All the Parents who are gone -chapitre 5
Juliet
Sous la couverture satinée du secret, des bruissements glissants se font entendre, agrémentant le silence de la nuit par son murmure chaleureux.
Sous l'océan soyeux une forme se meut, dont il épouse les sculpturaux contours avec une délicatesse exquise. C'est une présence divine qui ondoie sous cette couverture rouge grenat, à laquelle les lumières tamisées des chandeliers au mur confèrent un aspect presque mystique.
C'est la couleur des rubis dont il a la préciosité, c'est la couleur du sang dont il a la vitalité qui le recouvre, et lorsque les contours apparents sous elle se dévoilent pour devenir un corps bel et bien de chair visible aux yeux de Hakuei, ce dernier détourne le regard, gêné. Ça amuse Mia dont le rire doux taquine les oreilles de l'homme.
-Vous êtes gêné, parce que c'est la première fois que vous me voyez si peu vêtu dans votre lit ?
Hakuei soupire. Baladant son regard sur les murs tapissés d'arabesques dorées, les moulures au plafond représentant divers marmousets , déesses et bouquets floraux, il s'échappe du mieux qu'il le peut du regard malicieux de Mia. Mais ce dernier n'est pas dupe, et lorsqu'il se redresse, c'est pour coller sa poitrine nue contre le bras de l'homme.
-Hakuei, pourquoi ne pas vous laisser succomber au désir si humain de posséder un corps rien que pour soi ?
Hakuei le repousse délicatement -un peu trop délicatement aux yeux de l'adolescent qui voit ce refus comme un geste sans conviction. Aussi Mia réitère, se penchant pour poser doucement un baiser au creux du cou de Hakuei.
Cette fois, l'homme plaque sa main contre la bouche du garçon comme pour censurer son geste, mais ce dernier, bien loin d'être découragé, profite de ce contact inespéré pour embrasser cette paume qui veut le faire taire. Attrapant l'index de Hakuei qu'il glisse dans sa bouche, Mia tète le bout de son doigt dans un regard lourd de sens. Cette fois, c'en est trop pour Hakuei qui s'arrache vivement à ce contact indésiré pour agripper avec fermeté les poignet du garçon dans les yeux duquel il plante un regard féroce :
-Il y a des limites qu'un gamin comme toi doit apprendre à ne pas dépasser.
Mais c'était sans compter son insolence, sans compter son insouciance, et sans compter sa confiance en lui aussi, cette confiance en Hakuei qui permettait à Mia de faire ce qu'il voulait sans craindre en retour la violence qu'il aurait pu craindre de n'importe qui d'autre. Alors, profitant des mains de Hakuei fermement serrées autour de ses poignets, Mia se renverse en arrière, entraînant avec lui l'homme qui le surplombe. Et voilà Hakuei avec son corps au-dessus du sien, et dans ce qu'il croit être un début de victoire, Mia éclate d'un rire cristallin. Un rire trop innocent pour des intentions aussi sulfureuses.
-Il ne tient qu'à vous à présent de m'avoir nu en votre possession, Hakuei, comme la seule chose qui protège mon intimité maintenant ne tient qu'à un bout de tissu.
Et si Hakuei ne se redresse pas, s'il reste au-dessus de Mia, ses bras le cernant de chaque côté, c'est pour mieux l'observer, c'est pour mieux l'enfermer aussi.
-Tu peux bien jouer les provocateurs,
dans mes draps jouer les agitateurs ;
je ne vois rien d'autre dans cette ardeur
qu'un désir de dissimuler ta pudeur.
-Mais que veut-donc dire cette chose
que vous n'exprimez pas même en prose ?
N'avez-vous tout simplement pas l'audace
de voir mon désir et le vôtre en face ?
-A croire que tes désirs sont des ordres,
alors que tes délires sont désordre,
tu ressembles à un fou, le fou du roi
hanté par le rêve fou d'être sa proie.
-La proie n'éprouve que délices
lorsqu'elle vous a comme prédateur,
et je pourrais boire le calice
jusqu'à en perdre la notion des heures.
-N'aurais-tu donc pas la moindre peur
que dans un délire de grandeur,
ou peut-être un désir de candeur,
je ne t'arrache ce petit cœur ?
-Si vous convoitez un tel trésor,
vous n'aurez qu'un cœur à demi-mort.
-Même mort, il me serait bien plus de valeur
que ton corps, car ton cœur a bien plus de chaleur.
Aussi si tu continues à l'aguicher,
le prédateur pourrait bien te l'arracher.
-Pourquoi feriez-vous une chose pareille ?
Quelle gloire, quel lumineux futur vous en tirerez ?
-Je crois pourtant que j'aurais grande merveille
à tirer de cette créature qui m'a attiré.
-Sachez que si mon coeur est l'objet de votre convoitise,
faire votre bonheur n'est jamais celui de ma hantise.
-Tu n'es décidément pas facile à effrayer,
pourtant il me semble voir la crainte se frayer
un chemin dans ta conscience en émoi,
scindant peu à peu ta confiance en moi.
Ça a pris fin comme un doux rêve dont l'on se réveille brusquement. Lorsque Hakuei a attaqué Mia d'une chiquenaude sur le front, marquant par-là même sa victoire, avant de s'écarter de lui et de s'allonger à ses côtés comme si de rien n'était, Mia est resté ainsi sur le dos, immobile, les yeux fixés au plafond.
-Hakuei, qu'était-ce, à l'instant ?
Hakuei lui tournait le dos, mais sa voix est venue à Mia comme une caresse sur son front.
-Ca, c'était moi qui entre dans ton jeu et te suis dans ton délire pour te démontrer, espèce de gamin provocateur que tu es, que j'ai raison.
-Que voulez-vous dire ? s'enquit le jeune homme, le cœur battant.
-Que tu n'es qu'un gosse assoiffé d'amour et affamé par la solitude prêt à tout pour recevoir une attention que tu crois pouvoir obtenir en vantant les mérites de ton corps à qui veut bien l'entendre. Mais au final, chaque homme qui passe est une nouvelle désillusion qui ne fait que creuser plus encore ce vide que tu ne sais plus comment combler.
-Tu sembles avoir encore grandi.
Une délimitation entre deux univers. Elle est transparente pourtant elle est bien là, palpable, incassable, qui sépare la société entre celle, dite libre, du conformisme et de la légalité, de la société des marginaux dont la première se protège.
C'est un monde qu'on isole et qui se cache, que l'on éloigne et qui se met en retrait, face auquel l'on détourne le regard et qui baisse honteusement les yeux. Du moins, pour certains d'entre eux.
Mais derrière la frontière de verre, un homme se tient assis, droit et fier, face au jeune homme indolemment avachi sur son siège.Et si l'homme est altier, Masahito, lui, est condescendant. Son menton haut semble vouloir l'écraser, son regard toiseur semble vouloir le diminuer, et entre eux deux leurs auras se confrontent parce qu'elles ne peuvent s'accorder ; si le premier tente une approche pacifique et affectueuse, le second entame déjà une guerre qu'il avait déjà depuis longtemps déclarée.
-Combien tu mesures, maintenant ? Il me semble qu'à chacune de tes visites, tu gagnes en hauteur et en force ce que je gagne en vieillesse.
-Papa, t'apitoyer sur ton sort n'éveillera aucune compassion en moi.
-Je ne m'apitoie pas, mon garçon ; le fait est que je vieillis. Ne le vois-tu pas ?
-Eh bien, il semblerait que tu aies mis du temps à te rendre compte de ton âge. Quant à moi, j'ai toujours su que tu étais déjà trop vieux pour certaines choses. J'eusse aimé que tu en tiennes compte avant qu'il ne soit trop tard.
Son père échappe un rire, mais c'est un rire nerveux, sans joie ni ironie, rien que le rire de quelqu'un qui n'a que ça pour réponse face à une situation qui lui échappe. Et comme lui rit, Maya se raidit, son regard se glace, ses muscles se contractent. Les pétards blonds qui forment ces sempiternels rayons de soleil autour de son visage, même eux qui d'ordinaire égaient tout lieu dans lequel Maya pénètre, face à son père ils demeurent sans pouvoir contre la froideur que le garçon, sans même le savoir, dégage de tout son être.
-Comment va ta mère ?
Il pensait que parler de sa mère apaiserait quelque peu la tension extrême qu'il sent dans son fils, mais l'effet inverse apparut. La personne entière de Masahito s'est contractée, ses nerfs se sont tendus qui menaçaient à tout instant de lâcher, et son visage candide est devenu celui d'un fou que la soif de meurtre possédait.
Si cette frontière de verre n'avait pas été là qui délimitait ces deux mondes inconciliables, peut-être qu'à ce moment-là, la soif de meurtre aurait été apaisée par le sang versé. Mais sur son siège, dans cette petite pièce au coin de laquelle une sentinelle à l'uniforme bleu surveillait en silence, Maya était un fou enchaîné dans une camisole mentale. Sa voix a fusé comme une flèche en plein dans la conscience de son père :
-C'est vrai, ça, papa : comment va maman ? Je suis surpris que tu t'y intéresses, comme tes actions m'avaient laissé penser que le bien-être de maman comme de ton fils était le dernier de tes soucis.
Son père comprend que toute tentative de discussion paisible est vaine. Bien sûr, la rancœur de son fils, il en avait toujours eu conscience ; mais à chacune de ses venues, il espérait que cette rancœur soit un peu plus friable que la fois précédente. Seulement, depuis le début, elle n'était qu'un bloc de granit que rien semblait ne pouvoir effriter ni éroder, et à chacune de ses venues, Masahito se faisait force pour ne pas soulever ce bloc de granit de ses deux mains et l'écraser sur le crâne de son père.
Ah… Si sa rancœur est à la hauteur de sa trahison alors, sans doute ne pourra-t-il jamais y mettre un terme. Même si ça le désole, ça fait rire son père que la fatalité laisse impuissant ; et face à sa propre impuissance, que faire d'autre sinon en rire ? Il ne lui aurait servi à rien de pleurer ; après tout,l'homme le savait, Masahito s'en chargeait trop bien tout seul.
-Eh bien, tu seras certainement ravi d'apprendre que ma mère commence enfin à comprendre que le chagrin ne se noie pas dans l'alcool, comme le chagrin sait trop bien nager, et commence peu à peu à voir les rayons du soleil comme autre chose qu'un projecteur sur sa vie dévastée, et tout cela me laisse espérer que tôt ou tard, elle acceptera le fait qu'elle a épousé une immonde ordure qui n'en finit pas d'empuanter nos vies.
-Masahito, j'apprécie profondément la poésie que tu mets dans ta haine.
-J'espère que tu l'apprécieras encore longtemps, car c'est tout ce que tu obtiendras de moi.
-Maya, pourquoi venir me voir si tu n'as rien d'autre pour moi que cette aversion ?
-Parce que je ne te laisserai pas oublier la famille que tu as détruite.
Masahito s'était brusquement redressé, et lorsque le gardien s'avança vers lui par réflexe, il le stoppa d'un geste de la main. Maintenant, Maya n'était plus qu'un mètre quatre-vingt-trois de muscles contractés, un molosse à l'arrêt qui n'attend qu'un signal pour sauter sur sa proie et la déchiqueter.
Mais toujours, cette barrière transparente les sépare, rappelant sans cesse qu'il n'y a qu'un pas entre la vertu et le crime, entre la liberté et la prison, et si Maya se retient, ce n'est pas seulement parce que cette frontière de verre l'empêche d'agir ; c'est aussi parce qu'il ne veut pas finir du mauvais côté, celui dans lequel son père se trouve. Parce qu'il ne veut pas faire partie du même monde que celui qui a à jamais éclipsé le soleil du sien.
-Papa, jusqu'au dernier de tes jours, je ferai en sorte d'être un caillou incrusté dans la semelle de ta chaussure.
Lorsqu'il se penche au point que son front ne frôle la frontière de verre, le visage de Maya a pris le masque d'un démon dont le sourire est une grimace amère :
-Jusqu'au jour où ton propre foutre pourri t'empoisonne de l'intérieur.
-Je ne dirais pas que tu l'as mérité, comme selon moi la violence n'est jamais la bonne réponse, mais enfin, tu sais que l'on récolte ce que l'on sème…
C'est ça, oui, pense Yoshiatsu qu'un goût ferreux dans la gorge fait grimacer. Personne ne récolte ce qu'il sème, abruti, et pendant que Mia sème son foutre dans chaque lit où il dort, il ne récolte que de l'argent. Je ne comprends vraiment pas…
-Tu ne l'avais jamais senti ? Qu'arriverait un moment où le calme imperturbable de Terukichi deviendrait sans crier gare une tempête explosive.
Allongé sur son lit d'hôpital, Yoshiatsu passe son doigt sur ses lèvres gonflées. Il ne sent ni douleur ni aucune sensation, d'ailleurs, comme le bout de son index caresse avec curiosité les deux endroits, du côté droit de ses lèvres, où le fil durci a recousu ensemble les deux bouts de chair séparés.
Dans son esprit, la vision de Masashi agenouillé, penché par-dessus lui, la sensation du sang qui coule, et ce minuscule morceau de chair qu'il a vu tomber au sol, au milieu d'une foule sordidement captivée, tout cela donne à Yoshiatsu un sentiment de honte mêlé de haine qu'il voudrait écraser sur le crâne de Terukichi comme lui avait écrasé son poing sur son visage.
…Je ne comprends vraiment pas ce que ce type peut lui trouver. Que peut-on trouver à Mia qui justifie un tel instinct de protection ? Ou bien est-ce simplement un sens de la justice poussé à l'extrême ? Ah, n'importe quoi… Terukichi est juste tombé dans un piège, le piège d'une affection qu'aucune logique semble ne pouvoir expliquer. Mia n'est qu'un monstre difforme qui ne sait se mentir à lui-même, et Mia lui-même sait que cette affection qu'on lui porte n'est pas méritée. Quant à Masahito…
-Tu devrais te méfier de Terukichi, Yoshiatsu. Lorsque je t'ai dit ces mots, une fois, tu m'as ri au nez. Considérant sans doute que Teru n'était que l'un de ces lâches qui restent prostrés dans l'ombre et le silence.
Masahito est le pire d'entre tous. Sous ses airs de grand enfant, sous sa chevelure ensoleillée, derrière ses lèvres rose bonbon et ses yeux qui ont la couleur du caramel, qui ont sa douceur aussi, Maya est une pourriture dont la traîtrise n'a d'égale que l'indécence. Aux côtés de Maya, Mia ressemble à un saint et si je suis le seul à le voir, alors tant pis pour moi ; je ne jouerai pas le rôle de la naiveté, je ne jouerai pas le rôle de l'amitié, quand je sais que l'amitié, pour Masahito, est une chose sans importance qu'il prend comme il la jette.
-Mais Terukichi n'est pas silencieux, Yoshiatsu. Tu ne l'as donc jamais remarqué ? Son regard, il est constamment en train de hurler.
Au final, ils ne font que se piéger l'un l'autre. Masahito croit pouvoir faire confiance à un type qui se déshabille pour qui le veut, et Mia s'illusionne quant à l'amitié qui le lie à Maya. Pour Masahito, il n'existe sans doute pas de forme d'amour qui vaille la peine que l'on y accorde tant d'importance, et si la compagnie de Mia, pour une raison qui me dépasse, lui est agréable, viendra tôt ou tard le jour où, lassé, il le jettera comme le jettent les hommes qui en font leur réceptacle à foutre avant de le quitter.
-Comme l'on dit si bien, il faut se méfier de l'eau qui dort. Et Terukichi semble dormir depuis si longtemps que lorsque viendra le jour de son réveil, ce qui ne paraissait être qu'une mare paisible deviendra la vague déferlante d'un tsunami auquel personne ne sera préparé.
-Putain, c'est quoi cette obsession avec Terukichi ? Je n'ai rien à faire de ce type, Koichi, alors pourquoi venir me voir pour déblatérer tout ce non-sens sur lui ?
Assis sur le bord de son lit d'hôpital, Koichi qui lui tournait le dos, le regard rivé sur le mur vide, a tourné la tête pour fixer Yoshiatsu d'un air ahuri comme si, depuis le début, il parlait à lui-même sans vraiment remarquer sa présence. Cela eut le don d'irriter plus encore Yoshiatsu qui allait l'insulter avant que Koichi ne prononce d'une voix posée :
-Eh bien, parce qu'il reste quand même celui qui t'a envoyé à l'hôpital. Je ne pense pas que “n'avoir rien à faire de ce type” est la réaction attendue de la part de quelqu'un qui finit avec la bouche coupée en deux et douze points de suture.
Yoshiatsu tâte délicatement son nez meurtri qui, même s'il n'a pas subi la force d'impact qu'avait subie sa mâchoire, le faisait souffrir. Dans une grimace de douleur, il a grogné :
-De toute façon, cette pute de Mia paiera pour les frais médicaux.
-Mia ? s'étonna Koichi, écarquillant deux grands yeux ronds. C'est Teru qui a fait ça.
-Mais il l'a fait à cause de Mia.
-Non, Yoshi, il l'a fait à cause de toi, parce que tu persécutes Mia. Ta façon tordue de renverser les culpabilités ne change rien au fait que tout se passait pour le mieux avant que tu ne commences à t'en mêler.
-Alors, j'aurais dû laisser cette traînée te manquer de respect comme elle l'a fait ?
-Mia n'a manqué de respect à personne, Yoshiatsu. Il n'a fait que plaisanter parce que c'est ce que Mia fait toujours ; mêler la plaisanterie à la provocation, mais derrière cela, il ne faisait que me complimenter.
-Saisir ton menton et coller son front au tien en disant que ton charme lui fait perdre la tête et qu'il est prêt à “te faire moitié-prix”, ce n'est pas un compliment, mais une tentative de te mettre dans son lit, et d'avoir l'argent en prime ! C'est ce qui s'appelle vouloir le beurre et l'argent du beurre… Le crémier en prime.
Il ne savait trop si c'était cette expression incongrue, le ton exagérément sérieux de Yoshiatsu ou son visage plissé de dégoût, mais Koichi a éclaté d'un rire irrépressible, laissant interdit le jeune homme allongé qui se demandait que diable y avait-il de comique dans une situation qu'il jugeait détestable. Et plus il le regardait avec cette incompréhension mêlée de reproche, plus le fou rire de Koichi s'accroissait, illuminant son visage enfantin encadré de sa chevelure rose, bloquant son souffle tandis que ses épaules convulsaient.
Peu à peu, le rire déchaîné se fit de plus en plus pudique avant de disparaître complètement. Les yeux brillants de larmes, Koichi articula :
-Si je n'étais pas si lucide, je dirais que tu étais jaloux, Yoshiatsu. Je te garantis que ce qu'a fait Mia n'était qu'un moyen détourné de me faire un compliment, mais bien sûr, il faut que tu voies le mal partout où il n'est pas.
-Comment peux-tu prétendre, toi, savoir où peut bien se trouver le mal ?
Koichi n'avait plus du tout envie de rire. L'hilarité qui l'avait subitement possédé était aussitôt repartie, laissant toute la place à la nervosité qu'elle avait tenté de dissimuler. Et face à l'expression impitoyable de Yoshiatsu, Koichi ne savait que répondre par la tristesse :
-Peu importe ce qu'il fait de son corps à l'extérieur de l'école ; Mia n'est définitivement pas une mauvaise personne. Pourquoi lui vouer une telle haine ?
Lorsque l'infirmière a fait irruption dans la chambre sans crier gare, Yoshiatsu a sauté sur l'occasion pour faire signe à son ami de partir. Sur le coup, Koichi ne comprit pas, mais lorsqu'il vit le regard de Yoshiatsu le fusiller, il s'est redressé et, dans un bref salut envers l'infirmière qui le lui rendit, il s'éloigna d'un pas pressé.
Une lumière bleue tamisée s'immisce entre ses paupières. Dans son esprit, lui reviennent les images de lui, enfant, lorsque le soir, seul dans son lit, il exorcisait sa terreur de l'obscurité avec cette veilleuse, cette “boule magique” qui l'enveloppait de ces lumières apaisantes, tournant lentement autour de lui, une berceuse visuelle d'étoiles et de la lune qui, dans sa tête d'enfant, veillaient sur lui et le protégeaient.
Oui, ce ciel bleuté étoilé qui recouvrait les murs et le plafond de sa chambre de garçon était la couverture sous laquelle il se cachait, dissimulé au regard des monstres, hors de l'atteinte des cauchemars. Même s'il arrivait, parfois, que le monstre ne parvienne à se faufiler sous une autre forme, discret, sournois, insidieux, sous ses draps.
C'est à ça que pense Mia lorsque, allongé sur le dos, il se sent de nouveau comme le petit garçon rêveur, qui, dans sa peur du noir, fixe les lumières bleutées qui, dans l'obscurité d'une nuit intime, confèrent à son visage un aspect aussi fantomatique qu'angélique ; peut-être un esprit perdu entre le monde des morts et des vivants, ne sachant pas si sa place est au Paradis ou dans cet enfer sur Terre.
A travers ses paupières mi-closes la lumière fait vagabonder son esprit dans des souvenirs lointains, tandis qu'à travers ses lèvres entrouvertes un soupir s'échappe, exhalant un plaisir qui monte doucement en lui, cabrant ses reins, dessinant sur sa peau le braille d'un émoi charnel, un frisson qui le parcourt de haut en bas, courbant ses pieds nus, renversant doucement sa tête en arrière, accélérant gentiment son coeur.
Le froid de cette nuit de novembre, Mia ne le sent plus comme la plus chaude des couvertures l'enveloppe, et si les halos bleutés de la chambre d'hôtel lui rappellent son moi d'enfant, c'est bien le corps de l'adolescent qui ondoie et s'émeut sous les stimulations de l'homme qui le domine.
Après tout, la chaleur humaine est le meilleur des refuges, et lorsque le froid tétanisait son corps, c'est l'humain qui le ranimait. Lorsque la solitude rongeait sa chair, c'est l'humain qui l'émouvait, et lorsque le vide creusait son âme, c'est l'humain qui la remplissait. Et tant pis si tout cela n'était qu'une illusion.
A l'image des lumières bleutées qui mirent jadis de la féerie dans les nuits trop angoissées de son enfance, celles de cette chambre d'hôtel mettent de la poésie dans les bruits des draps froissés par la jouissance.
Au-dessus du sien, le corps est le monstre sur le lit qui a remplacé le monstre sous le lit, et d'entre ses paupières à demi-closes, les yeux de Mia se nourrissent de ce halo de la couleur de ses rêveries, et comme ça il s'échappe, pendant que l'autre l'attrape, lui il s'évade, comme sa conscience flotte au-dessus de ce tableau spectaculaire, Mia s'évide, comme son âme quitte son corps pris dans l'emprise tentaculaire.
C'est qu'il le touche, l'étreint, l'agrippe de toutes parts, ce corps au-dessus du sien, c'est qu'il en fait ce qu'il veut, puisque Mia n'a pas de volonté, alors lui peut bien vouloir pour deux, et Mia se laisse faire, il laisse défaire, aussi, sa coiffure si bien soignée qu'une main vient mettre en bataille, et puis le dernier rempart de pudeur qui restait entre lui et l'autre, de l'autre main glisse le long de ses jambes et sous cette couverture humaine, Mia est nu comme au jour de sa naissance, l'ingénu dans toute sa quintessence.
Ses lèvres sucrées, d'autres lèvres viennent y goûter et y déposer leur petit goût salé que Mia savoure, pendant que l'autre, lui, dévore ; c'est clair, il est carnivore, et entre ses mains osseuses le corps de Mia est un banquet aux délices si nombreux et variés qu'il ne sait plus où donner de la tête.
Mia la perd, sa tête, d'ailleurs, comme les lumières bleues l'hypnotisent de leur magie féerique, c'est un monde nocturne enchanté que Mia voit, et son esprit s'envole tel un oiseau bleu dans cet univers onirique et protecteur dans lequel il se sent comme dans un cocon.
Mais un autre cocon l'enveloppe pourtant, bien plus réel, bien plus palpable, comme une main glisse lentement sous sa taille que Mia soulève dans un réflexe avant de sentir un baiser humide au creux de son aine qui lui arrache un soupir, et bientôt lorsqu'une main avide s'empare de sa plus pure intimité, Mia échappe un gémissement à mi-chemin entre le plaisir et la supplication. L'appétit est avide, le garçon est livide, mais son sang chaud pulse dans ses veines, abreuvant le vampire sans peine.
La sueur se mêle aux frissons, comme les reins de Mia se cambrent, et dans le pouvoir lénifiant des lueurs de sa jeunesse, Mia se sent choir sans aucune pudeur dans son ivresse. Le désir a pris un goût de luxure, le plaisir a créé une fracture, mais dans l'esprit scindé de Mia cohabitent l'enfant et l'adolescent, celui qui se perd dans ses illusions et l'autre qui se perd dans la fusion, celle de deux corps maintenant unis sous le regard pudique de la nuit, et dans le décor tamisé du secret, Mia voit son âme qui s'enfuit.
Il fut resservi une deuxième fois, puis une troisième ; un banquet délicieux qui appelait toujours plus de gourmandise, et lorsqu'enfin, le corps au-dessus de lui se détacha du sien, lorsqu'il se laissa tomber sur le dos, en sueur, haletant, Mia sentit l'engourdissement qui l'avait pris laisser peu à peu la place à une conscience éveillée. Le souffle bruyant de son compagnon de lit, mêlé à la vision des lueurs bleues, insuffle en lui la douceur de sa jeunesse, et la douleur qui y a mis fin. Dans ce sentiment doux-amer, Mia se tourne pour se coller à l'homme, cherchant la survivance de cette chaleur humaine qu'il regrette déjà.
-C'est la première fois que tu me prends trois fois de suite, Gara.
-Parce que plus je connais ton corps, plus sa perfection excite en moi tous mes sens.
Le petit rire de Mia, à mi-chemin entre gêne et amusement, suffit à lui seul pour éveiller en Gara un désir qu'il réprime. Inconscient de cela, Mia redresse le buste, s'appuyant sur ses bras, pour scruter dans la pénombre le visage si singulier de l'homme.
-Dois-je prendre ça pour un compliment, ou plutôt pour l'aveu que tu es un grand admirateur de ta propre œuvre ?
Ce fut au tour de Gara de rire, tendant la main pour caresser du bout des doigts les lèvres mutines du garçon : -Ce que tu appelles “mon oeuvre” est plus la tienne que la mienne.
-Que racontes-tu ? C'est toi qui fais tout le travail, Gara.
-Mais je ne fais que ce que ton esprit tordu me demande de faire.
-Alors, mon esprit tordu a été capable de créer un corps qui éveille en toi des désirs, avant que tu ne les transformes en plaisir, conclut le jeune homme dans un sourire défiant.
-Je mentirais si je disais que ton corps ne m'était déjà pas apparu parfait la première fois que je l'ai vu.
Il avait déclaré ces mots avec tant de simplicité, et pourtant tant de sincérité, que Mia s'en est trouvé coi, sur le coup. Là, avec la plus parfaite des nonchalances comme s'il lui parlait de la météo, Gara avait, sans même le savoir, offert à Mia un compliment qui l'émut plus qu'il ne l'aurait cru.
Et Mia cherchait toujours quelque chose à répondre à ça, lorsqu'il sentit les doigts de Gara glisser doucement le long de son menton, puis caresser le creux de son cou, avant de descendre jusqu'à sa poitrine où là, sa main s'arrêta. Dans la pénombre, les doigts fins de Gara tâtonnèrent jusqu'à atterrir là où devait se trouver le téton. Mais à la place de ce petit bout de chair que Gara s'était déjà plu à titiller, auparavant, l'homme ne put que sentir le toucher lisse d'un bout de tissu qui recouvrait ce téton. Bien sûr, Gara n'en fut pas surpris : il était celui qui avait appliqué ce pansement de chaque côté de la poitrine du garçon, quelques heures plus tôt à peine. Prenant la main de Gara dans la sienne, Mia déposa un baiser au creux de sa paume avant de murmurer : -Cela va-t-il te manquer ?
Un silence lui répondit, laissant alors le garçon dans l'appréhension, avant que Gara ne lâche d'un ton détaché : -Tu sais, parfois, la fascination de ce qui n'est pas là est plus excitante encore que la passion de ce qui y est.
Mia a éclaté de rire et, comme si c'était la seule réponse possible, il s'est penché sur l'homme avant de profondément plonger sa langue fendue dans sa bouche avide.