All the Parents who are gone -chapitre 4

Juliet

-Ces gosses vont finir par me rendre fou.

Masashi était agenouillé au sol, et sur ses genoux reposait la tête de Yoshiatsu, le visage grimaçant, le menton dégoulinant d'une cascade de sang qui s'écoulait tout droit de sa bouche. Autour d'eux les dizaines d'élèves attroupés comme autour d'une représentation théâtrale, et si au début, Hiroki soupçonna effectivement que Yoshiatsu n'exagéra son rôle d'acteur comme il se tortillait et gémissait de douleur, il révisa son jugement lorsque, passant à travers la muraille d'élèves, il vit, au milieu de ce barbouillage de sang, sa lèvre inférieure profondément fendue comme deux bouts de chair sanguinolente pendouillaient mollement.
Et si certains observaient la scène avec dégoût, c'est la révolte qui envahit Hiroki lorsqu'il s'agenouilla à son tour auprès du garçon. Il l'a fait redresser le buste, doucement, pour mieux inspecter l'état de sa bouche, qui se révéla pire encore que ce qu'il ne pensait.
Si sa lèvre inférieure avait été ouverte en deux dans toute son épaisseur et sa profondeur, le coin droit de sa lèvre supérieure avait été également amoché, bien que moins gravement. Une entaille la scindait et lorsque Hiroki demanda à Yoshiatsu d'ouvrir grand la bouche, il constata que son incisive supérieure gauche avait été délestée d'un morceau. Il se retourna vers la foule agglutinée pour balayer d'un regard féroce les élèves captivés par la scène.
-Qui a osé faire une chose pareille ?
Et alors qu'un silence de plomb lui répondit, il allait réitérer sa question auprès de Masashi lorsqu'au même moment, la silhouette, reconnaissable entre toutes, de Terukichi apparut à travers le mur humain.
-Qui cela pourrait être, sinon moi ?

Cela aurait pu à vrai dire être beaucoup de monde, comme Hiroki n'ignorait pas la réputation de terreur de Yoshiatsu, et qu'à son sens, beaucoup de personnes avaient sans doute une raison de lui en vouloir. Mais si, sur le coup, il a pensé que Terukichi mentait pour protéger quelqu'un, il a vu dans son regard une lueur de satisfaction qui ne lui laissa plus aucune place au doute.
Le cœur serré, Hiroki n'a pas su que répondre alors, se détournant pour ne plus voir le visage de Terukichi, il a tant bien que mal fixé son attention sur le blessé à qui il se mit à administrer les premiers secours.

Lorsqu'enfin l'ambulance fut arrivée et qu'elle eut emporté avec elle le jeune homme, laissant derrière lui des taches de sang éparpillées un peu partout sur le sol, Masashi se redressa et, de toute sa hauteur, toisa avec froideur le coupable qui émit un sourire narquois à son encontre .
-Terukichi, toi et moi allons rendre visite à tes parents. Je suis persuadé qu'ils seront très intéressés d'apprendre ce que tu as fait.
Terukichi n'eut pas le temps de répondre qu'une petite voix survint à travers la foule, s'immisçant timidement entre le professeur et son élève : -Monsieur Miwa, si je peux me permettre, Terukichi n'a fait que défendre Mia de…
-Je ne veux pas t'entendre, Koichi.

Et pourtant, rares étaient les fois où l'on pouvait l'entendre. Koichi a baissé la tête, résigné. Si seul le silence venant de lui était accepté, alors seul du silence il userait. C'était après tout ainsi qu'au sein de cette classe parasitée par les bruits, Koichi avait toujours traversé ses journées, et si le son de sa voix qui s'élève était une insulte aux yeux de Masashi, que pouvait-il y faire ?
-J'ignore ce que tu as dans la tête, Koichi, mais laisse-moi te dire une chose : si je n'ai jamais compris pour quelle raison un garçon comme toi traînait avec cette brute de Yoshiatsu, je ne tolérerai néanmoins que tu ne prennes la défense de Terukichi, ni de quiconque, lorsqu'il choisit pour toute réponse la violence.







La cloche avait sonné la fin des cours depuis une vingtaine de minutes déjà, et tandis que Terukichi imaginait tous ses camarades enfin libérés d'entre les murs de cette école, lui était enfermé dans la voiture de son professeur.
Perdant pensivement son regard à travers la fenêtre, il se demandait si, finalement, il n'eût pas mieux valu de laisser Yoshiatsu s'en prendre à Mia sans rien faire. “Bon sang, mais c'est quoi mon problème, à me mêler de ceux des autres ? Si j'avais su que la journée finirait ainsi, j'aurais mieux fait de sécher les cours.”
-Il y a en toi quelque chose qui part à la dérive, Terukichi.

Terukichi lança à son professeur un regard que ce dernier, heureusement trop concentré sur la route, ne vit pas.
“Bien sûr, que quelque chose en moi part à la dérive. Tu croyais quoi, Masashi ? En réalité, tout part à la dérive; la vie qui n'était censée être qu'un long fleuve tranquille est une mer agitée et dévastée par une tempête sans fin, et moi, comme tant d'autres, j'y ai été jeté sur un radeau sans boussole ni gouvernail. Quel autre moyen ai-je de parcourir les eaux du temps, si ce n'est à la dérive ? Sans savoir où je vais, sans même savoir si je vais finir par accoster quelque part un jour, je n'ai pas d'autre choix que de continuer à dériver jusqu'à ce qu'enfin la tempête ne se meure, ou ne finisse par me tuer.”
-J'aurais dû ne pas écouter les conseils du directeur, et aller rencontrer tes parents bien avant cela. Asagi est beaucoup trop clément…
-Le directeur vous a dit de ne pas aller voir mes parents ? s'enquit le jeune homme qui trahit malgré lui son intérêt profond pour un fait que Masashi pensait anodin.
-Eh bien… En tant que ton professeur principal, il est normal que le directeur et moi ayons eu des discussions à ton sujet, tout comme à celui de tes camarades…
La logique était implacable, et pourtant, l'idée que Masashi et Asagi aient déjà parlé de Terukichi à l'insu de ce dernier, et, qui plus est, apprendre que le directeur avait pris sa défense, cela troublait profondément Terukichi sans que lui-même ne sache pourquoi.
-J'ai du mal à croire que ce type, avec ses airs de sorcier, ait parlé en ma faveur, laissa échapper Terukichi.
Sur le volant, les doigts de Masashi se crispèrent en même temps que son visage.
-Surveille tes paroles, gamin. Tu parles de ton directeur, et il se trouve qu'il s'est montré à ton égard bien plus clément que je ne l'aurais jamais été. Seigneur, Terukichi, n'as-tu donc aucun respect pour personne ?
-Si je n'avais aucun respect pour personne, je n'aurais pas écrasé la sale face de Yoshiatsu.
-La façon dont tu as défiguré Yoshiatsu, c'est donc ta démonstration du respect ? cingla l'homme dans un rire forcé.
-Je l'ai fait pour Mia ! se défendit avec véhémence le garçon qui contenait de plus en plus mal sa rage. Cette saloperie passe son temps à s'acharner sur Mia, mais parce qu'il n'est jamais allé jusqu'à le frapper sous vos yeux, vous n'avez jamais jugé utile de le punir comme vous me punissez, moi !
-Je ne te punis pas, Teru. Je cherche à te faire prendre conscience de tes erreurs.
-En m'obligeant, en votre présence, à me confronter à mes parents ?!
Terukichi s'était écrié d'une voix dénaturée. Le visage défait, les yeux brillants de rancœur, les lèvres tordues par l'amertume, il dévisageait Masashi comme il l'eût fait d'un tortionnaire ; avec autant de mépris que de terreur. La vision de cette détresse inavouée a troublé Masashi qui s'est raidi sur son siège, nerveux.
-Terukichi, aurais-tu peur de tes parents ?

Décidément, ou bien il était profondément stupide, ou bien il prenait un malin plaisir à se moquer de lui. Sans savoir pour quelle solution pencher, Terukichi observait son professeur avec la méfiance de quelqu'un qui ne sait plus à qui il a affaire.
-Pardon ? articula-t-il dans un rire jaune. Attendez, vous êtes en train de me demander si mes parents me maltraitent ?
-Pourquoi cet air choqué ? Toutes les fois où j'ai mentionné le fait d'aller voir tes parents, tu devenais livide. Si tu as quelque chose à craindre de leur part, Terukichi, alors j'aimerais mieux que tu me le dises avant qu'il ne soit trop tard.

Et le pire, c'est que Masashi, derrière son air rigide, derrière son masque grave et implacable, à l'intérieur de ce corps massif qui pourrait lui tordre le cou d'une main, semblait réellement sincère. Oui, quelque part dans cette créature qui semblait ne pas avoir d'âme, existait une inquiétude envers lui que Terukichi se mit à considérer avec un profond malaise.
-Ô Seigneur, finit-il par clamer d'un air grandiloquent comme il tentait de se donner une contenance. Vous êtes bien loin du compte. Mes parents sont bien trop gentils avec moi, mais le fait est que je veux avoir avec eux le moins d'interactions possibles, et si vous commencez à vous mêler de tout ça, je ne pourrai échapper à un long sermon de leur part.
-Me “mêler de tout ça” est mon devoir, Terukichi. Je te prie de bien vouloir me croire lorsque je t'assure que je me serais mieux porté de ne pas avoir à le faire.
-Il ne tient qu'à vous d'arrêter la voiture et de me laisser descendre, rétorqua le garçon.
-Ce gamin va s'en sortir avec une bonne dizaine de points de suture ; tu ne croyais tout de même pas t'en tirer avec une tape sur la main ? En parlant de main…

Tandis qu'ils s'arrêtaient face à un feu rouge, Masashi tourna la tête pour diriger sur un point précis un regard lourd de sens. Le garçon évitait soigneusement son regard en échappant le sien par la fenêtre, mais il ne savait que trop bien ce que son professeur fixait alors.
-Terukichi, tu n'ignores pas que les tatouages, au sein du lycée, sont formellement interdits ?
Un murmure se fit entendre que Masashi ne sut décrypter.
-Pardon, tu as dit quelque chose ?
Il a cru que le long soupir exaspéré que poussa Teru serait sa seule réponse, lorsqu'enfin le garçon finit par émettre à haute voix :
-Je ne peux rien y faire. Il est là, et rien ne pourra l'effacer.
-Comment est-ce qu'un mineur comme toi a réussi à avoir un tatouage, pour commencer ? Si j'avais le nom de ce tatoueur, je ne tarderais pas à venir lui rappeler la loi.
-Excusez-moi, mais pendant que vous vous attardez sur un minuscule tatouage sans conséquence, est-ce qu'il y a une personne adulte, dans cette foutue école, qui se soucie de ce que Mia fait à son corps ?


Masashi a gardé le silence. Ce n'est pas qu'il ne trouvait rien à dire, mais il y avait au contraire tant à dire que les mots se précipitaient dans sa tête dans une ruée effrénée, incontrôlable, et bientôt dans la folie de cette débandade, dans ce déchaînement d'une armée acharnée, ses pensées se piétinaient les unes les autres avant de finir dans une bouillie informe de confusion.
Si Masashi avait déjà entendu les rumeurs concernant la supposée prositution de Mia ? Bien sûr. Y croyait-il cependant ? Il ne le savait pas, mais ce qu'il savait est que si tel était le cas, c'était un problème que même ses épaules larges et puissantes ne pouvaient supporter seules.
Ce que Masashi était à mille lieues d'imaginer, en revanche, était qu'en prononçant ces mots avec tant de colère, Teru impliquait bien d'autres choses encore que ce que l'homme ne croyait savoir. Alors, un peu pour dévier d'un sujet qu'il ne saurait comment diriger, un peu aussi parce que cette autre question le taraudait depuis un moment, Masashi finit par prononcer : 

-Pourquoi redoutes-tu à ce point les échanges avec tes parents ?
Nouveau soupir ostensible de Teru qui reporta sur son professeur un regard condescendant.
-Je ne les redoute pas ; je ne fais que leur épargner de l'énergie et du temps. Pourquoi devrais-je leur raconter mes journées, les laisser s'évertuer à essayer de faire de moi une meilleure personne ? Pourquoi les laisser se faire du souci avec un garçon comme moi, puisque de toute façon, ils ne me verront plus très longtemps ?

Face à la détresse manifeste du garçon, cette détresse qu'il aurait sans nul doute préféré réussir à dissimuler derrière son habituel masque d'indifférence, Masashi a senti son cœur se serrer. Il était peut-être désobéissant, il était peut-être insolent, peut-être indolent, parfois même violent ; mais après tout, Terukichi n'était qu'un adolescent de dix-sept ans qui luttait chaque jour contre des démons qu'il était le seul à connaître. Et mener une vie de batailles ne peut se faire sans essuyer de profondes blessures. Alors, à l'envers de son corps, il y avait l'enfer du décor. 

-Lorsque l'on est passé par ce que tu as vécu, il est normal -sans doute même est-ce une fatalité - de craindre l'abandon. Mais Terukichi, si ces personnes, après plusieurs années, ont fini par t'adopter, c'est sans aucun doute parce qu'elles t'aiment vraiment.
Finalement, a pensé Terukichi par devers-lui, c'est Koichi qui avait raison. De toujours garder le silence. Lorsque les mots que l'on prononce sont incompris, lorsque les mots que l'on entend résonnent dans le vide, alors, le silence est le plus sécurisant des refuges.







Ils n'avaient pas de visage. Ils n'avaient pas de présence, ils n'avaient pas de substance, et s'ils étaient bien visibles, ils étaient pourtant transparents, s'ils avaient bien une voix audible, lui ne pouvait l'entendre.
Ils pouvaient le toucher, poser leurs mains sur la sienne, serrer son corps dans leurs bras, caresser sa joue ; lui ne sentait rien. Leur toucher ne laissait ni chaleur ni sensation, leur existence, à dire vrai, ne lui laissait aucune impression. Qu'ils fussent là où non, la réalité restait la même ; en son âme, Terukichi était seul.
Et c'est presque comme s'il était réellement seul qu'il répondait, donnant l'impression à ceux qui l'entouraient alors qu'il se parlait à lui-même.
-Terukichi, a fait la voix douce de sa mère, comment en es-tu venu à frapper un garçon de ta classe avec une telle violence ? Terukichi, réponds-moi je t'en prie. Tu n'as jamais été ainsi.
-Comme s'il m'avait laissé le choix…marmonnait le garçon, les yeux dans le vague.
-Terukichi, regarde-nous. Que pouvons-nous faire pour t'aider ? Voilà des mois que tes notes chutent, et maintenant, ton professeur vient nous voir pour nous dire que tu as envoyé un garçon à l'hôpital ; d'où te vient donc cette rage ? a fait la voix posée de son père.
-C'est quoi, cette question stupide ? Si ma rage a envoyé Yoshiatsu à l'hôpital, c'est parce que c'est de Yoshiatsu qu'elle vient.
-Terukichi, je te prie de parler à tes parents avec plus de respect. Lorsqu'une personne t'adresse la parole, aie au moins la politesse de la regarder, a fait la voix caverneuse de Masashi.
-Bon sang, vous ne voyez pas que ce n'est pas moi le problème ?
-Crois-moi lorsque je te dis que ton père et moi nous faisons un sang d'encre à ton sujet, Teru. Toi qui as toujours été un bon élève, que t'arrive-t-il cette année ?
-Si quelque chose s'est passé qui te trouble, alors, nous voulons tout faire pour t'aider.
-J'aurais voulu que Yoshiatsu s'étouffe dans son propre sang. Tout le monde hait Mia, lorsque c'est Mia qui devrait haïr le monde.

Terukichi marmonnait ces mots à toute vitesse comme un robot, son regard papillonnant de parts et d'autres de la pièce comme s'il cherchait fiévreusement quelque chose, n'importe quoi, auquel se raccrocher et fixer son esprit. Mais il n'y avait rien, rien que ces trois adultes assis autour de lui qui le dévisageaient avec pitié comme un pauvre animal blessé.

-Terukichi, entends-tu seulement ce que tes parents te disent ?
-Monsieur Miwa, nous sommes vraiment désolés quant au comportement de notre fils. Nous vous présentons nos plus plates excuses.
-Ah, Madame Yamashita, ne vous excusez pas… En tant que son professeur principal, j'ai aussi grandement ma part de responsabilité quant à son comportement au lycée.
-Au moins maintenant, lorsqu'il verra sa face de démon balafrée dans le miroir, il se rappellera qu'il n'est pas un Dieu tout-puissant.
-Terukichi ! s'indigne son père qui se dresse brusquement. Tu devrais demander pardon plutôt que de faire preuve d'un tel mépris envers ta victime !
Mais si Terukichi réagissait à tout ce qu'ils disaient, son regard continuait à passer frénétiquement d'un point à l'autre de la pièce comme il marmonnait nerveusement :
-Une victime ? Yoshiatsu ? Mon Dieu, mais Mia plaisantait, il ne faisait que plaisanter, et Yoshiatsu lui a sauté dessus comme un chien enragé, et c'est lui la victime ? Que devient Mia, dans l'histoire ? Même Koichi, celui qui se tait, pour une fois a voulu parler, mais l'on réduit au silence tout ce qui a un tant soit peu de sens.
-Terukichi, il n'est pas ici question de défendre les actes de Yoshiatsu. Cependant, ta réaction a été aussi imprévisible que disproportionnée, et une telle violence physique ne peut être admise au sein de notre établissement.
-Mon pauvre monsieur Miwa, vous êtes un phénomène tel que je ne sais plus si, pour vous, je dois éprouver mépris ou pitié. 










Si cela faisait deux heures que Terukichi s'était enfermé dans sa chambre, cela n'en faisait qu'une, seulement, que ses parents s'alternaient pour venir lui parler à travers la porte dans l'espoir qu'il n'apparaisse. Ils avaient dû, après tout, passer une heure à se confondre en excuses devant un Masashi Miwa trop consterné pour réagir autrement que par des balbutiements, et ce n'est qu'une fois le professeur parti qu'ils avaient monté l'escalier qui les séparait de la pièce où le garçon avait accouru se réfugier juste après qu'il avait lancé, au visage de l'homme, ses profondes pensées.

C'était une nouvelle fois au tour de sa mère, à ce moment-là, de supplier Terukichi de sortir, tentant de le convaincre tantôt par la patience et la compréhension, tantôt par la menace, mais rien n'y faisait. Face à des mots qui volaient dans l'atmosphère sans l'atteindre, Terukichi ne répondait pas. Il ne s'était ni excusé, ni expliqué auprès de son professeur, aussi le faire auprès de ceux qui s'appelaient ses parents lui semblait au-delà de l'absurde.
Mais voilà deux heures qu'il était enfermé, et si l'insistance de la femme et de l'homme n'avait sur lui aucun effet, force était d'admettre cependant qu'il avait faim, et qu'aller chercher à manger impliquait nécessairement de sortir de la pièce, rendant alors impossible l'évitement d'une confrontation.
Et si Terukichi était loin d'avoir peur, il n'avait aucune envie d'une discussion dans laquelle il n'aurait rien à dire, ni rien à entendre, selon lui, qui en valût la peine. Alors, se relevant brusquement de son lit sur lequel il était assis depuis tout ce temps à fixer le mur, il a saisi son sac à dos, a pris un peu de monnaie qui traînait dans un tiroir et, ouvrant grand la fenêtre, il a balancé son sac du haut du premier étage avant de suivre la même direction.









-Non. Je n'ai absolument aucune idée de ce qui se passe, et je ne veux pas le savoir ; tout ce que je sais, c'est que je ne veux pas de ça chez moi.
“Ca”, c'était un Terukichi penaud, pieds nus, serrant son sac à dos dans ses bras comme un enfant serre sa peluche lorsqu'il se réveille d'un cauchemar en pleine nuit, avec son visage d'albâtre, ses grands yeux suppliants, et sa moue boudeuse. “Ca”, c'était un adolescent qui vient sonner chez lui de manière impromptue le soir, amenant avec lui tous les ennuis que Hiroki voyait poindre derrière lui.
-Hiroki, s'il vous plaît, vous pourriez m'accueillir chez vous ce soir ?

Tant de questions se disputaient dans son esprit qu'il ne savait pas par où commencer, et Hiroki se contentait de fixer de cet air incrédule le jeune homme dont la seule présence était une anomalie de l'univers. Comme aucune réponse ne venait, Teru a jugé bon d'avancer d'un pas avant que brusquement, Hiroki ne le stoppe d'un geste :
-Attends, que comptes-tu faire, au juste ?
-Eh bien… J'ai faim, je n'ai plus que 500 yens sur moi car j'ai dû payer un taxi pour venir jusqu'ici, et comme je sais que vous êtes célibataire, je me suis dit que vous n'auriez pas le coeur de refuser l'asile à un pauvre enfant affamé et à la rue.
-Excuse-moi, rétorqua Hiroki dans un rire forcé qui ne trahissait que trop sa nervosité, mais comment se fait-il donc que le garçon que tu es, doté pourtant d'un toit et nourri -j'en suis certain- fort convenablement par ses parents- ne se retrouve devant chez moi, pieds nus, à déblatérer des élucubrations incompréhensibles ?
-Vous avez parfaitement compris, protesta Teru qui se mit à trépigner d'impatience. Je suis à la rue parce que je suis parti de chez moi, et j'ai faim parce que j'aurais été obligé de passer devant mes parents pour aller jusqu'à la cuisine.
-Oh, fit Hiroki du ton le plus compréhensif dont il était capable. Mon pauvre garçon, je crois que je vois plus clair à présent ; tu as donc fugué ?
-Voilà, s'exclama Teru avec enthousiasme, vous avez enfin compris. Maintenant, vous me laissez entrer ?
-J'appelle immédiatement tes parents pour qu'ils viennent te chercher.


Et Hiroki de faire volte-face sous les yeux écarquillés du garçon qui ne revenait pas d'une telle effronterie. Reprenant ses esprits, il est entré sans invitation dans la maison de l'homme pour lui courir après, tentant de lui arracher des mains le téléphone qu'il venait de saisir : -Non, je vous en prie, ne faites pas ça !
-Tu dérailles complètement, Terukichi, se défendit Hiroki qui n'avait aucun mal à repousser le garçon d'un seul bras. Je savais que tu étais prompt à agir sur un coup de tête, mais partir de chez toi sans prévenir et venir taper l'incruste chez moi comme si de rien n'était… Comment as-tu eu mon adresse, pour commencer ?
-N'appelez pas mes parents, suppliait fébrilement le garçon qui continuait à tourner autour de l'homme dans la tentative vaine de lui prendre l'objet. Par pitié, Masashi est déjà venu leur raconter ce qu'il s'est passé aujourd'hui, je n'ai pas besoin que vous en rajoutiez.
-Il est ton professeur, et tu dois l'appeler “Monsieur Miwa”, enchérit Hiroki de plus en plus exaspéré. Tu ne croyais tout de même pas sérieusement que j'allais t'accueillir les bras grand ouverts sans même informer tes parents d'où tu te trouves ?
-Ils ne doivent même pas s'être rendu compte que je suis parti, Hiroki, la porte de ma chambre est fermée à clé. A l'heure qu'il est, ils doivent penser que je me suis endormi, ou ont renoncé en sachant que je ne répondrai de toute façon pas à leurs appels. Je vous en prie, Hiroki, si ce n'est vous, qui m'aidera ?
-Je n'en sais rien, moi. Va voir tes amis. Je n'arrive pas même à réaliser que tu es vraiment chez moi en ce moment. Bon sang, Terukichi, avoir tes parents auprès de toi est-elle une si grande torture pour que tu agisses si inconsidérément ? 

-Pourquoi ne cessez-vous pas de les appeler “mes parents” quand vous savez très bien qu'ils ne l'ont jamais été ? se désespéra le garçon avec lassitude.
-Et pourquoi agis-tu envers moi comme si j'étais ton père alors que je ne l'ai jamais été ?

Il avait marqué un point, et c'était un point fatal. Il avait utilisé une arme à double tranchant qui, si elle fit de Hiroki le vainqueur comme il l'avait voulu, faisait aussi de Terukichi le vaincu. Et ça, il ne l'avait pas voulu. Mais comment aurait-il pu savoir, après tout, que cette simple vérité, émise comme un argument logique face à une situation insensée, blesserait le garçon à un point qu'il ne pouvait l'exprimer ?
Terukichi ne trouvait pas les mots, figé dans la torpeur, mais son être tout entier alors exprimait une douleur que Hiroki pouvait sentir là, palpable, tout autour de lui. Comme si, par ces mots qu'il pensait inoffensifs, il avait invoqué des démons intérieurs revenus brusquement prendre possession de l'âme de Teru. Et si Hiroki s'en est profondément voulu, malgré tout il ne comprenait pas pourquoi une telle désolation dans son regard, ni ne savait comment la faire partir. Alors, lorsqu'enfin, Hiroki finit par composer un numéro sur le téléphone avant de le porter à son oreille, Terukichi l'a laissé faire, muet.




C'est muet que Terukichi est resté lorsque ses parents sont arrivés en catastrophe chez Hiroki, entourant le garçon de leurs étreintes inutiles, l'accablant de leurs caresses qui le laissaient froid, et tandis que l'homme et la femme, une fois encore, se confondaient en excuses devant Hiroki, ce dernier, lui, avait du mal à détacher son regard du garçon.
Mais le garçon ne regardait plus rien si ce n'est le sol, s'extirpant instinctivement du monde qui l'entourait. Terukichi était là, mais il était absent. Et Hiroki a pensé par-devers lui, la mort dans l'âme ; comment tout l'amour du monde pourrait atteindre une personne qui n'est pas même là ?
Terukichi absent, c'était toute l'attention, toute la tendresse que le couple lui portait qui étaient vaines, et si rien ne pouvait toucher le garçon alors, rien ne pouvait avoir d'influence sur lui, si ce n'est ses propres pensées. Mais ces pensées-là semblaient l'enfoncer chaque jour un peu plus dans des abysses desquelles Hiroki avait bien peur qu'il ne ressorte jamais vivant.
Alors, lorsqu'enfin, après un déferlement de remerciements, le couple s'en alla, emmenant avec lui l'adolescent qui les suivait d'un pas robotique, ce dernier était sur le point de s'engouffrer dans la voiture lorsque la voix de Hiroki l'interpella :
-Demain matin, à l'école, reviens me voir, Terukichi.

Il n'a pas eu de réponse. Claquant la portière derrière lui, Terukichi a fixé d'un œil morne l'homme, sur le seuil de sa maison, qui lui faisait un signe de la main.








-Je sais que la façon dont je t'ai rejeté hier était… inadaptée peut-être à la situation, hésita Hiroki avec prudence. Mais tu dois comprendre que, non seulement j'avais le devoir envers tes parents de leur signaler ta présence chez moi, car sans ça, ils auraient bien pu signaler ta disparition ; de plus, tu dois être conscient que je suis l'infirmier de ton école, et qu'en tant que tel, la présence d'un élève chez moi, la nuit de surcroît, aurait paru plus que douteuse.
-Encore aurait-il fallu que quelqu'un le sache. Si cela peut vous rassurer, je n'avais aucune intention de crier sur tous les toits que j'avais passé la nuit chez vous.
-Si tu pouvais même ne pas en émettre l'hypothèse, je serais plus tranquille.
-Par votre faute, Hiroki, mes parents ont passé la nuit entière dans la plus totale insomnie, trop occupés à culpabiliser et à se demander que diable ont-ils fait de mal pour que leur fils adoptif vienne chercher secours auprès de quelqu'un comme vous.
-Par ma faute ? répéta l'homme dans un rire nerveux, occultant volontairement ce que pouvait bien vouloir dire Terukichi par “quelqu'un comme vous”. Pardonne-moi, Teru, mais si tes parents culpabilisent à l'heure qu'il est, c'est parce que “tu” as pris la décision de fuguer pieds nus, cela sous le seul prétexte que tu ne veux pas te confronter à eux. Autrement dit, si tes parents culpabilisent, c'est à cause de toi.


Sur son siège, Terukichi remuait nerveusement une jambe, le buste droit, les mains reliées sur ses genoux. Ses ongles grattaient compulsivement ses cuticules, laissant petit à petit apparaître des minuscules bouts rosés sous sa peau déchirée. Il sentait le regard de Hiroki posé sur lui, il sentait son attente, son appréhension, et aussi, le regret, que sa voix avait trahi, de lui dire tout cela.
Il regrettait et pourtant, Terukichi le savait, Hiroki avait entièrement raison. Mais si le bon-sens le forçait à l'admettre, le garçon ne parvenait pas à trouver en lui les émotions et sentiments qui allaient avec cette vérité. Et parce qu'il a senti que Hiroki était désolé, Terukichi s'est senti plus désolé encore.
-J'essaie vraiment, vous savez.

Terukichi a les larmes aux yeux. Il voudrait le cacher, mais plus il tente de les réprimer, plus les larmes lui semblent forcer le passage, dans un effort acharné pour se libérer. Pour le libérer. Face à Hiroki, Terukichi se sent minuscule, pourtant il voit, dans les yeux de l'homme, que son image y prend toute la place.
-Je sais que ça ne ressemble qu'à une excuse. Mais j'essaie vraiment, dites. J'essaie vraiment chaque jour d'aimer mes parents, et ils ont tout pour mériter cet amour, alors pourquoi, malgré ma volonté, je n'y arrive juste pas ?

Il fallait faire quelque chose. Il ne pouvait pas le laisser comme ça, seul dans sa détresse, perdu dans sa jeunesse, avec ses tourments qui le tenaient par le cou et faisaient de chacun de ses souffles une lutte pour survivre. Il ne pouvait pas le laisser seul dans ce combat intérieur et pourtant, Hiroki ne savait pas quoi faire. Hiroki ne savait pas à quels monstres il aurait affaire.
-Hiroki, qu'est-ce qui ne va pas chez moi qui m'empêche de ressentir les choses comme un humain normal ? Hiroki, ce cœur que j'avais il y a longtemps, j'ai beau le chercher encore et encore, je ne l'ai jamais retrouvé nulle part.


De toute façon, il n'y avait rien d'autre que ça à faire. C'est du moins tout ce qui a pu venir à l'esprit troublé de Hiroki alors, il n'a eu d'autre choix que de se plier à la nécessité. Et peut-être un peu, aussi, de succomber à son désir.
Alors, quand Hiroki s'est précipité sur le garçon pour le prendre dans ses bras, lorsqu'il a vu que ce dernier, au lieu de le repousser, a éclaté en sanglots dans un appel de détresse, lorsqu'il a serré tout autour de lui ses bras puissants qui ne voulaient plus le lâcher, lorsqu'il a senti les larmes de Teru couler au creux de son cou, Hiroki, du bout des lèvres, a murmuré :
-Viendra un jour, Terukichi, où tu ressentiras à nouveau. Toutes tes émotions viendront naturellement à toi les unes après les autres et à ce moment-là, Teru, tu te diras “eh bien, je n'étais jamais parti.”

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