All the Parents who are gone -chapitre 7

Juliet

-Je vais être clair avec vous : si Monsieur Miwa ou n'importe lequel de vos professeurs vous ramène encore une seule fois dans mon bureau, c'est un renvoi définitif qui vous attend.

La colère d'Asagi était ardente, son ton était glacial, mais ça ne fit ni chaud ni froid aux deux garçons dont le ressentiment l'un envers l'autre prenait trop de place pour en laisser à une autre émotion. Et ils se faisaient violence, chacun sur sa chaise, pour ne pas laisser leur rage se déchaîner devant Asagi qui les dévisageait avec réprobation.
-Finir à l'hôpital la semaine dernière ne t'a manifestement pas suffi, Yoshiatsu ; il faut encore que tu te confrontes à plus fort que toi.
Yoshiatsu a tressailli sur sa chaise, parcouru d'une décharge électrique qu'il contint avec peine. Si Asagi avait voulu l'insulter sans en avoir l'air, il n'eût pas mieux choisi ses mots qu'il ne l'avait fait alors, provoquant chez l'adolescent une frustration grandissante.
-”Plus fort que moi” ? a-t-il répété dans un rire qui transparaissait tout son mépris. Excusez-moi, monsieur le Directeur, mais si par-là vous faites allusion à Maya, laissez-moi vous dire que sa carrure de Goliath n'est qu'un leurre, et que dans un combat à mains nues, je terrasse ce type en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.
-Essaie seulement, rétorqua Maya, et tu pourras embrasser le sol de ma part. Je te trouve bien arrogant pour quelqu'un qui s'est fait refaire la face par Terukichi.
-J'en ai assez entendu, les garçons. Maintenant, taisez-vous.
-Parce que ce salaud m'a attaqué en traître ! riposta Yoshiatsu, hors de lui. Mais il n'y a rien de surprenant de la part d'un lâche qui traîne avec quelqu'un comme toi !
-Et t'en prendre à Mia parce que tu sais qu'il est bien trop doux et pacifique pour répliquer, malgré sa nette supériorité physique par rapport à toi, comment appelles-tu cela ?
-Tu vois, Masahito, c'est une chose que je n'ai jamais comprise chez toi : comment as-tu pu, du jour au lendemain, devenir ami avec “ça” ? J'ai beau y réfléchir encore et encore, mais je ne peux voir d'autre raison que celle étant que cette petite pute doit te baiser, toi aussi, pour que tu en viennes à le supporter comme ça.
-Yoshiatsu, s'il semble que Masahito ne te fait pas peur, je te suggère malgré tout de surveiller tes paroles devant moi si tu ne veux pas finir avec le crâne en mille morceaux.

Si l'ambiance avait été explosive, en un battement de cœur elle était devenue glaciale.
Il était difficile de dire qui, de Yoshiatsu ou de Masahito, était le plus atterré par ce qu'ils venaient d'entendre. Avaient-ils seulement bien entendu ? Fixant Asagi comme s'il était un mort-vivant soudainement apparu devant eux, ils ont sondé son regard, pour comprendre, dans toute la haine et l'agressivité qu'il contenait, que leur imagination ne leur avait joué aucun tour.
-Monsieur le directeur, balbutia Yoshiatsu qui se décomposait, vous venez de me menacer?
-Pourquoi ? rétorqua Asagi dans un rictus victorieux. Tu te permets de le faire dès lors qu'il te le plaît ; est-ce problématique si c'est moi qui le fais ?
-Monsieur, vous venez de me menacer, moi. Votre élève.

Il prononçait ces mots comme il aurait récité une phrase apprise par cœur ; d'un ton plat, dénué d'émotion. Le choc était tel en Yoshiatsu qu'il le rendait incapable de toute colère, incapable de toute révolte, étranger à toute indignation. Juste, il était là, tétanisé, ses grands yeux bleus fardés de noir rivés sur un Asagi qui l'écrasait de son seul regard.

-Monsieur, si mes parents apprenaient ce que vous venez de dire, vous seriez viré.
-Si tes parents apprenaient tout ce que tu fais, tu n'aurais sans doute plus de parents.
Et si Masahito, quelque part au fond de lui, se réjouissait de ce retournement de situation surréaliste qui, enfin, faisait redescendre Yoshiatsu de son piédestal, il y avait aussi quelque chose en lui qui le troublait. Comme l'alarme d'un danger imminent. Devant les deux garçons, Asagi semblait être devenu un homme qu'ils n'avaient jamais connu.
-Certains parents abandonnent leurs enfants pour bien moins que ça, Yoshiatsu. Et à ta place, je ne prendrais pas le risque inutile de devenir orphelin.









-Masahito est venu me voir à la fin des cours pour me raconter ce qu'il s'était passé dans ton bureau. Bon sang, Asagi, je n'ai jamais, de toute ma carrière de professeur, autant espéré qu'un élève me mente.
-Pourquoi cela ? J'ignore exactement ce que t'a dit Masahito, mais je peux affirmer qu'il ne s'est rien passé de si dramatique pour que tu réagisses avec tant d'emphase.
-Seigneur, Asagi. C'est Masahito qui est venu. Masahito, tu entends ? Il est venu me voir “moi”. De lui-même. Au sujet du garçon qu'il déteste le plus, Yoshiatsu. Est-ce que ça ne te suffit pas pour comprendre à quel point même lui a été choqué ?
-Alors il faut croire que ce garçon est bien plus impressionnable qu'il n'y paraît.
-Tu as insinué à Yoshiatsu que si ses parents savaient ce qu'il faisait au lycée, ils l'abandonneraient.

-Eh bien, j'ai peut-être raison. Si j'avais un fils comme lui, je ne suis pas sûr que j'aurais envie de le garder.
-Tu as laissé entendre que tu lui briserais le crâne “en mille morceaux” !
-Cela pourrait m'avoir échappé, oui…
-Un homme dans ta position ne peut tout simplement pas se permettre de tels écarts de conduite, Asagi. Je n'arrive pas à croire que tu sois celui que je suis en train de sermonner, quand ce sont Yoshiatsu et Masahito qui ont fauté au départ.
-Ecoute, bien sûr que Yoshiatsu ne m'a pas pris au sérieux. Nous sommes au Japon ; les parents ne peuvent pas abandonner leurs enfants comme ça. Je voulais simplement lui faire comprendre qu'il ne pouvait pas faire ce qu'il voulait en toute impunité, et je pense que ça a marché.
-Que feras-tu s'il rapporte tes propos à ses parents ?
-Ce sera sa parole contre la mienne, et les témoignages de tous les élèves de mon côté. C'est précisément pour cette raison que je lui ai tenu de tels propos. Masashi, viens-tu vraiment me voir pour m'ennuyer avec cette histoire ?
-”Cette histoire”, Asagi, suffirait à t'éjecter de cette école si elle se savait, mais j'admets que tu as raison ; ma principale préoccupation, comme tu t'en doutes, est autre. Que diable faisait Hakuei au sein de ce lycée ?
-Comme tu as pu le constater, il est venu me voir. Sache cependant que sa visite m'a été plus désagréable que tu ne sembles le croire.
-Je n'aurais rien trouvé à y redire il y a quelques mois de cela, mais j'ai cessé de faire confiance à Hakuei depuis ce jour où… Écoute-moi, Asagi, j'ignore pour quelle raison il est venu te voir, mais j'ai bien peur qu'elle ne soit qu'un prétexte. Je ne veux pas voir Hakuei au sein de ce lycée.
-Alors toute discorde est envolée ; je ne le veux pas au sein de ce lycée non plus.
-Asagi, ne prends pas les choses à la légère. Je refuse que cet homme voie Mia.
-Je ne les prends pas à la légère ; moi, je refuse que ce soit Mia qui le voie.
-Ne joue pas avec les mots, cela revient exactement au même.
-Non, Masashi. A vrai dire, c'est même tout l'inverse : tu ne veux pas que Hakuei vienne ici par peur qu'il en profite pour voir Mia. Eh bien, que tu le veuilles ou non, Mia et lui se voient à l'extérieur du lycée. Mais si Mia ne doit pas voir Hakuei ici, c'est parce que je ne veux en aucun cas, à aucun prix, qu'il sache que Hakuei a un lien avec moi.
-Que veux-tu dire ? Je pensais que Hakuei ne le voyait plus. Asagi, es-tu en train de me faire comprendre que non seulement ton ami fréquente un adolescent, mais qu'en plus de cela, tu es au courant ?
-Tu savais forcément que j'étais au courant, puisque tu me l'as dit. Tu ne t'en souviens pas ?
-Je me souviens parfaitement aussi que tu m'avais promis de faire en sorte que Hakuei et lui ne se voient plus jamais. Bon sang, Asagi, je me fiche que Hakuei ait été notre ami ou non ; c'est un adolescent dont il s'agit !
-Bordel, Masashi, tu nous prends pour les monstres que nous ne sommes pas. Tu penses vraiment que si Hakuei couchait avec lui, je le laisserais faire sans rien dire ?
-Tu veux me faire croire qu'ils ne couchent pas ensemble ?
-Je “sais” qu'ils ne couchent pas ensemble, Masashi. Seigneur, tu croyais m'apprendre quelque chose ce jour où tu m'as dit avoir aperçu Hakuei en compagnie de ce garçon auprès d'un hôtel, mais le fait est qu'à ce moment-là, j'étais déjà au courant. Comment en aurait-il pu être autrement, d'ailleurs, puisque c'est à ma demande, et à elle seule, que Hakuei a commencé à fréquenter Mia ?











-Je te dis que c'était lui. Terukichi, pourquoi mentirais-je ? Cet homme que nous avons vu en compagnie de Mia, il était dans le bureau d'Asagi.
Face à l'indifférence inentamable de Terukichi, Masahito tiquait. A mi-chemin entre agacement et lassitude, il a saisi la main du garçon pour la secouer vivement. Ca n'eut pour effet que de lui valoir un regard fustigateur de la part de Terukichi qui le repoussa avant de s'allonger sur le lit, rêveur.
-Donc, conclut Masahito d'un ton réprobateur, tu te fiches complètement de Mia.
-Bien sûr que non, se défendit le garçon avec impatience, mais qu'attends-tu de moi en m'annonçant cela ? De toute manière, tu t'es probablement trompé.
-Le tatouage de papillon sur la main gauche, Terukichi, c'est bien toi qui me l'as dit, non ? Je t'affirme que c'était lui, et j'ai enfin pu voir son visage de près.
-Comment as-tu réagi en le voyant ?
-Je n'ai fait semblant de rien, bien sûr. J'aurais eu l'air suspect de reconnaître un homme que je ne suis pas censé connaître, n'est-ce pas ? Bon, tu ne me demandes pas comment il est ? Il est beau. Mais il a un air de yakuza. Mais il est beau.
-Une description objective et détaillée, railla Terukichi dans un rire amusé.
-Enfin, le fait qu'il soit beau ne change rien au fait qu'il est probablement un homme dangereux ; après tout, quel homme de son âge qui couche avec un gamin vulnérable n'est pas dangereux, dis-moi ?
-Pour moi, tous les hommes sont dangereux.

Terukichi avait répondu d'un ton si insouciant que c'en était troublant pour Maya qui ne savait vraiment si son ami était sérieux ou s'il répondait ce qui lui passait par la tête par pur automatisme, simplement pour se donner l'air de participer à la conversation. Ça a irrité Maya qui a passé vigoureusement sa main dans la chevelure argentée du garçon qui se redressa brusquement dans un cri de rage.
-Bordel, Maya, ma coiffure ! le fustigea-t-il dans une moue râleuse.
-Il s'appelle Hakuei.
-Je suis venu chez toi pour être tranquille, pas pour que tu… Pardon ?

Le visage figé de Terukichi, ses lèvres entrouvertes sur des mots qui ne venaient pas, ses grands yeux bleus arrondis de stupeur, et sa chevelure argentée ébouriffée qui lui donnait l'air d'un chérubin échevelé, ça a fait rire Masahito d'attendrissement que la dualité de Teru ne cessait de surprendre ; ou bien il était la placidité même, ou bien son visage était un livre ouvert dans lequel, parfois, Masahito se plaisait à lire des émotions que le garçon n'avait sans doute aucun conscience de laisser transparaître.
-Teru, tu es si mignon que je pourrais t'embrasser sur-le-champ.
Bien sûr, il plaisantait à moitié, mais ça a fait brusquement réagir Teru qui s'est reculé contre le mur, un masque de dégoût ostensible déformant sa frimousse l'instant d'avant si lisse :
-Tu as perdu la tête ? Une telle attitude est acceptable venant de Mia, mais un garçon comme toi ne devrait pas se laisser aller ainsi.
-Détends-toi, le rassura son ami qui dut se faire force pour ne pas éclater de rire. Je ne ferais jamais une pareille chose sans ton consentement.
-Comment le sais-tu ?
-Quoi ? fit Maya, désarçonné. Eh bien… Parce que ce n'est tout simplement pas mon genre d'embrasser les gens par surprise, je suppose…
-Son prénom, imbécile. Tu as dit qu'il s'appelait Hakuei ; tu le lui as donc demandé ?
-Bien sûr que non, enfin, la situation ne se serait aucunement prêtée à une telle question. Le fait est que, en le voyant, cette brute de Masashi qui nous retenait, Yoshiatsu et moi, s'est brusquement figé en le voyant et l'a appelé par ce nom. Pour tout te dire, il n'avait aucunement l'air ravi de le voir.
-Donc, cet homme qui fréquente Mia se retrouve dans le bureau du directeur pour une raison inconnue et en le voyant, Masashi le reconnaît à son déplaisir.
Terukichi avait marmonné ces mots comme à lui-même. Agenouillé sur le lit de Masahito, immobile, son regard en coin se perdait dans une réflexion que Maya tenta de lire en lui, en vain. Le front lisse de Terukichi s'est creusé de rides provoquées par son trouble intérieur.
-La situation commence à devenir désagréablement bizarre.












Peu à peu, il se rapproche d'un idéal anonyme. Il ne sait pas vraiment à quoi il ressemble, pourtant, il en est certain, il le reconnaîtra. Le jour venu, lorsqu'enfin son but ultime sera atteint, lorsque les tourments ne seront plus que des traces de pas effacées par le temps, lorsqu'il verra un homme, un humain, un quelqu'un, un quelque chose -peu importe qui ou quoi encore- dans lequel il ne se reconnaîtra plus, alors c'est là qu'il se reconnaîtra enfin.
Chaque jour qui passe doit être consacré à devenir un pas de plus vers ce rêve dont il module à chaque étape de nouveaux contours, affine les traits, remodèle chaque relief, perfectionne chaque détail et pourtant, il ne remarque pas, lui, subjugué par la contemplation de cette oeuvre sans cesse changeante, que chacun des pas effectués en avant vers ce rêve encore indéfini, c'est un pas en arrière de plus que ce rêve fait.
Mais lui a cessé de voir la distance, chaque accomplissement est à ses yeux une raison de plus de continuer, et comme toute chose a une fin, alors viendra le jour où tous ses accomplissements s'uniront dans l'harmonie absolue d'une œuvre parfaite. Car tel est son rêve ; la perfection, sa perfection, et dans chacun de ses efforts, dans chacun de ses sacrifices, il voit un avancement sans voir que son idéal, au final, ne fait que reculer un peu plus. Toutes les choses ont une fin, mais certaines ne trouvent leur fin qu'avec la mort.
Et lorsqu'il contemple son reflet toujours un peu plus transformé dans le miroir, Mia se perd dans une illusion de laquelle il est chaque fois un peu plus difficile de l'arracher.
-Mia, cela te fait mal ?

La voix de Hakuei, pourtant, a ce pouvoir un peu sorcier d'extirper Mia de ses pensées obsédantes -du moins l'avait-elle la plupart du temps. Curieux, Mia dévia légèrement le regard pour contempler le reflet de Hakuei, assis sur le bord du lit, une cigarette pendue entre ses lèvres depuis plusieurs minutes sans qu'il ne pense à l'allumer.
-Vous disiez, Hakuei ?
-Je parle de tes… cicatrices sur la poitrine. Je t'ai vu grimacer, aussi je me demandais si elles te faisaient mal.
-Oh, non, Hakuei. J'ai grimacé ? Je ne m'en suis pas rendu compte. Je me disais simplement que ma mâchoire pourrait être encore un peu plus fine et mes épaules plus hautes. Vous ne croyez pas ?
-Non, Mia. A vrai dire, je ne le crois pas du tout.
Il savait instinctivement que le ton glacial sur lequel avait parlé Hakuei n'était pas directement dirigé contre lui ; malgré tout, Mia s'est senti abattu par ce désaccord implacable, et seule une moue dépitée répondit à l'homme tandis que Mia reportait son regard sur son corps torse nu, inspectant le moindre détail à perfectionner.
-Mirer ton reflet dans le miroir ne sert à rien, Mia.
-Pourquoi donc ? s'enquit le jeune homme, sincèrement surpris. Comment suis-je censé évaluer ce qui ne va pas si ce n'est en me regardant dans un miroir ?
-Parce qu'il n'y a rien a évaluer, Mia, pour la simple et bonne raison qu'il n'y a rien qui ne va pas. Tu ne comprends pas ce que je te dis, Mia ? Tu pourrais observer ton reflet vingt-quatre heures sur vingt-quatre ta vie entière, cela demeurerait toujours vain, puisque tu es incapable de te voir tel que tu es.
Cette fois, c'est un regard courroucé que Mia a dirigé sur Hakuei -ou plutôt, le Hakuei du miroir, comme son cœur balançait entre colère et vexation.
-Je ne comprends pas, Hakuei. Comment suis-je censé interpréter ces paroles ?
-Bordel, Mia, j'ai besoin de te faire un dessin ? Tu as fait retirer tes propres tétons, Mia. Tu t'es fait sectionner les tétons dans une opération de chirurgie esthétique. Est-ce que c'est le comportement normal d'un garçon de dix-huit ans, selon toi ?
-J'ai toujours pensé que des tétons étaient une aberration de la nature comme ils n'ont aucune utilité chez un homme. Où est donc le problème, Hakuei ?
-Donc, selon toi, tous les hommes devraient subir une ablation des tétons sous prétexte, il est vrai, qu'ils n'auront jamais aucun enfant à allaiter ?
-Bien sûr que non, Hakuei, bougonna Mia, sincèrement peiné. Je suis désolé si je t'ai blessé, à vrai dire, je trouve ça plutôt sexy chez les autres hommes. Mais sur moi, ça jurait juste comme une erreur de la nature.
-C'est ce que j'essaie de te faire réaliser, Mia ; là où tu trouves une raison d'admirer la beauté chez les autres, tu y vois chez toi une raison pour te détester. Mia, dès lors qu'il s'agit de toi, tout est à tes yeux une erreur de la nature. 

Sur le miroir, le reflet de Hakuei se relève. Lentement il s'approche de l'adolescent qui le regarde faire, tétanisé. Lorsque l'homme arrive à sa hauteur, lorsque ses mains puissantes se posent avec fermeté mais douceur sur ses épaules, Mia sent son cœur se tordre.
Mia est grand, pourtant, mais Hakuei lui semble gigantesque. Mia est musclé, mais Hakuei lui semble titanesque. Mia est beau, mais Hakuei lui semble divin. Mia a vingt ans de moins que lui, mais il se sent si vieux. Alors, devant leurs deux reflets collés l'un à l'autre, Mia sent une détresse sans nom monter encore et encore jusqu'à affluer au bord de ses yeux. Tout près de son oreille, la voix de Hakuei sonne en lui comme une incantation.
-A force d'altérer ou retirer ce qui fait de toi ta singularité, Mia, tu vas finir par disparaître pour de bon. Bientôt, il ne restera plus rien de toi.







-Mia, mon petit Mia, l'on dit bien que l'argent n'a pas d'odeur, mais le tien a celui de la sueur. A la sueur de ton front, et du reste de ton corps d'ailleurs, tu as donc l'ignoble affront de prendre aux hommes le meilleur. Tu prends leur argent comme tu prends ton plaisir, alors à mon tour de venir t'en dessaisir.

Yoshiatsu tournoie, Yoshiatsu ondoie, il est un félin qui se meut avec la grâce d'un chat et l'appétit d'un prédateur, il est le malin qui s'émeut de la disgrâce de celui dont il fera son quart d'heure. Yoshiatsu a le regard luisant du vice mais c'est le désir du sang, et Mia a l'air hagard de celui qui se sait impuissant. Les lèvres recousues de Yoshiatsu le rendent plus intimidant encore, comme si elles étaient la marque d'une bataille qu'il avait perdue, et pour laquelle il venait prendre une revanche impitoyable. Il lui tourne autour, comme un fauve autour de sa proie déjà acculée, ici en plein jour, s'il se sauve il sera peut-être miraculé.
Alors Mia essaie de se sauver, mais sa volonté vacille face au danger, son instinct de survie se tiraille entre rester et partir, où rester signifie subir, mais partir sera peut-être pire. Le soleil est éclatant mais la ruelle est sombre, le ciel est large mais la ruelle est étroite, et puisqu'à gauche tout aussi bien qu'à droite le passage lui est barré, alors Mia s'accole au mur et se contente de se préparer. Et si Yoshiatsu a les yeux luisants d'une satisfaction sadique, ceux de Koichi semblent indifférents à cette scène dramatique.
C'était comme s'il ne savait faire la différence entre le blanc et le noir, comme si ce garçon aux mille couleurs ne voyait tout qu'en gris ; il regarde tout avec le voile morne de l'indolence, et Mia se demande, que peut-il bien se passer dans cette tête qui le fasse se sentir vivant ? Alors que Mia a peur, alors que les sueurs froides lui courent le long de son échine, il dévisage Koichi, son teint d'albâtre comme celui d'une statue, et son immobilisme comme tel, aussi.
Avec une telle absence visible d'émotions, Koichi aurait tout aussi bien pu être un androïde, la situation eût été la même. Il ne répond que lorsqu'une question lui est directement posée, avec autant de placidité qu'une voix pré-enregistrée. Il n'agit qu'en fonction de ce qui est attendu de lui, et lorsque rien de lui n'est attendu, alors Koichi ne fait rien. Comme si sa volonté propre n'avait jamais existé, une enveloppe corporelle attendant simplement les instructions des autres. Alors, Mia a pensé, le cœur serré, qu'il ne servait à rien d'appeler Koichi à l'aide par un regard. Mais après tout, c'était peut-être Koichi qui avait besoin d'aide.
-Tu sais combien m'ont coûté tes conneries ? Plus de 150 000 yen. Avec les douze points de suture, et la réparation de ma dent -regarde, ils m'ont mis une prothèse- j'en ai eu pour une telle somme, et tout ça pourquoi ? Tout ça parce qu'un sale pervers en ton genre se permet de tripoter Koichi devant toute la classe, et ce en ma présence ! aboie Yoshiatsu.

Mia se raidit, la nuque tendue, le menton levé comme il essaie d'éloigner son visage de celui du jeune homme dont le front frôle le sien. Il se demande, le cœur battant, pourquoi Yoshiatsu ne l'a pas encore frappé. Serait-ce le souvenir de ce qu'avait fait Terukichi la dernière fois qu'il avait osé lever la main sur lui ? Mais non, imbécile, Terukichi n'est pas là ; d'ailleurs, il n'y a personne. Personne pour te sauver de Yoshiatsu, si ce n'est toi-même. Mais enfin, ce n'est pas toi qui aurais l'idée de te sauver, n'est-ce pas ?
-Yoshiatsu, article Mia d'une voix enrouée, je n'ai pas tripoté Koichi, j'ai seulement… Koichi, reprend-il à l'attention de ce dernier, si tu t'es senti mal à l'aise, si tu t'es senti agressé, alors j'en suis désolé. Je ne pensais pas à mal en passant mon bras autour de tes épaules et…
-Ferme-la. Personne n'a rien à foutre des jérémiades d'un vicelard comme toi. Tout ce que je te demande, c'est l'argent pour les frais d'hospitalisation, ainsi que le dédommagement pour le préjudice moral. Tu me dois donc 200 000 yens.
-Mais je n'ai pas une telle somme sur moi, se défend le garçon, livide.
-Tu baises des vieux friqués tous les soirs et tu veux me faire croire que tu n'as pas d'argent sur toi ?! éructe Yoshiatsu avec une violence telle que Mia sent chacun de ses nerfs se raidir sous l'effet de la panique. Ecoute bien, sale traînée ; toi, tu peux peut-être avaler tout et n'importe quoi qui sort d'un mec, mais moi, je n'avalerai jamais tes mensonges.
Juste à sa gauche, à un pas de lui seulement, Koichi n'a toujours pas bougé. Les bras croisés, il est une sentinelle qui attend sagement le moment où son rôle lui ordonnera de réagir. Et toujours son regard est voilé, dissimulé sous cette brume fantomatique.
-J'ai de l'argent, Yoshiatsu. Seulement, je ne peux pas tout te donner maintenant.
D'une main fébrile, Mia plonge une main dans son sac sous le regard pesant de son bourreau, tremblant, en sort une liasse de billets qu'il tend indistinctement à Yoshiatsu.  Ce dernier, dans une grimace réprobatrice, compte le total avant de conclure :
-Je serai clément pour cette fois. Tu m'apporteras les 120 000 restants demain.
Mia acquiesce automatiquement d'un signe de tête sans même se demander s'il pourra avoir l'argent d'ici là, et lorsqu'il crut qu'enfin, le calvaire avait pris fin et que Yoshiatsu allait tourner les talons, c'est là qu'il a senti une main se plaquer violemment contre sa poitrine.
-Pourquoi n'as-tu pas participé au cours de natation, aujourd'hui ?
Mia a l'impression qu'il va succomber. Soudain toutes ses forces le quittent, il a la sensation que ses muscles tout entiers ont fondu, que ses veines se sont vidées. Il n'est plus qu'une masse osseuse bancale qui tient encore debout par un pur miracle.
-Quoi ? échappe-t-il d'une voix aiguë de sa gorge étranglée.
-Tu ne rates jamais un cours de sport, d'habitude. Même quand tu es malade comme un chien. Alors, Mia, si tu te déshabillais, pour voir ?
Koichi a bougé. C'était infime, c'était insignifiant certainement, mais il avait bougé. Son pied gauche, discrètement, s'est décalé d'un centimètre vers Mia. Mia lui-même se demandait pourquoi il remarquait une chose pareille au moment-même où il vivait un cauchemar éveillé. Peut-être essayait-il de se raccrocher à n'importe quoi pour ne pas soutenir le regard de Yoshiatsu, ce regard pénétrant qui avait déjà commencé à le déshabiller, avant que ses mains brusquement ne se missent à le faire.
Dans l'esprit de Mia, le chaos est né dans une explosion dévastatrice.
-Yoshiatsu, arrête…

Mia se débattait, mais plus il se débattait, plus la rage de Yoshiatsu se décuplait. La rage, mais peut-être pas seulement elle ; il y avait cette haine aussi, grandissante, dévorante, et ce désir vicieux de savoir, ce désir morbide de voir, de se délecter, de le détester, de le déchoir de son humanité et se pourvoir de son intimité, et même si le corps de Mia est plus grand, même si son corps est plus fort, l'aversion incommensurable de Yoshiatsu à son encontre a décuplé en lui une puissance contre laquelle Mia ne peut rien.
C'est ainsi que, après de longues minutes de lutte acharnée et désespérée sous les yeux aveugles de Koichi, Mia s'est retrouvé piégé contre le mur, sa chemise déchirée dont les manches pendaient, dévoilant ses épaules, et dont les pans ouverts dévoilaient tout entière sa poitrine nue et mutilée.
“Mutilée”, c'est comme ça que l'a vue Yoshiatsu, même si, pour Mia, ça n'avait été que la correction d'un défaut enfin disparu. Mutilée, cette poitrine masculine et blanche, nue et tremblante dans le froid de novembre, et dans un mouvement instinctif de recul, Yoshiatsu a laissé échapper un cri de dégoût.
-Bordel, t'es encore plus taré que je ne le pensais.

Mia a vu les lèvres de Koichi s'entrouvrir sur des mots dont il ne put jamais connaître la teneur, car avant qu'aucun des garçons n'ait eu le temps de réaliser quoi que ce fût, Yoshiatsu s'était retrouvé à terre. Dans ce tunnel abandonné, son cri déchirant a retenti tandis qu'au-dessus de son corps immobilisé par une poigne de fer, le visage défiguré par la haine de Masahito le dominait. Il avait ses mains autour de son cou, son front collé au sien, et son abomination qui éructait dans toute sa rage :
-Tu vois, Yoshiatsu, j'ai bien fait de te suivre lorsque j'ai vu que ton petit toutou rose et toi vous étiez approchés de Mia. J'ai fini par vous perdre de vue, et c'est ce qui explique mon retard, et si je te hais pour ce que tu viens de lui faire, malgré tout, je suis content. Je suis content, Yoshiatsu, tu sais pourquoi ? Parce que j'ai pu voir jusqu'où tu es prêt à aller dans l'ignominie et que pour cette raison, enfin, je n'aurai plus jamais, au grand jamais, à me retenir comme je l'ai toujours fait à chaque fois que tu t'en prends à lui. Et si dans ma grande mansuétude je ne te tue pas maintenant, alors laisse-moi te le dire comme un avertissement, Yoshiatsu ; j'aime Mia plus que tout au monde, et si tu le touches encore une fois, la seule chose qui égalera l'immensité de mon amour pour lui, ce sera celle de ma haine pour toi.
Saisissant des poignées de cheveux de Yoshiatsu de ses deux mains, il l'a tiré en avant jusqu'à ce que leurs fronts ne se frôlent avant, de toutes ses forces, de percuter son crâne contre le sol.





-Je te dirais bien de porter plainte, mais alors, il faudrait expliquer à la police pourquoi Maya t'a fait ça, en premier lieu.

Yoshiatsu était étendu dos au sol depuis une quinzaine de minutes, déjà, lorsqu'enfin la voix de Koichi brisa le silence. Yoshiatsu ne répondit pas. Rivant ses yeux brumeux sur l'immense voûte de béton de ce tunnel abandonné, il se contentait d'attendre. Attendre quoi, il n'en savait rien ; peut-être de mourir, peut-être de pourrir. Peut-être d'avoir une raison de sourire. Mais rien de tout cela ne venait, rien de tout cela n'allait venir, il le savait ; en tout cas, pas assez tôt pour le sauver.
La douleur lancinante dans son crâne lui était comme des aiguilles le traversant de toutes parts, mais étrangement, la douleur ne le dérangeait pas. Assis dos au mur, ses jambes écartées s'agitant de mouvements compulsifs, Koichi le regardait là, un clown mort-vivant, avec son teint blanc et ses lèvres incarnat. Ses yeux bleu ciel fixaient le ciel gris du béton, mais après tout, s'est souvenu Koichi, le ciel des yeux de Yoshiatsu est un ciel factice. Koichi le sait ; sous ses lentilles d'un bleu presque transparent, les yeux de Yoshiatsu sont d'un noir abyssal.
-Yoshiatsu, tu pleures ?
Il a fallu que Koichi lui pose la question pour le réaliser. Et si Koichi ne revenait pas de voir son ami pleurer, Yoshiatsu, lui, n'avait plus même la force d'avoir honte. Alors, indifférent à une situation dans laquelle il ne se serait jamais laissé voir avant, il a continué à pleurer sans faire de bruit. Il n'avait pas vraiment d'autre choix, après tout, comme les larmes semblaient couler toutes seules, indépendamment de sa volonté et de ses émotions. Parce qu'en cet instant précis, des émotions, Yoshiatsu n'arrivait plus à en ressentir.
-Tu pleures parce que ça te fait mal ?
Koichi s'approche de lui prudemment. Il s'accroupit à ses côtés, se penche et, tendant délicatement sa main avant de faufiler ses doigts dans ses cheveux noirs emmêlés, il les ressort couverts de sang. Koichi s'est tétanisé, mais avec ses yeux à demi-aveuglés rivés sur cette étendue de béton, Yoshiatsu n'a rien remarqué.
-Oui, Koichi. Je crois que cette fois, ça me fait vraiment mal.







C'était comme s'il avait été dévitalisé. Mia ne bougeait plus, Mia ne parlait plus. Il ne le regardait pas non plus. Juste, sur le lit de Masahito, Mia se laissait faire sans même sembler remarquer ce qui lui arrivait, comme perdu dans un ailleurs où personne ne pouvait le rejoindre. Et là où Hakuei, quelques jours plus tôt seulement, avait dû œuvrer dans la lutte et les hurlements, Masahito s'affairait sereinement, dans un calme céleste, démaquillant avec douceur le visage inexpressif de Mia. Comme s'il manipulait une rose dont les pétales menaçaient à tout instant de tomber, Masahito effleurait le visage de Mia du bout des doigts, lui intimant tantôt de le tourner vers la droite, tantôt de lever le menton. Et Mia se laissait faire avec une docilité effrayante, qui apparaissait à l'esprit de Masahito plutôt comme un coma éveillé. Les yeux de Mia était grand ouverts, mais son âme dormait, faisant de lui une poupée grandeur nature répondant au moindre geste.
-Quand ce sera fini, tu voudras aller te détendre? J'ai fait couler un bain bien chaud pour toi.
Mia l'a regardé mais son regard l'a traversé. Ignorant l'étau qui lui serrait le cœur, Masahito a continué à effacer les traces de maquillage comme si de rien n'était.
-Je crois que Yoshiatsu ne recommencera plus. S'il le faisait, il signerait son arrêt de mort.
La voix de Masahito était paradoxalement dénuée de toute colère. Elle était même profondément douce, en réalité, comme s'il se souciait d'envelopper Mia dans une atmosphère de satin et de coton. Avec ses traces de mascara et de fard à paupières étalées sous ses yeux, Mia ressemblait à un mineur couvert de charbon. Comme s'il passait ses journées sous terre, il en avait aussi la pâleur.
-Mais ce que tu as fait à ta poitrine, Mia… Je ne l'aurais jamais imaginé.
Il s'était promis de ne pas y faire allusion, mais le besoin était plus fort que sa volonté. Masahito devait savoir, il devait comprendre. Et s'il n'y avait eu aucun reproche dans sa voix, s'il n'y avait eu aucun jugement, ces paroles avaient eu l'effet d'une formule magique, comme Mia a semblé reprendre vie : 

-Ne le dis pas à Teru, je t'en prie… Ne le dis pas à Terukichi.
Un mélange dysharmonique d'émotions et sentiments contradictoires a envahi Maya qui s'est redressé vivement .
-Pourquoi te soucier de cela dans un moment pareil ? Ah, bien… Je ne le lui dirai pas, si c'est ce que tu souhaites. De toute manière, qu'il le sache n'aurait rien changé.
Renfrogné, Masahito s'est de nouveau agenouillé devant son ami, terminant bientôt d'effacer toute trace de grimage sur ce visage qu'il voyait enfin sans artifices extérieurs. Cela en faisant obstruction, bien sûr, des modifications que Maya savait qu'il avait fait apporter à l'intérieur.
-Ta poitrine… Tu l'as peut-être fait dans un hôpital, avec toutes les précautions médicales requises, néanmoins …je ne peux voir ça autrement que comme de l'automutilation.
-Etait-ce vrai, ce que tu as dit ?
-Pardon ?
Sans comprendre, Maya fixe son ami, éberlué. Ce dernier plonge son regard dans le sien, et Masahito croit voir un fantôme passer au fond de ses yeux.
-Lorsque tu as dit à Yoshiatsu que tu m'aimais plus que tout au monde, c'était pour mieux le menacer, ou bien tu le pensais ?

Bien sûr, que Mia n'avait pas de filtres. Il vivait sans pudeur, il vivait sans aucune honte d'exposer ses sentiments et, dans toute son ingénuité, il imaginait sans doute naïvement qu'il en était de même pour les autres. Surtout si “les autres” étaient ses amis ; après tout, qui se ressemble s'assemble. Alors, pour ne pas le décevoir, Masahito a fait fi de sa pudeur, a balayé sa timidité, et a simplement déclaré :
-C'est la vérité, Mia. C'est la pure vérité.
Mia a souri. Ou peut-être qu'en fait, il pleurait ? Son sourire semblait flotter sur son visage comme un corps mort à la surface d'un étang.
-Alors, Maya, je suis désolé.






L'esprit embrumé de Mia s'éveilla subitement comme un coup s'abattit sur son crâne. Ensommeillé, il a relevé la tête, dévisageant de ses yeux mornes Terukichi qui le fixait avec de grands yeux qui semblaient vouloir lui faire passer un message.
-C'est encore le homeroom ? marmonna le garçon de sa voix pâteuse.
-Non, Mia. Le cours a déjà débuté depuis un bon moment.
La voix qui lui répondit n'avait rien en commun avec celle de Terukichi, et ne venait pas de la même direction non plus. Comprenant enfin ce qui arrivait, Mia s'est retourné dans un mouvement raidi par l'anxiété, pour voir juste derrière lui Masashi qui brandissait son livre menaçant au-dessus de sa tête.
-Mia, tu passeras me voir à la fin des cours, je te prie.
Des rires narquois se firent entendre çà et là comme Mia affichait ostensiblement une moue renfrognée, sans pour autant oser répondre face à ce colosse dont l'expression le rendait aussi avenant qu'un cerbère.
-Prenez garde, Monsieur Miwa ; Mia a toujours eu du mal à se contenir lorsqu'il est en compagnie d'un homme de votre âge !
-A votre place, je choisirais un lieu public, bien éclairé et très fréquenté !
S'ils étaient sourds, maintenant les rires étaient explosifs, et Mia s'est senti se liquéfier sur sa chaise, incapable d'émettre le moindre mouvement. Et si au-dessus de lui, il a vu le visage de Masashi se transfigurer, s'il a craint de ne subir le revers de son courroux, s'il a senti de tout son être la tension extrême qui émanait de l'homme, quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il comprit que toute cette agressivité contenue n'était pas dirigée contre lui.
-A partir d'aujourd'hui, tous ceux qui oseront tenir ce genre de propos ou seulement en rire sortiront de mon cours. Vous tous, partez sur-le-champ.
Les rires se sont stoppés net dans une confusion hébétée. Tout autour de Masashi, des dizaines de regards le dévisageaient dans une incompréhension mêlée de frustration.
-Monsieur Miwa, c'est une blague, n'est-ce pas ?
-Je vous donne l'impression de plaisanter ? Sortez. Tous. Maintenant.
Peut-être trop choqués, peut-être trop intimidés -ou bien les deux à la fois- pour réagir, chacun d'entre eux s'est levé avant de se diriger vers la sortie d'un pas lourd.
-Ceux qui n'ont pas ri à ces paroles indignes peuvent rester.

Ça ne faisait pas grand monde. A la fin, la salle de classe était une salle presque vide, si ce n'était ces quelques élèves épars qui semblaient perdus, comme s'ils avaient été catapultés là par hasard. Mais bien sûr, de hasard il n'y avait aucun, et Masashi ne fut pas surpris de voir, en plus de quelques élèves indifférents, Terukichi, Masahito et Koichi affronter cette nouvelle situation avec malaisance.
Mais qui, d'entre tous, était le plus surpris de voir aussi, avachi sur sa chaise au fond de la salle, un Yoshiatsu maussade qui rivait son regard sur le sol, cela était difficile à dire. Un ange passa, bientôt ce fut toute une kyrielle qui vola au-dessus d'eux avant qu'enfin, quelqu'un ne brise cette tension éprouvante :
-Au moins, Monsieur Miwa, déclara Maya dans un grand sourire, il y en a un qui a très bien compris la leçon.
Bien sûr, ce n'était pas la leçon de son professeur à laquelle il faisait allusion, mais cela, Masashi n'aurait pas pu le comprendre.










-Mia, je voudrais que tu cesses de dormir en cours, comme ça. C'est presque chaque jour la même chose, mais peu importe depuis combien de temps elles durent, il arrive toujours un point où les choses ne peuvent plus durer. Comprends-tu cela ?

Masashi avait comme une impression de déjà-vu. Les mêmes sermons pour les mêmes raisons, et si, lorsqu'il s'agissait de Terukichi, ce dernier ne manifestait qu'une indolence au bord du mépris, Mia, lui, affichait une mine décomposée comme il n'osait pas même lever les yeux sur son professeur. Deux personnalités si différentes, songea Masashi, et qui pourtant, lui semblaient aller si bien ensemble, sans qu'il ne sût trop dire pourquoi.
-Mia, je ne suis pas en colère contre toi, tu sais.
Quelque part, Mia l'avait senti. Malgré son air éternellement coléreux que la nature avait gravé sur son visage, Mia avait compris d'instinct que Masashi n'éprouvait envers lui aucune colère, aucune animosité qui pût porter préjudice au garçon. Mais si ça le rassurait un peu, malgré tout au fond de lui, ça déstabilisait plus encore Mia qui n'avait jamais vraiment su comment réagir face à la bienveillance.
Parce que de la bienveillance, c'était bien ça qui émanait du fond de Masashi.
-Tu devrais suivre les cours comme un écolier ordinaire.
-Je le sais, balbutia Mia, les yeux rivés sur ses mains qui se trituraient nerveusement les doigts. J'essaie de rester éveillé, mais parfois, je suis si fatigué que malgré mes efforts, je n'y parviens pas.
-C'est ce que j'essaie de te dire, Mia. Tu dois vivre comme un écolier ordinaire.
Mia n'a rien à répondre à cela alors il attend, le cœur battant, une suite inconnue.
-Toutes ces rumeurs qui circulent sur toi… Est-ce qu'elles sont vraies ?
-Je suppose que si vous me posez la question, c'est que vous connaissez déjà la réponse.
Il n'y a pas de pire malaise que de ressentir celui de l'autre, aussi Mia, malgré toute sa volonté, était incapable de lever les yeux sur son professeur. S'il l'avait fait, sans doute aurait-il éprouvé de la culpabilité de voir dans le regard noir de l'homme une vague de tristesse ondoyer. C'est que Masashi avait l'apparence d'un titan, mais au fond, il n'était qu'un humain qui, confronté à la détresse, ne savait que réagir comme ses semblables.
-Mia, tu n'as pas à faire une chose pareille.
-Vous n'en avez pas la moindre idée.

Mia avait rétorqué d'un ton froid, mais Masashi ignorait que cette froideur n'était pas à lui destinée, et qu'au creux de son ventre, Mia sentait un trou béant s'ouvrir, un trou noir aspirant tout au fond de lui les émotions qui l'entouraient et bientôt, le ventre creux de Mia s'était lesté d'un poids qui opprimait toutes ses entrailles.
-Si je pouvais comprendre pourquoi tu fais ça, Mia, alors, je pourrais peut-être t'aider.
-Vous ne le pourriez pas même si vous le saviez, rétorqua Mia. Vous n'auriez pas à le faire, même si vous le pouviez et d'ailleurs, pourquoi partez-vous du principe que j'ai besoin d'être aidé ? Mais, Professeur Miwa, je n'ai pas besoin d'aide, moi, et je ne fais de mal à personne. Je n'ai commis aucun crime, dites, alors, pourquoi ne pouvez-vous simplement pas me laisser faire comme si de rien n'était ?
-Parce que ce n'est pas “rien” si tu mets ton corps et ton âme en danger, Mia.
-D'où tenez-vous une chose pareille ? protesta le garçon qui ne ressentait plus aucune once de malaise, comme celui-là avait été désintégré dans le trou noir de son estomac. Bien loin de me mettre en danger, je fais en réalité tout le contraire ; avec tout cet argent que je gagne, je me crée une sécurité sans laquelle je ne saurais tenir.
-Comment Diable un garçon de ton âge, nourri et logé par ses parents, pourrait-il avoir besoin de tant d'argent… au prix de ce sacrifice ?

Masashi ne pouvait pas le savoir. Que pour Mia, le sacrifice avait le goût insipide de la banalité et le visage morose du quotidien. Ce qui sautait aux yeux de Masashi comme un monstre surgi de nulle part était pour Mia un compagnon de chaque jour dont l'apparence et le caractère étaient d'une normalité saisissante. Alors, lorsque Masashi a prononcé le mot de sacrifice, Mia n'a pas vraiment su ce que l'homme imaginait. Et parce que le jeune homme ne savait quoi répondre face à ce qu'il n'était pas sûr de comprendre, il s'est contenté de prononcer à voix haute la première pensée qui l'a traversé :
-C'est juste que, si je ne le fais pas, je vais disparaître.

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