All the Parents who are gone -chapitre 6
Juliet
-Tu sais, je repensais à ce que nous disions, la dernière fois.
Si Terukichi était revenu voir Hiroki ce matin-là, c'était plus par habitude que par réel besoin. Comme un rituel qui s'était implicitement installé entre eux, le matin était devenu synonyme de retrouvailles pour l'infirmier et le garçon.
Mais ce dernier, pourtant, ne trouvait rien à dire ce matin-là, comme ses émois s'étaient mystérieusement mis en sourdine depuis l'autre jour, lorsque, pour la première fois, Terukichi avait laissé sa détresse exploser en sanglots.
Était-ce le fait d'avoir pleuré devant lui, ou le fait que pour cette raison, l'homme était venu le prendre longuement dans ses bras, étouffant petit à petit au creux de son étreinte ce débordement d'émotions que Terukichi n'avait plus su contenir ? L'adolescent ne pouvait vraiment le déterminer ; tout ce qu'il savait était que, depuis lors, il lui semblait qu'un voile nocturne avait recouvert son âme, dissimulant à lui-même son intérieur dans lequel, lorsqu'il le sondait dans une tentative d'introspection, il ne voyait que du noir. C'est pour cela que ce matin, le garçon, qui ne trouvait rien à dire, s'est senti soulagé lorsque Hiroki brisa le silence alors sur le point de se muer en malaise :
-Que voulez-vous dire ? interrogea le garçon, intrigué.
Le coin des lèvres de Hiroki s'est redressé, creusant une fossette au bout de ce demi-sourire amusé. L'homme devinait le soulagement du garçon, expliquant l'empressement qu'il avait eu alors à s'enquérir d'une explication. Il a trouvé ça un peu mignon, mais Terukichi était loin de le deviner qui se demandait dans un froncement de sourcils ce qui diable pouvait bien amuser Hiroki comme ça.
-Eh bien, finit par déclarer l'homme de sa voix tranquille, lorsque je te disais que les étoiles doivent mourir pour briller, tu m'as rétorqué que c'était là le problème des humains ; qu'ils ne brillent qu'après leur mort.
-Je m'en souviens, mais pourquoi reparler de cela maintenant ?
-Parce qu'en y repensant hier, j'ai réalisé que ce que je t'avais dit était fondamentalement faux : les étoiles brillent de leur vivant, seulement, leur lumière ne nous est visible que bien après leur mort. Cela m'a amené à penser que le problème vient de nous, les humains ; alors que chacun d'entre nous brille de son vivant, nous ne pouvons voir la lumière des autres qu'après leur mort.
-Mais pourquoi, dites ? Pourquoi l'humain ne sait voir que trop tard que son semblable, lorsqu'il était encore en vie, brillait ? Pourquoi ne peut-on pas voir cette lumière lorsqu'elle est encore là pour nous éclairer ?
Hiroki n'a pas répondu. S'il ne l'a pas fait, ce n'est pas parce qu'il doutait de la réponse ; c'est parce qu'il doutait que Teru ne l'ignore. Puisque c'était Terukichi, il lui semblait impossible qu'il ne le sache pas et pourtant, Hiroki a vu dans le regard du garçon une curiosité brûlante, un besoin ardent de savoir ce que pourtant, il devrait savoir mieux que quiconque. Alors, face à ces yeux pénétrants, Hiroki dut se résigner :
-Peut-être avons-nous trop peur d'être aveuglés par cette lumière. Peut-être que l'on a trop peur de reconnaître ce qu'elle est, si c'est pour un jour la voir s'éteindre. Peut-être… Peut-être que l'on est juste trop faible pour aimer ce que l'on va perdre.
-Et vous, Hiroki, êtes-vous trop faible pour vous attacher à ce que vous risquez un jour de perdre ?
Terukichi avait laissé planer le silence un moment avant de brusquement le briser. Cette question à laquelle il ne s'attendait pas, sans savoir vraiment pourquoi, Hiroki eut l'impression désagréable d'y sentir une défiance, sinon même une menace. Comme si la réponse qu'il allait donner risquait de provoquer une conséquence dont il ne soupçonnait pas la nature. Mais bien sûr, il n'avait aucune raison sensée de penser cela alors, Hiroki s'est simplement dit qu'il avait rêvé.
-Plus maintenant, Terukichi. Même s'il était déjà trop tard, j'ai réalisé un jour que refuser de s'attacher à quelqu'un par peur de le perdre provoquait des regrets bien pires que la perte elle-même.
Je vais perdre la raison. Je vois dans mon esprit le corps d'Atsushi en train de pourrir sous terre, et ça me paraît une abomination contre-nature, une désacralisation suprême de sa personne. J'imagine son cadavre sous terre pourtant , il m'est impossible de concevoir qu'il ne soit plus sur Terre. C'est-à-dire qu'il n'est pas seulement mort : il a arrêté d'exister. Il a arrêté d'être présent. Il n'est plus là, et il ne le sera plus jamais.
C'est le non-sens dans son horreur la plus absolue.
L'on ne peut pas effacer quelqu'un comme Atsushi Sakurai. Rendez-le au monde. Rendez-lui sa vie, car c'était la sienne ; même la Mort n'avait pas le droit de la lui prendre.
Une voix comme ça doit résonner sur terre pour toujours.
Un sourire comme ça doit illuminer le monde pour toujours.
On n'offre pas au monde un homme comme Atsushi Sakurai pour le reprendre. L'on ne crée par une vie aussi précieuse pour la gâcher. Un miracle créé par Dieu, même le Diable ne peut oser s'y attaquer.
Rendez Atsushi Sakurai à ce monde, sans quoi je vais devenir fou.
-Hiroki, ça y est Hiroki, il est là, il est enfin là. Mon enfant est né.
C'est une joie qui n'a pas de mots mais qui a un visage, c'est un bonheur qui ne peut se décrire mais qui peut se ressentir, il ne sait pas quoi dire et pourtant il communique, il se partage, et face à un sourire radieux qui éclipse le soleil, un autre apparaît, parce que le bonheur est parfois ainsi ; une maladie contagieuse dont l'on ne voudrait se préserver pour rien au monde.
Alors, lorsque ces fossettes creusent ces joues avec une adorable apparence enfantine, lorsque ces yeux noirs scintillent de mille lueurs dansantes, lorsque ce rire de joie, si profond et si sincère, résonne dans la pièce, Hiroki ne peut répondre à cela que de la même façon, sentant le bonheur d'Atsushi Sakurai pénétrer en lui par chaque molécule de son corps. Bientôt, ce sont deux hommes adultes et responsables qui dansent dans les bras l'un de l'autre en poussant des cris irrépressibles.
-10 avril, 3h30 du matin, 3,2 kilos. Il est si mignon, Hiroki, si tu voyais ses joues, on dirait deux petites montgolfières. Ce sont des montgolfières pour Lilliputiens.
-Ton art de la métaphore est toujours aussi improbable, répond Hiroki qui continue à sautiller dans les bras d'Atsushi, mais je te crois volontiers, et je suis sûr d'ailleurs que je ne tarderai pas à le constater de mes propres yeux.
-Tu le verras et tu ne pourras que fondre d'attendrissement devant cette petite merveille.
-Je n'y manquerai pas, mais dis-moi comment va Mitsuko ?
-Elle va plutôt bien, si l'on peut parler ainsi de quelqu'un qui vient de subir un accouchement de douze heures. Lorsqu'elle sera plus reposée, tu pourras venir les voir. Elle a dit que si tu venais maintenant, tu risquerais de t'extasier sur le bébé pendant si longtemps qu'il raterait l'heure de sa tétée. Elle a dit que tu ne voudrais pas le rendre, et ne veut pas que tu le kidnappes, répond Atsushi qui ne cesse de danser sur ses pieds, son sourire s'étirant jusqu'aux oreilles.
-Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre, enchérit Hiroki dans un rire chantant, mais ne vous inquiétez pas, il aura beau être incommensurablement adorable, je ne saurais voler l'enfant de mon meilleur ami et de son épouse. Je m'extasierai devant lui juste ce qu'il faut, afin qu'il ne me confonde pas avec son père. D'ailleurs, de qui tient-il sa frimousse ? De Mitsuko, j'espère ; un Atsushi miniature serait une catastrophe quand on voit ce que donne la version grandeur nature.
-Je te déteste, s'exclame Atsushi en riant, mais puisque tu tiens à être rassuré, je dois dire qu'il tient plutôt d'elle ; c'est ce qui fait qu'il est si mignon.
-Cela me rassure ; prions également pour qu'il ait son caractère ; je ne voudrais surtout pas avoir un jour à jouer la baby-sitter d'un enfant avec une personnalité comme la tienne.
-Hiroki, si tu savais comme je suis heureux, depuis si longtemps, de t'avoir pour ami.
Ils ont arrêté de danser, de sautiller, ils ont arrêté de rire. Ils se sont figés, encore dans les bras l'un de l'autre, et Hiroki, désarçonné, fixait avec intérêt le regard profond d'Atsushi. Et si la joie était encore bien présente dans ses yeux d'un noirs d'encre, Hiroki y a décelé, au fond, une gravité solennelle dont il ne comprenait pas la nature. C'est d'une voix tout aussi solennelle qu'Atsushi a prononcé du fond de sa gorge :
-Promets-moi d'être mon ami encore longtemps, Hiroki. Car en grandissant, je veux que mon fils puisse voir que dans ce monde, il existe des personnes telles que toi.
-Tu vois, Teru, ça semble une évidence et pourtant, ce sont les évidences souvent qui nous sont invisibles. Mais ce que je pense est que si tu es incapable d'aimer tes parents, c'est parce que tu as peur qu'ils t'abandonnent comme ton père t'a abandonné.
-C'est effectivement une explication si évidente qu'elle en paraît même trop simple, vous ne pensez pas ? Bien sûr, je me suis moi-même déjà fait cette réflexion, mais le fait est que quelque chose ne colle pas, ce qui balaye cette théorie d'un revers.
-Que veux-tu dire par “quelque chose ne colle pas” ?
-Eh bien, j'ai beau y penser encore et encore, il ne me vient à l'esprit aucun scénario possible dans lequel mes parents adoptifs pourraient m'abandonner. En d'autres termes, je les en crois totalement incapables. Ils sont tout simplement l'opposé absolu de moi.
-Tu veux dire… l'opposé absolu de ton père ?
-Sans doute ; je suppose que cela revient au même. Je n'ai pas connu mon père assez longtemps pour prétendre connaître sa personnalité profonde, mais il semble assez clair qu'il est du genre à abandonner facilement les siens. Ce qui fait qu'il est exactement comme moi -ou plutôt est-ce moi qui suis comme lui.
-Je ne suis plus très sûr de te suivre… Comment peux-tu te comparer à ton père de cette manière ? Abandonner son enfant est une chose dont peu seraient capables, et n'ayant toi-même pas d'enfant, comment peux-tu insinuer que tu serais capable de faire la même chose ? Il me semble que tu devrais éprouver envers lui une rancœur qui ne pourrait que t'éloigner d'une telle pensée.
-Je n'ai jamais eu besoin d'être père -et Dieu me garde de l'être un jour- pour savoir que j'ai hérité de sa propension à abandonner les autres. C'est d'ailleurs peut-être pour cela que je ne ressens rien pour mes parents adoptifs ; je ne crains pas qu'ils ne m'abandonnent, puisque c'est moi qui vais certainement finir par les abandonner. Après tout, mon père n'a fait que ce que, depuis mon enfance, je rêve chaque jour de faire ; comme s'il n'avait jamais existé, il a disparu sans laisser de traces.
Hiroki ferme les yeux, un instant. Mais un instant, ce n'est rien face à un souvenir qui vous hante, et derrière ses paupières closes, Hiroki voit des images qu'il ne voudrait pas voir. Lorsqu'il les rouvre, il voit Terukichi le fixer d'un air troublé. Alors, dans un pâle sourire, qui est tout ce qu'il peut donner en cet instant, Hiroki prononce d'une voix basse :
-Il a laissé la plus belle des traces de son existence. Il t'a laissé, toi.
Hakuei a envie de vomir. Il essaie de ne rien laisser paraître, mais s'il ne veut laisser voir son mal-être, sa fierté n'y est pour pas grand-chose ; seulement, il sait que devant Mia, des mots mal interprétés, un regard un peu trop insistant, une expression, même infime, sur son visage, pourrait causer plus de dégâts qu'un autre aurait pu le croire. Et les dégâts, justement, apparaissaient à l'homme comme une avalanche de désastres de laquelle il tentait de fuir tant bien que mal.
Mais fuir, Hakuei ne savait pas le faire, pas quand ses yeux avaient déjà vu ce qu'il aurait voulu ne jamais voir. Alors que faire sinon rester avec lui, et puis rester impassible, peut-être même insensible, ou faire semblant du moins, lancer ces pensées au loin, elles qui l'assaillent, elles qui l'entaillent, elles qui bataillent dans son esprit avec une férocité inégalée, et lui qui déraille et se voit déjà pris sous cette avalanche en train de dévaler.
Il cherche quelque chose à quoi se raccrocher, pour ne pas tomber dans le ravin du dégoût et de la nausée, mais il voit Mia en train de se rapprocher, inconscient du vertige et de l'effroi qu'il est en train de causer.
Pitié, faites qu'il ne le voie pas. Seigneur, Mia ne doit pas voir que sa simple vue fait remonter mes entrailles comme un coup d'épée au ventre.
-Hakuei, vous semblez fébrile.
Si Mia est sincèrement inquiet, ça fait vertement rire Hakuei à l'intérieur de lui. Lui qui faisait tant d'efforts pour cacher ses émotions, si c'est de la fébrilité qui apparaissait en surface, alors c'est quelque chose de bien pire encore qui sévissait en profondeur. Mais Mia ne devait pas le savoir, car alors, Hakuei n'aurait eu d'autre choix que de lui révéler la cause de son état, et il n'y avait pas pire issue envisageable pour l'homme.
-Hakuei, si vous étiez malade, vous n'auriez pas dû faire l'effort de me recevoir.
“Je ne suis pas malade, idiot. Je ne l'étais pas avant de te voir enlever ta chemise.”
Il a voulu s'asseoir, mais il s'est plutôt effondré sur le canapé. Le prenait un tournis contre lequel il ne savait comment lutter alors, Hakuei a fermé les yeux et enfoncé son visage dans ses mains. Au moins, comme ça, il ne le voyait plus. Mais comment sortir de son esprit cette image qui le hantera jusque dans ses cauchemars ? Comment pouvait-il regarder Mia en face et faire comme si de rien n'était ?
Hakuei était écartelé dans un dilemme vicieux. Ne rien dire revenait à cautionner ce qu'il ne pouvait accepter et pourtant, lui dire quelque chose, lui dire qu'il se trompait, tout cela, il le savait, serait vain non seulement, mais risquait aussi de le mettre dans un état de détresse auquel Hakuei avait trop peur de faire face. Parce que Mia ne tenait debout que par les fils tranchants de l'illusion, tel un pantin manipulé par un marionnettiste pervers, alors l'idée de trancher ces fils, si cela était même possible, ne laissait entrevoir qu'une chute de laquelle Mia ne pourrait jamais se remettre.
Parce que Mia était comme ça ; à n'avoir jamais appris qu'à survivre, il ne saurait jamais comment s'y prendre si on lui demandait de vivre.
Voilà pourquoi Mia faisait tout cela. Voilà pourquoi Mia mettait en danger son cœur et son corps, voilà pourquoi il ne savait marcher que sur la pointe des pieds, sur ce fil d'équilibriste qui menaçait à tout instant de céder sous lui. Voilà pourquoi, aussi, Hakuei se retrouvait à accueillir certaines nuits un garçon de dix-huit ans duquel il ne savait plus quoi faire.
-Hakuei, regardez-moi. Hakuei, dites-moi ce qui ne va pas. Je veux vous aider…
-Qui est-il…
-Pardon ?
Hakuei avait murmuré d'une voix si faible, le visage enfoui dans ses mains, que Mia dut s'agenouiller et approcher son oreille tout près de ses lèvres pour espérer entendre. Mais ce fut vain comme brusquement, Hakuei redressa la tête et, laissant échapper la colère qu'il sentait fuser dans tout son être, il a craché :
-Le type qui t'a fait ça, dis-moi qui est-il, car il faut que je le tue.
-Les choses vont beaucoup trop loin. Moi, je ne peux plus rien faire, je ne veux plus rien avoir à faire avec ce garçon.
Asagi ne sait pas comment réagir. Désorienté face à cette présence qu'il n'attendait pas et qui se révélait malvenue, il se demandait comment faire comprendre à l'homme que son départ immédiat était souhaité, sans toutefois se donner le mauvais rôle. Loin d'Asagi l'idée de le blesser, moins encore de le mettre en colère comme il savait sa colère redoutable, toutefois, il pensait le lieu et le moment mal choisis pour venir lui parler d'un sujet qu'il n'abordait que dans certaines conditions.
-Asagi, tu m'écoutes ? Ça va trop loin. Bien sûr, tu vas me répondre que je t'ai dit ça un nombre incalculable de fois sans que cela ne m'empêche de continuer ; mais là, on a atteint un point de non-retour. La corde raide sur laquelle on marchait ? N'y pense plus ; elle a craqué. Je crois bien qu'elle avait craqué depuis longtemps déjà, seulement, toi et moi nous sommes évertués à fermer les yeux sur l'évidence. Où est-il allé faire ça, d'ailleurs ? Ce n'est pas même légal. Asagi, tu m'entends ? Ce n'est pas légal.
Sous son bureau, les longues jambes d'Asagi remuent nerveusement. Il essaie de regarder son interlocuteur -si ainsi peut-on appeler quelqu'un qui s'emploie plutôt à monologuer -mais ses yeux dévient immanquablement vers la porte qu'il craint de ne voir s'ouvrir à tout instant. Et s'il y avait une chose qu'Asagi ne voulait pas, c'était être vu en compagnie de cet homme qui n'avait rien à faire dans ce lycée.
-Asagi, si ce que je te dis t'indiffère, dis-le moi clairement : je prendrai cela comme l'autorisation de reprendre le cours de ma vie normale, et crois-moi, je n'en serai pas fâché.
Asagi s'agace de sa propre nervosité, et de la trahir si facilement surtout, alors il se fait violence pour concentrer son regard sur l'homme assis en face de lui :
-Si ce que tu disais m'était indifférent, je t'aurais déjà éjecté d'ici. Ce n'est pas le moment et moins encore le lieu pour parler de ça…
-Alors dis-moi quand et où pourrons-nous en parler ?! Bon sang, je nage donc en plein rêve ? Je te rappelle que je me retrouve dans cette situation par ta faute aussi, je te serai reconnaissant de bien vouloir te mêler de ce qui, à la base, ne me regardait absolument pas ! J'ai toujours été prêt à te rendre service, Asagi, au nom de notre vieille amitié, mais le fait est que j'ai le sentiment que tu t'es juste déchargé de tes responsabilités qui pèsent maintenant sur mes épaules ! Toujours affairé, toujours occupé, jamais de temps ; tu n'es jamais là quand il s'agit de discuter des choses sérieuses mais moi, Asagi, je n'ai pas que ça à faire, et je n'ai d'ailleurs plus aucune envie de le faire. Démerde-toi avec ce gamin.
-Tu ne crois pas que je me serais “démerdé” avec lui depuis longtemps si j'en avais eu les moyens ? s'impatienta l'homme qui sentait l'agacement monter en lui.
-Si tu en avais eu les moyens ? Mais Asagi, j'avais quoi, moi, comme moyens ? Tu me lâches en terre inconnue avec aucun bagage pour survivre, et tu t'attendais à ce que je fasse des miracles ? Mais mon pauvre Asagi, tu ne comprends pas ce que je te dis depuis des mois déjà ; son cas est désespéré. Et le fait que tu ne m'aies pas même demandé ce qu'il a pu bien faire pour que j'en vienne à parler ainsi me fait croire que cela t'est égal.
-Eh bien, dis-moi qu'a-t-il fait de si terrible, finit par céder Asagi qui, si la question l'intéressait sincèrement, était également pressé de mettre un terme à la discussion.
-Il s'est fait opérer de la poitrine…
Le teint d'Asagi a blêmi sans transition. Ca a créé un contraste presque artistique avec sa chevelure d'un noir d'encre qui encadrait son visage.
-Tu veux dire… qu'il aurait eu une tumeur ? balbutia Asagi, le cœur battant.
Sa réaction a attendri autant qu'elle a dépité l'homme qui en vint à penser que, décidément, Asagi, malgré toute l'intelligence dont il savait faire preuve, malgré la lucidité et la sagesse qu'il lui avait toujours connues, n'avait décidément aucune conscience de la situation. Alors, Hakuei a eu un rire nerveux, comme il a redouté la réaction qu'aurait son ami en disant :
-Non, Asagi. Il s'est fait arracher les…
-Il va nous falloir trouver quelque chose de radical avec ces gamins parce que sinon, viendra un jour où ils finiront par me faire perdre le contrôle.
Asagi s'est renfoncé au fond de son siège, découragé. Ce qu'il avait craint venait précisément d'arriver, alors, dans un long soupir las, il s'est résigné. A l'encadrure de la porte qui s'était ouverte d'un coup brusque, Masashi se tenait, droit, coléreux, imposant, tenant fermement dans chacune de ses mains un Masahito et un Yoshiatsu échevelés.
Et si Asagi eut l'impression d'être subitement devenu transparent, sur le coup, ce n'est pas seulement parce que les deux adolescents ne faisaient pas même attention à lui, trop occupés qu'ils étaient à se fusiller du regard, mais c'est aussi parce que même Masashi -surtout Masashi- semblait avoir oublié ce qui l'entourait comme ses yeux s'étaient rivés vers l'homme assis juste devant lui. Et si la stupéfaction laissa Masashi figé un moment, une expression de dégoût transmua son visage comme il réagit enfin d'un ton cinglant :
-Hakuei, que diable viens-tu faire ici ?