi fixe Hiroki comme s'il hésitait à poursuivre sa requête. Mais l'homme l'encourage d'un brave sourire aussi, non sans une pointe d'inquiétude toutefois, Asagi prononce de sa voix grave : -Il y a encore eu un problème chez les Terminale A. Si tu pouvais ramener tes talents d'infirmier avant l'arrivée des secours, ce serait parfait.
Et Asagi de s'éloigner sans plus attendre, le bruit de ses talons martelant le sol bientôt accompagné des pas précipités de Hiroki.