All the Parents who are gone -chapitre dernier
Juliet
-Tu pouvais simplement me le dire, tu sais. Tu pouvais simplement me dire que tu étais payé par Asagi pour passer du temps avec moi -ou devrais-je dire me surveiller ? Hakuei, tu pouvais me le dire, parce que du moment où tu me payais avec l'argent d'Asagi, qu'est-ce que ça pouvait me faire, dis ? Mia était apparu au seuil de l'appartement de Hakuei sans s'annoncer, et sans attendre d'être invité non plus, il se faufila par-dessous le bras tendu de l'homme qui tenait la porte pour pénétrer à l'intérieur dans l'aisance la plus parfaite. Levant les yeux au ciel, Hakuei a refermé à clé derrière eux avant de se retourner vers le garçon qui avait ouvert les placards de la salle à manger pour en évaluer le contenu comme si de rien n'était. Il sortit deux verres et une bouteille de whisky sous les yeux effarés de l'homme qui ne broncha pas. Espérant seulement que le garçon ne finira pas aussi éméché qu'il l'avait été la première fois- par sa faute, il est vrai- il s'est avancé jusqu'au canapé sur lequel il s'assit, invitant d'un geste de la main Mia qui vint s'installer en face de lui. Ce n'est que lorsqu'ils se furent servis mutuellement et qu'ils eurent leur première gorgée que, réprimant une légère grimace provoquée par la puissance de l'alcool, qu'il déclara enfin : Mia n'a rien dit. Il n'évitait pas vraiment le regard de Hakuei, mais il ne leva pas les yeux sur lui non plus. C'est comme si ce déballage de sincérité avait eu autant d'impact émotionnel sur lui que l'annonce du bulletin météo, et le garçon, dans la plus parfaite décontraction, a avalé d'une traite son fond de whisky avant de s'enfoncer dans son fauteuil dans un soupir d'aise. -Si j'avais quinze ans de plus, Hakuei, je t'aurais demandé en mariage. Ah, Mia. Si prévisible et imprévisible à la fois, avec son honnêteté qui frappe sans crier gare, jamais par lâcheté, toujours par oubli. C'est que Mia n'a pas conscience que ses coups émotionnels sont des coups, et lorsqu'il frappe, il croit simplement toucher du bout des doigts. Comme s'il accordait à lui-même si peu d'importance qu'il se pensait avoir le poids d'une plume. Hakuei a souri sans savoir si c'était la réaction à avoir. -Tu sais, tant que ça n'implique pas de coucher avec toi, je peux être ce que tu veux. Il n'en avait bu qu'un peu pourtant, il semblait que l'alcool montait déjà à la tête de Mia. Lentement, il porta sa main à ses yeux qui disparurent alors à la vue de Hakuei, qui ne voyait plus rien non plus, et dans cette obscurité provoquée, Mia avait la sensation de respirer un peu mieux. Il avait la sensation que la pièce tout entière était imprégnée d'une atmosphère lénifiante, sécurisante. Comme si tout autour de lui, c'était une étreinte invisible et immatérielle qui le prenait dans son cocon chaleureux. Cette pièce, au final, n'était emplie que de la présence de Hakuei. Mia est resté silencieux. Mais ce silence-là, pour une fois, était une réponse qui n'inquiétait pas Hakuei. De Mia il pouvait sentir émaner un sentiment de tranquillité qui berçait délicatement sa conscience dans la douceur aussi, Hakuei s'est satisfait de ce silence comme toute réponse. Sa main toujours posée contre ses yeux clos, sa paume repliée vers le plafond, Mia avait une respiration lente et profonde dont Hakuei voyait le rythme gonfler et amenuiser la poitrine tour à tour. -Mia, mon petit Mia, mon joli Mia, mon gentil Mia, adorable Mia, je suis heureux de te revoir… Sortant de l'immeuble de ce type qui a une tête de mafieux. Il était sept heures trente du matin, ce mardi-là. C'était un jour de janvier comme les autres, froid, sans soleil, avec ses voitures qui défilent sans fin et ses passants qui se croisent sans jamais se rencontrer, avec ses salariés et ses étudiants en uniformes qui parsemaient le paysage de bleu marine ou de noir, des talonnettes qui claquent sur les pavés, des feux de circulation dont la musique succède aux alarmes et les alarmes à la musique, avec ses publicités qui envahissent inlassablement les murs des bâtiments. -Pour une fois, Koichi n'est pas avec toi ? Mia a levé les yeux au ciel. Il l'a fixé quelques secondes, silencieux, et parce que le ciel était gris, il a reporté son regard sur Yoshiatsu. Ce ciel gris-là, pensait Mia, n'est pas ce qui me manquera, en réalité. Si j'avais su, j'aurais admiré le visage de Hakuei un peu plus longtemps. Ah, Maya et Teru… Masahito et Terukichi aussi, j'aurais accepté qu'ils soient les dernières personnes que je voie. Mais Yoshiatsu… Yoshiatsu, il est beau, et pourtant, regarder son visage ne me procurera jamais autant de joie que j'en ai à voir les leurs. Dans l'esprit engourdi par le froid de Mia, la voix distincte de Maya a résonné. Si distincte qu'en réalité, il lui sembla l'entendre prononcer au creux de son oreille : “Si tu veux mon avis, je pense que c'est la seule jalousie en toi qui parles car, en effet, je me suis toujours préoccupé de mes amis. Peut-être que ceux dont je ne me préoccupe pas n'en valent juste pas la peine, tu ne crois pas ? -C'est à cause de ce que Maya t'a dit hier, n'est-ce pas ? J'ai vu ton regard à ce moment-là, Yoshiatsu. Lorsque Masahito a parlé de Toya comme ça, j'ai vu ton regard, et je crois qu'à cet instant, quelque part au fond de moi, j'ai su. -Malgré tout, tu ne sembles pas avoir peur. -Non, Yoshiatsu. J'ai peur de tant de choses dans la vie, mais par définition la mort n'en fait pas partie. Yoshiatsu a étréci les yeux, et à travers ses paupières plissées, ses pupilles scintillaient d'une lueur vacillante. La lueur ardente mais tremblante d'une passion qui hésitait. -Tu dis ça pour te donner un genre, Mia, ou c'est parce que tu sais pertinemment que si tu ne le fais pas, c'est lui qui en pâtira ? -Parce que quoi que tu fasses, Yoshiatsu, ce sera toujours mieux si c'est sur moi que sur lui. Ce qu'il s'est passé ensuite était comme un rêve. Mia s'est vu marcher aux côtés de Yoshiatsu comme si de rien n'était. Il s'est vu le suivre d'un pas nonchalant, sans un mot, comme s'ils n'étaient que deux camarades qui prenaient paisiblement la même direction. C'était étrange, comme il se sentait serein. Et sa conscience essayait de se convaincre, sa conscience essayait de se réveiller, elle essayait de le faire réagir, elle essayait de paniquer et pourtant, il était calme, si calme, comme un enfant somnolent dans son lit douillet qui se sent sur le point de sombrer dans la douceur des songes. Lorsqu'ils furent enfin arrivés au fond d'une impasse étroite, dissimulés derrière un entreposage de piles de cartons, Mia s'est accolé contre le mur, s'est accolé au pied du mur. Comme si, volontairement, il ne se donnait aucune chance de fuite. Devant lui, le visage de Yoshiatsu, contrastant avec sa silhouette ténébreuse, était celui d'un Pierrot qu'une petite fille se serait amusée à maquiller. Mia bombe le torse, lève le menton. Il peut admettre toutes ses erreurs, mais au moins, il veut que Yoshiatsu sache. Que Masahito le sache, aussi. Que cette erreur-là, aussi fatale fût-elle, il l'avait commise sans le vouloir. Yoshiatsu a sorti l'arme de son sac dans le plus grand naturel. Comme si un couteau de cuisine était une chose normale à avoir dans un sac de lycéen. Il était sept heures et cinquante minutes du matin, et les cours allaient débuter dans quarante minutes. Yoshiatsu a croisé le regard de Mia, mais il n'y vit rien que du vide. Et pourtant, c'est ce vide-là qui, profitant d'une seconde d'hésitation de la part de Yoshiatsu, a arraché le couteau de ses mains. Yoshiatsu a reculé d'un pas chancelant, blafard. -Mia, arrête… Que comptes-tu faire avec ça ? Lorsque Mia plongea son regard dans le sien, cette fois, le vide avait laissé place à quelque chose de puissant. De beaucoup trop puissant pour espérer y faire face. Dans les yeux bleus de Mia, la volonté était une arme qui rivalisait avec toutes les autres. -Tu es bête, Yoshiatsu ? Si tu fais ça, tu vas avoir de gros ennuis. Tandis que si c'est moi qui le fais, on ne pourra le reprocher qu'à moi-même, non ? La lame du couteau a creusé une profonde tranchée dans son bras, ouvrant son chemin tout le long de sa chair dans un épanchement rouge sang. Lorsque Yoshiatsu a vu la silhouette de Koichi apparaître entre les murs des couloirs de l'hôpital, il s'est levé de sa chaise dans un équilibre branlant. Devant lui, Koichi s'avançait qui lui apparaissait de plus en plus net et, à chacun de ses pas martelants, la colère semblait monter d'un degré jusqu'à atteindre une température cuisante ; et cuisante fut la douleur qui traversa la mâchoire de Yoshiatsu lorsque le poing de Koichi le cogna de toutes ses forces. Yoshiatsu se rattrapa juste à temps à sa chaise, portant la main à sa bouche en sang avant de lever sur lui un regard brillant. -Ce n'est pas moi, Koichi. Je te le jure, je ne l'ai pas fait, il m'a pris le couteau et… -Qu'est-ce que ça change, Yoshiatsu ? Comme l'on dit, c'est l'intention qui compte. C'est l'intention qui compte. Ces mots ont résonné dans son âme comme le glas sinistre d'un drame imminent. Leur écho battait sans fin dans sa tempe comme Yoshiatsu, horrifié, a étalé sous ses yeux ses mains couvertes de sang. C'est l'intention qui compte. A ce moment-là, Yoshiatsu s'est demandé, le cœur battant, s'il avait réellement eu l'intention de tuer Mia. Et parce qu'il n'a pas su trouver la réponse, il a vu tout autour de lui l'enfer resserrer son étau dans un rire strident. Maya jubilait, son sourire rutilait ; Mia se mutilait et le ciel s'illuminait. Dans son euphorie Maya a éclaté, lui que la folie semblait chevaucher dans un rodéo incontrôlé. Ce rire partait en éclats mais c'étaient des éclats de verre tranchants, cisaillants, qui fusaient dans l'atmosphère et tailladaient votre chair au passage, vous tranchaient la gorge, vous laissaient muets, incapables d'émettre un son, et dans la tétanie de sa frayeur, le père du garçon fut traversé d'un frisson qui eut l'effet d'une décharge électrique. -Masahito tu… Tu parles de ton ami. La symphonie dysharmonique de ce rire dénaturé s'est stoppée nette. Comme un rapace qui tournoyait au-dessus de sa proie avant d'être abattu en plein vol, ce rire s'est écrasé au sol en laissant autour de lui un relent de mort. Et le sourire corrosif de Maya a disparu pour laisser place à une grimace sortie d'un cauchemar. -Mon ami ? a répété Masahito d'une voix atone. Pendant tout ce temps, tu t'imaginais sincèrement que ce mec pouvait être mon “ami” ? Alors, l'homme a compris. Que durant tout ce temps, il ne s'était trouvé qu'en face d'un persona créé de toutes pièces pour dissimuler le vide d'une âme disparue. Le véritable Masahito, depuis ce soir-là, s'était éloigné dans un ailleurs inconnu et cet ailleurs-là, a pensé son père, peut-être que personne ne pourra jamais l'y rejoindre. Ce matin-là, Terukichi ne s'était pas levé. La première chose qui traversa l'esprit de Hiroki lorsque son réveil sonna était que, pour la première fois, il avait laissé le garçon passer la nuit chez lui. Chez lui. L'énormité de la chose a percuté sa conscience et pourtant, il savait que cette énormité, au fond, avait été nécessité. Parce qu'abandonner l'enfant dans sa détresse alors même qu'il l'avait supplié de ne pas le quitter avait été au-dessus de toute sa raison, de toute sa morale, de toutes ses forces. Et si c'était là folie qu'il avait commise alors, il pouvait bien devenir fou. -Terukichi, lève-toi. Il va être l'heure de partir en cours. Et si le silence qui les avait accompagnés la veille avait été comme un cocon sécurisant, ce matin-là, le silence pesait sur Hiroki comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête. La menace d'un drame susceptible de frapper à tout moment. Alors, n'y tenant plus, le cœur battant, Hiroki s'est résigné à ouvrir cette porte qui les séparait. Pas de réponse. Il a posé sa deuxième main plus bas sur son bras, et c'est là qu'il l'a sentie. La chaleur humide et visqueuse qui imprégnait les couvertures. Le hurlement de Hiroki a déchiré le silence dans une violence inouïe. -C'est le deuxième adolescent avec les veines tranchées qu'on nous amène en même pas dix minutes… Qu'est-ce qui se passe ce matin ? Il a bien vu les lèvres de l'infirmière bouger mais les mots n'étaient que des successions de syllabes dénuées de sens. Mais rien semblait ne plus en avoir, de sens, ou bien c'était le contresens, le sens interdit, les sens engourdis, Hiroki ne sentait plus rien, n'entendait plus rien, ne voyait plus rien. Il s'est senti défaillir et il allait s'effondrer au sol lorsque quelque chose le rattrapa qui le soutint difficilement avant de l'asseoir précautionneusement sur une chaise. Hiroki a levé la tête mais un voile recouvrait tout entier le monde d'une grisaille parasitée par des millions d'insectes grouillants. -Hiroki, tu m'entends ? Hiroki, c'est moi, Masashi. Hiroki a hoché la tête avec véhémence sans même comprendre à quoi, à qui répondait-il. Juste, son corps agissait comme un mécanisme actionné par son cerveau reptilien mais sa conscience n'en avait plus, de conscience, et son corps le balançait d'avant en arrière sur sa chaise comme une berceuse qui tentait désespérément d'endormir les affres cannibales qui le dévoraient de l'intérieur. A côté, la voix gutturale de Masashi est parvenue à lui comme un parasite vibrant dans ses tympans, et Hiroki s'est plié en deux dans une grimace de douleur. -Hiroki, je ne comprends pas ce qui se passe… Je suis arrivé ici en catastrophe parce que l'on nous a signalé la tentative de suicide de Mia, et quand j'arrive, tu es là, couvert de sang… Tu es celui qui a trouvé Mia ? Hiroki ne comprend rien à ce qu'il raconte. Ou plutôt, son esprit rejette en bloc toute compréhension et les paroles de l'infirmière prononcées dès son arrivée, il les a occultées derrière un rideau noir. Il y a eu un claquement de porte, les voix de deux garçons qui bataillent avec férocité et Masashi qui sursauta a vu sortir d'une chambre Yoshiatsu et Koichi qui se figèrent, stupéfaits, lorsqu'ils virent les deux hommes installés dans le couloir. -Les garçons, s'enquit Masashi à qui la situation donnait le tournis, comment avez-vous pu déjà arriver là, comment avez-vous su, pour… Attendez, pourquoi étiez-vous avec Hiroki ? -C'est impossible, voyons, Hiroki était déjà là quand je… Masashi est devenu blafard. Lorsqu'il a fait volte-face, il a vu son ami prostré, en larmes, qui plantait ses ongles dans son visage tel un possédé. -Je t'appelle et te laisse des messages depuis deux heures, Masahito, et toi, tu mets tout ce temps pour venir voir ton meilleur ami à l'hôpital ? -A vrai dire, j'étais surpris de voir que tu n'avais pas effacé mon numéro. Yoshiatsu l'avait vu arriver de loin, comme il l'attendait au pied du bâtiment blanc. Et de loin, il avait eu le temps d'observer, troublé, cette démarche nonchalante avec laquelle il se déplaçait. La tête haute, les mains dans les poches, le pas traînant, Maya arrivait tranquillement, bien trop tranquillement pour quelqu'un qui venait d'apprendre que son meilleur ami était devenu un corps exsangue, inconscient sur un lit d'hôpital. Maya s'est arrêté à quelques centimètres de Yoshiatsu, le toisant de toute sa hauteur. Dans ses yeux couleur miel brillait une lueur inquiétante tandis qu'il attrapa la sucette ronde d'entre ses lèvres pour articuler : -Mais ce qui m'a surpris plus encore, c'est que tu te sois résigné à appeler les secours plutôt que de laisser cette sale pute crever sur le bitume comme il le méritait. C'était comme un univers parallèle. Un univers dans lequel il aurait été brutalement propulsé et sans comprendre comment ni pourquoi, le voilà qui levait les yeux sur un garçon qu'il ne reconnaissait plus. Comme si, par une magie noire, les rôles avaient été échangés et dans ce tout nouveau rôle-là, celui dont Yoshiatsu croyait avoir l'apanage, Masahito semblait jubiler. Mais peut-être, a pensé Yoshiatsu dans un mouvement de recul, peut-être ce rôle-là était-il pire encore comme devant lui, quelqu'un qu'il semblait n'avoir jamais vu l'écrasait de cette toute-puissance démoniaque. Parce que c'était bien un rire de démon dont Masahito éclata au moment où, dans les yeux de Yoshiatsu, il voyait le voile se lever. -C'était tellement drôle de te voir t'acharner sur lui comme un chien enragé, Yoshiatsu, sans soupçonner un instant que face à ce spectacle, tout mon être jubilait. Dans l'âme de Yoshiatsu résonna l'écho d'un cri sans fin. -Vous pouvez dire adieu à votre vie telle que vous la connaissez. Nous avons toujours trouvé dérangeant que notre fils passe ses soirées avec un homme de votre âge, fût-il son psychologue, son infirmier, son confident ou que sais-je -vous n'aviez rien à faire avec lui. Nous avons tenté de le dissuader durant toutes ces semaines mais tout ce que lui nous disait était à quel point vous, vous étiez si parfait et nous, des parents indignes à vouloir séparer leur fils de la personne à qui il tenait le plus. Nous avons fait tous les efforts possibles, vous savez. Ce n'était pas possible. Ce ne pouvait être qu'un cauchemar, un tour pervers de son esprit tortueux duquel il allait se réveiller d'un instant à l'autre. -Je n'ai pas fait ça. -Vous ne l'approcherez plus jamais. Soyez certain que nous ferons tout pour que vous ne puissiez plus seulement poser les yeux sur lui. Je ne comprends même pas qu'on vous laisse rester ici alors que vous devriez être emmené les mains derrière. Votre vue me donne envie de vomir. -Je n'ai pas tué Terukichi. Il avait pensé “je ne l'ai pas touché”, mais c'est le mot “tué” qui a forcé le barrage de ses lèvres. Hiroki enfouit son crâne entre ses mains qu'il appuie de toutes ses forces, plus fort, plus fort encore, comme s'il essayait d'écraser les pensées qui grouillaient en lui, comme des insectes carnivores plongeant leurs crocs minuscules et insidieux de toutes parts dans sa cervelle bientôt sanguinolente. -Vous ne mettrez plus jamais les pieds dans son lycée, ni dans n'importe quel autre endroit où il est susceptible de se trouver, vous entendez ? Votre existence sera rayée de la sienne à jamais, et s'il n'en tenait qu'à moi, elle serait rayée même de la planète. -J'ai pas voulu tuer Terukichi. Atsushi, tu me crois, toi. Tu me crois, pas vrai ? Tu l'as vu, toi, de là où tu es, dis-moi que tu l'as vu, dis-moi que tu sais, je n'ai pas touché Terukichi. Tu me connais, toi, tu sais que je n'aurais pas touché un enfant, dis, moins encore celui-là, Atsushi. Parce que cet enfant-là, toi qui me comprends mieux que quiconque, tu sais qui il était pour moi, Atsushi. Tu sais que cet enfant-là, il m'a toujours rappelé le tien. -J'espère que la honte et le remords vous pousseront au suicide. La voix de Masashi était profonde, caverneuse. Une caverne au fond de laquelle Hiroki voulait se cacher et se blottir pour toujours, s'isoler du monde et disparaître dans l'obscurité jusqu'à ce que le temps et l'oubli ne l'effacent à jamais. -J'ignore pourquoi Terukichi a fini par passer la nuit chez Hiroki, comme l'état de choc dans lequel je l'ai trouvé l'empêchait de parler. Mais j'en mettrais ma tête à couper, Monsieur et Madame Yamashita, que Hiroki n'est pour rien dans l'acte désespéré de votre fils. -Excusez-moi, vous êtes son professeur principal, non ? Monsieur Miwa… Je ne vous permets pas de vous en mêler, d'autant plus qu'il semble que vous manquiez d'objectivité. -Mais le chagrin et la douleur peuvent entraver votre objectivité également. Croyez bien que je le comprends et que je suis sensible à votre souffrance, mais Hiroki… Hiroki a toujours tant eu le souci du bien-être de votre fils, à toujours se remettre en question, à se demander s'il faisait bien, s'il agissait comme il faut à son égard, s'il employait les bons mots… Toujours à craindre d'avoir fait ou dit quelque chose de travers, toujours à se demander ce qu'il pouvait faire de plus pour l'aider, toujours à penser, vous savez, qu'il était de son devoir de le protéger par-dessus tout parce que, c'est ce qu'il répétait, vous savez, il répétait “si Terukichi disparaît alors, je veux disparaître aussi” et cela, Terukichi l'avait bien senti, je crois, dites, je crois que Terukichi le savait sinon, pourquoi aurait-il mis toute sa confiance dans cet homme plutôt qu'en n'importe qui d'autre ? -Vous pouvez affirmer ce qui vous chante, il n'en reste pas moins qu'un homme de son âge, qui exerce sur notre fils une influence et une autorité de surcroît, n'aurait jamais dû accepter de faire entrer chez lui un… -Madame Yamashita, Monsieur, vous pouvez venir le voir. Au milieu du couloir, ils se sont tous raidis, le cœur battant, comme un homme en blouse blanche avait enfin, après un temps qui leur avait été une éternité, ouvert la porte derrière laquelle ils imaginaient les pires scénarios passant en boucle dans leurs esprits torturés. Oubliant aussitôt la présence de Hiroki et Masashi, l'homme et la femme se sont précipités dans la chambre, laissant derrière eux les deux amis en proie à la tourmente. Lorsque Monsieur et Madame Yamashita sortirent enfin de la chambre, leur expression avait changé. Si le chagrin et la douleur étaient encore nettement visibles sur leurs visages défaits, le regard qu'ils posaient sur Hiroki avait une toute autre nature. Mais l'homme était incapable d'interpréter ces regards qui lui étaient adressés alors, et avant qu'il n'ait pu poser une question, le couple lui adressa un bref salut de la tête avant de s'éloigner. Alors, c'est d'un pas incertain et craintif et, pourtant, le cœur plein d'espoir, que Hiroki à son tour a ouvert cette porte qui le séparait de l'objet de ses pensées. Lorsqu'il arriva dans la pièce, Hiroki eut envie de pleurer. Le visage pâle de Terukichi, la poche de sang reliée à l'un de ses bras mutilés, suturés, bandés, ses yeux creusés et ses lèvres asséchées, tout ça a fait monter les sanglots dans sa gorge et pourtant, Hiroki n'a pas pu s'empêcher de sourire. S'il a souri, c'est parce que le sentiment l'envahit que s'il ne souriait pas maintenant alors, le garçon ne sourirait plus jamais. Alors il lui fallait sourire, pour lui, pour eux deux, et ce sourire devait porter à lui seul tous les espoirs du monde. -Bonjour, mon petit Terukichi. Il s'est assis auprès de son lit et, d'un geste prudent comme s'il craignait de le blesser, il a tendu sa main vers lui pour la poser délicatement sur son front. Terukichi a fermé les paupières, deux secondes, avant de les rouvrir sur ses yeux brillants. -Ne t'inquiète pas, Hiroki. Je leur ai tout expliqué, dis. Mes parents ont bien compris que tu n'as jamais rien fait. Son cœur s'est contracté comme si une main l'avait agrippé, et devant ce visage d'ange assombri par la douleur, il s'est senti choir à l'intérieur. -Enfin, Terukichi, prononça-t-il dans un rire désemparé, les larmes aux yeux. Ce n'est pas ce qui m'inquiète, mon garçon, tout ce qui importe est… -Malgré tout, ce que je ne leur ai pas dit, Hiroki, est que c'est précisément ça, le problème. Que tu n'as rien fait. Hiroki a reniflé, ravalant ses sanglots, comme il fixait sans comprendre ce visage qui s'était transfiguré. En l'espace d'un battement de cils, c'est comme si l'adolescent fébrile et désespéré allongé sous ses yeux était devenu une tout autre personne. Quelqu'un que Hiroki n'avait encore jamais appris à connaître. -Tu sais, Hiroki. C'était presque mignon. J'en suis le premier surpris et pourtant, j'ai moi-même fini par devoir me l'avouer ; tu étais mignon. Attendrissant, même. A croire que vraiment, tu serais capable de m'aider. Et pire que de t'en croire capable, tu le voulais vraiment ; c'était ça, le plus surprenant. Déroutant, déstabilisant, à un point où, en cours de route, j'en suis venu à me demander si ce que j'étais en train de faire en valait vraiment la peine. Quelque part en moi, pendant quelques temps, oui, j'ai eu de la compassion pour toi. Je me suis dit que peut-être, tu ne méritais pas tout ça. Voilà, Atsushi. Finalement, toi aussi, de là où tu es, tu devais bien te moquer de moi. A me voir m'attacher à Teru comme un être pathétique qui a besoin de donner son affection autant que d'en recevoir, tu as dû tant te gausser de moi, Atsushi. Et tu as dû me maudire, tu as dû me honnir, à me voir prendre soin de lui comme pour racheter mes péchés alors que ces péchés-là, Atsushi, tu le sais, ne se pardonnent pas. -Je n'avais plus que toi, Hiroki. Maman était morte, papa s'était suicidé. J'étais juste un gosse de quatre ans orphelin que mon père t'avait supplié d'adopter, mais tu as trahi les dernières volontés de ton meilleur ami et alors, tu m'as laissé. Tu m'as laissé tout seul, Hiroki, tu as préféré me confier à l'un de ces foyers et par-là même, c'est comme si tu m'avais jeté de tes propres mains en pâture à ces monstres qui ne voient les enfants que comme des jouets qu'ils peuvent manipuler à leur guise. Atsushi, je suis désolé. Je suis tellement désolé. Trop absorbé par ma propre souffrance, je n'ai pas même voulu voir la sienne et à présent, me voilà qui fais face à mes péchés, Atsushi, me voilà qui fais face à mon propre crime parce que ce garçon qui me hait, ce garçon qui a passé sa vie entière à ruminer le mal que je lui avais fait, ce garçon que j'ai abandonné, ce garçon qui, pour se venger, a voulu me voir pleurer ; ce garçon-là, Atsushi, que j'aime plus que ma propre vie, c'est de ma faute s'il a failli mourir mais je t'en prie, Atsushi, ne le laisse pas. Où que tu sois, ne laisse pas déjà te rejoindre ton fils car il aura un jour l'éternité pour cela, Atsushi, alors laisse-lui le temps, je t'en supplie, de trouver en ce monde les merveilles qu'il n'a jamais eu la chance de rencontrer. -Hiroki, ne pleure pas. Ça ne me fera jamais que te détester encore plus. C'est vrai que c'est ma faute. Ma plus grande faute… Si je n'avais pas abandonné Terukichi lorsqu'il était encore Teruaki alors, rien de tout cela ne serait arrivé. Les mains souillées des monstres sur son corps, son intimité brisée, son enfance éclatée… Et cette mort, la mort de l'être aimé, le deuil du seul ami, du seul amour qu'il ait jamais eu, tout ça, Terukichi ne l'aurait jamais connu si j'avais été un véritable ami, Atsushi, si j'avais été un véritable humain… Alors, qu'est-ce que je peux faire, dis-moi ? Il me semble que ce garçon ne pourra jamais que me maudire et pourtant, sa haine me semble si insignifiante comparée à la terreur de le voir abandonné à nouveau. -Hiroki, arrête de pleurer, je te déteste déjà bien plus que tu ne peux le supporter. -C'est trop tard, Masahito. A partir de maintenant, je vénérerai la lune et maudirai le soleil comme il me rappelle ton visage. Masahito a souri. Adossé contre le mur de cette chambre aseptisée, il toisait Mia de ce regard perverti par la satisfaction d'un désir sadique. Maya jubilait intérieurement et entre ses lèvres rose bonbon étirées en un rictus, ses canines ont pointé, discrètement. En face de lui, ce garçon devenu un étranger se tenait assis sur le lit, les genoux repliés contre sa poitrine qu'il entourait de ses bras. Les yeux de Mia se perdaient à travers la fenêtre, comme il s'échappait en pensées vers cet extérieur qu'il ne pouvait atteindre. Oh, bien sûr, il l'aurait pu en réalité ; il lui aurait suffi de se lever, transportant avec lui cet appareil qui le reliait à ses perfusions, mais une heure plus tôt, Asagi était venu le voir qui lui avait ardemment défendu de se déplacer sans une quelconque présence. Et parce que Masahito n'était plus une présence à ses yeux, Mia obéissait sagement, soucieux d'épargner à Asagi des affres supplémentaires à celles que le pauvre homme subissait déjà. -C'est con, quand même. J'étais persuadé que Yoshiatsu finirait par t'éliminer de ses propres mains mais au final, l'issue n'en est que plus intéressante. Bien sûr, je n'ai pas le plaisir de te savoir mort mais malgré tout, je peux dire que je me serai bien amusé. -Tu sais quel est le pire dans tout cela, Masahito ? Que je l'avais fait pour toi. Que Yoshiatsu se serve de moi pour t'atteindre, ça, je l'avais plus ou moins consciemment compris, et c'est pourquoi je l'acceptais. J'ai accepté, ou plutôt j'ai subi, j'ai endossé, j'ai enduré tout cela à ta place parce que l'amour et l'amitié que j'avais pour toi n'auraient pu tolérer de te voir souffrir mais Maya, puisque pendant tout ce temps, tu n'as fait que feindre tes sentiments pour moi dans le seul et unique but de diriger la haine de Yoshiatsu contre moi alors, je ne peux pas te le pardonner. Même moi, Masahito, je ne peux pas te le pardonner… -Parce que tu pensais que je venais quémander ton pardon ? cracha Masahito en même temps que ses yeux lançaient des éclairs de rage. Bien sûr que non, Mia, et je crèverais plutôt que d'attendre quoi que ce fût de toi, sale chien galeux qui a couché avec mon père, alors si tu espères que je regrette un jour ce que j'ai fait, tu… -Ce que je veux dire, Maya, est qu'un jour tu mourras ; et si tu continues à vivre comme tu le fais alors, tu mourras triste et seul. Silence. Mia a parlé d'un ton serein. Si serein qu'il donnait l'impression d'un ange plongé dans son élément naturel qu'est le Paradis. Même lorsque Mia a reporté sur Masahito ce regard empli de dégoût et de mépris, il demeurait obstinément angélique. -Maintenant, dégage. Hakuei arrive, et s'il te voit, il va te tuer. -Qu'est-ce que tu fous encore là, toi ? Maya avait lâché ces mots dans une grimace de dédain comme il traversait le couloir. Sur son passage, Yoshiatsu, adossé contre le mur, leva les yeux pour le regarder s'éloigner de ses longues enjambées. Maya donnait l'impression de fuir quelque chose, et il était trop aisé pour Yoshiatsu de deviner quoi. -La vie est si courte, Maya. Et je croyais que ton cœur était si grand… Il ne savait pas s'il l'avait entendu. Il a cru voir le pas de son ancien ami ralentir, l'espace d'un battement de cils, mais peut-être n'était-ce que son imagination. Bientôt, Masahito disparut au bout du couloir et seuls les bruits de ses pas manifestaient sa présence, avant de disparaître à leur tour. -Je pouvais comprendre que tu me détestes. Après tout, je l'ai toujours pensé, tu sais. Que j'étais la cause indirecte de la mort de Toya, je n'ai jamais pu me défaire de cette idée. Alors, j'en étais naturellement venu à croire que tu pensais la même chose : si vous ne m'aviez pas vu ce soir-là en compagnie du père de Masahito, alors Maya n'aurait jamais ressenti ce besoin irrépressible de boire jusqu'à ne plus pouvoir tenir debout. Toyra n'aurait jamais eu besoin de conduire à sa place, bien qu'il n'avait pas le permis et avait lui-même un peu trop bu. Et si Toya n'avait pas eu à conduire alors, il ne serait pas mort. Alors, oui, tu avais raison, Yoshiatsu. Je suis responsable de la perte de Toya et pour cette raison, j'acceptais que tu te venges sur moi, de qui tu n'avais jamais été proche, plutôt que de te venger sur Masahito qui avait été trop longtemps ton meilleur ami. Je croyais que tu m'en voulais personnellement, oui. Mais que, dès le début, tu pensais t'en prendre à Maya à travers moi, je ne l'ai compris que bien longtemps après. -Peu importent les raisons pour lesquelles tu l'as fait, Yoshiatsu. Ce que j'ai toléré au nom de Masahito, je ne le tolère sous aucun autre prétexte. Toute cette violence que tu as eue à mon encontre, Yoshiatsu, je n'ai pas à te la pardonner. -Non, c'est vrai. Malgré tout, je tiens à te présenter mes excuses, Mia, non pas pour que tu les acceptes, moins encore pour que tu me pardonnes. Si je veux te dire que je suis désolé, Mia, c'est pour que tu saches que dès le début, toutes cette violence et cette haine, tu ne les as jamais méritées. Tu ne les as jamais méritées. -Bon retour parmi nous, Petit Prince. Comme si de rien n'était, Koichi s'arrêta sur son passage devant Terukichi, déposa un baiser sur sa joue, et repartit d'un pas joyeux. Interdit, le garçon a posé sa main sur sa joue avant de faire volte-face. -Je ne suis pas fou, claironna Koichi qui se mit à gambader joyeusement sans se retourner. Je suis juste heureux de te revoir sain et sauf. -C'est gentil mais… Tu pourrais me le dire en face, plutôt que de fuir comme un voleur. -Je suis infiniment heureux de vous revoir parmi cette cour d'école qui est la Cour de votre Royaume, Petit Prince. L'adolescent est demeuré muet, dans cette moue renfrognée qui amusa intérieurement Koichi comme il semblait de dissimuler sa gêne, ignorant que le rose à ses joues le trahissait : -C'est une histoire personnelle qui ne te regarde pas. Mia avait fait irruption sans crier, faisant tressaillir Koichi derrière lequel il était arrivé pour entourer ses bras autour de son cou. L'adolescent a renversé la tête en arrière, pour voir le visage à l'envers de Mia penché sur lui qui le dévisageait affectueusement. -MIa, toi, tu n'es pas une princesse, tu es un cyborg. Yoshiatsu a tiré en arrière Mia qui s'est laissé faire dans un râle bougon avant de le remplacer dans son étreinte, comme il prit jalousement Koichi dans ses bras. -Parce qu'il a beau être déluré, il ne fait pas des bisous aux gens sans les prévenir, lui. -Excuse-moi mais je n'ai jamais donné mon accord pour que Koichi sorte avec ce grand échalas, protesta Yoshiatsu. Mia a éclaté de rire, Terukichi est demeuré stoïque face à cette situation dont il ne savait que penser, et Koichi a baissé la tête, cachant sa gêne derrière ses mèches roses tombantes. Mais la scène, aussi cocasse qu'embarrassante, ne dura pas comme un éclair doré passa en trombe à côté d'eux et muets, les quatre adolescents ont regardé s'éloigner précipitamment Masahito qui ne leur jeta pas même un regard. Lorsqu'enfin la mélodie de début des cours retentit, c'est avec un serrement au cœur qu'ils se rendirent en classe. Une longue journée était passée, durant laquelle tant de choses auxquelles les garçons n'avaient jamais été habitués avaient eu lieu. Mia n'avait pas dormi une seule fois, et personne n'adressait la parole à Maya qui n'adressait la sienne à personne. Masashi redoublait de patience et de vigilance auprès de ses élèves, particulièrement auprès de Terukichi et Mia avec lesquels il faisait preuve d'une attention paternelle qui, si elle mettait les concernés mal à l'aise au début, finit par leur inspirer une profonde reconnaissance. Et ainsi la journée avait été, étrange et paisible à la fois, et lorsqu'enfin la fin des cours sonna, c'est presque naturellement que Yoshiatsu et Koichi vinrent se joindre à Mia et Terukichi. Comme si, de tout temps, il en avait été ainsi, comme si la violence et l'hostilité n'avaient jamais été les maîtres mots de leur relation. Lorsqu'il est passé devant eux, Mia et Yoshiatsu ouvrirent en même temps la bouche, sur le point d'appeler le nom de Maya, avant de se raviser en même temps. Les mêmes pensées les traversèrent alors et, s'échangeant un regard tacite, tous deux surent qu'ils se comprirent. Et le groupe de quatre de se diriger tranquillement vers la sortie du bâtiment, Koichi tenant le bras de Yoshiatsu, Mia tenant le bras de Terukichi. Mia et Teru avaient toujours le bras l'un dans celui de l'autre lorsque, une fois à l'extérieur, ils virent au loin deux silhouettes familières. Ils se sont rapprochés lentement, l'un joyeux, l'autre anxieux, et tandis que Mia se jeta sans vergogne au cou de Hakuei, Terukichi se maintint timidement à distance de Hiroki. La moue bougonne qu'il eut alors, et ses sourcils froncés sur ses yeux troublés, tout ça n'était qu'un piètre masque sur ses émotions. -Je t'ai déjà dit que je ne voulais plus jamais te revoir, Hiroki. -Mais puisque je travaille dans ce lycée, tu seras bien embêté à devoir m'éviter chaque jour, tu ne crois pas ? -Ce n'est pas une raison pour venir m'attendre à la sortie des cours comme un psychopathe. -Dixit celui qui m'a attendu de nombreuses fois à la sortie des cours, y compris les jours où il savait que je sortirais bien après lui. -D'accord, Terukichi. Je ne suis pas venu pour te contrarier aussi, je m'en vais. Et Hiroki de tourner les talons avant de s'éloigner d'un pas hâtif, sous le regard rond de Teru qui demeura planté là, circonspect. Bien sûr, il avait sa fierté. Une fierté puissante qui lui criait de s'en détourner et de rentrer chez lui, tout simplement. Mais il y avait la silhouette de Hiroki, vue de dos, qui s'éloignait et, de seconde en seconde, rapetissait et soudainement, la crainte de le voir disparaître a surgi en lui qui le fit se précipiter. Hiroki ne s'est pas retourné lorsqu'il a entendu les pas rapides du garçon se rapprocher de plus en plus de lui. Il n'a pas réagi non plus, le dos droit, le menton haut, regardant droit devant lui, lorsque la silhouette du garçon parvint à sa hauteur, prenant alors son rythme pour marcher à ses côtés. Hiroki n'a rien dit non plus lorsque Terukichi a pris sa main et alors, c'est dans le silence, le silence calme et profond d'un doux rêve, que le fils et le meilleur ami d'Atsushi marchèrent ensemble.
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-Bon, lâcha Hakuei dans un soupir, tu as fini ton monologue ?
-J'aurais tant de choses à te dire, mais ça prendrait une éternité, et toi et moi, on a déjà perdu assez de temps ensemble, tu ne trouves pas ?
-Pour commencer, je n'étais pas “réellement” payé par Asagi pour ce faire. Certes, pendant quelques temps, il m'a donné l'argent nécessaire à… Enfin, je veux dire, il me donnait ce que tes tarifs réclamaient, mais rien de plus. Aussi, contrairement à ce que tu sembles croire, je n'ai pas gagné d'argent en faisant cela. Ensuite, et je te laisse le choix de me croire ou non, est arrivé un moment où je n'ai même plus accepté l'argent d'Asagi.
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Les bras étendus, la tête renversée comme il fixait pensivement le plafond, Hakuei l'a observé, intrigué. C'était vrai, qu'il ressemblait à un Ange du Caravage. Beaucoup plus maquillé, plus excentriquement vêtu, mais enfin, c'était un Ange.
-Mais tu as vingt ans de moins que moi, Mia. Au mieux, je pourrais être ton père.
-Ce n'est pas comme si je pouvais te demander d'être mon père… a susurré le garçon dont les paupières commençaient à se fermer sur ses yeux rivés au plafond.
-Ton père, ton frère, ton meilleur ami, ou tout cela à la fois : si ça veut dire passer du temps avec toi, prendre soin de toi et te protéger, alors tu peux me demander d'être n'importe qui.
Lorsque l'homme s'est levé, en passant, ses doigts se sont subrepticement faufilés à travers les mèches dont la lumière auréolait le garçon immobile et, prenant garde à faire le moins de bruit possible, il a entrepris de préparer le repas.
Cette nuit-là fut la première d'une longue série de jours et de nuits passées ensemble.
Et le visage de Yoshiatsu, toujours le même, avec ses lèvres rouge sang, son visage pâle et ses cheveux d'un noir d'encre. Ce visage de Pierrot métissé avec un Joker fou, Mia l'a regardé sans émotion.
-Je me doute bien que tu es déçu, Mia ; ce trouble-fête n'est pas là pour me gêner, rétorqua Yoshiatsu, comme j'ai des choses à faire qui réclament que nous soyons seuls, toi et moi.
-Ce que tu as fait ce soir-là, Mia, tu le sais, n'est-ce pas ? Tu as toujours fait semblant de rien, mais en réalité, tu l'as toujours su.
-Je l'ai su bien plus tard, Yoshiatsu. Si je l'avais su à ce moment-là, crois-tu que j'aurais fait une chose pareille ?
-Avec des “si”, l'on refait l'Histoire et le monde, Mia. Moi, j'ai depuis longtemps cessé de me poser ce genre de questions. Tout ce que je vois, c'est le présent, et la laideur que vous lui avez donnée.
-Tu vois, papa, ce garçon avec qui nous t'avons surpris, ce soir-là… Celui-là même avec qui tu as passé la nuit, oui, celui-là même à cause de qui tu es en prison pour exploitation sexuelle sur mineur, celui-là même avec lequel tu as trompé ta femme, tu as trompé ta famille, celui-là même pour lequel tu as préféré le vice à l'humanité, Mia, oui… Il a tenté de mettre fin à ses jours.
Lui qui avait déjà vu toute la haine et le mépris qu'il pensait possibles, lui qui l'avait déjà vu exploser de rage et se transfigurer dans une pulsion de violence, il éprouvait pour la première fois devant son fils une terreur sortie tout droit de ses entrailles.
En trahissant la confiance de son fils, il avait anéanti le garçon pour faire naître un monstre qu'aucune émotion ne pouvait arrêter.
-Tu vois, papa, maintenant, je suis comme toi. J'ai du sang plein les mains, et personne ne le verra jamais.
Mais parce que malgré tout, ce jour-là était un mardi, parce que c'était un jour comme un autre alors, le fou devait cacher sa folie et vivre comme si de rien n'était. C'est pour ça que, comme chaque matin, Hiroki s'est levé aux premières notes de son réveil, a fait sa toilette, s'est habillé et, aussitôt fait, est venu frapper à la porte du garçon. Au début, les coups se firent discrets, mais comme il n'obtint aucune réaction, Hiroki réitéra, avec un peu plus de force cette fois. A nouveau, seul le silence lui répondit aussi, il frappa plus fort encore, appelant son nom à travers la porte. Mais il n'eut aucune réponse.
Le sommeil du garçon pouvait être lourd, et si Hiroki s'en voulait un peu d'insister après les évènements de la veille, il ne voulait pas lui faire rater les cours par sa faute -d'autant plus qu'une absence imprévue risquait d'alerter le lycée qui aurait alors appelé ses parents, et aussitôt un scénario catastrophe défila dans l'esprit de Hiroki qui sentit l'étau de l'angoisse se resserrer.
Au début, bien sûr, l'obscurité de la pièce l'a plongé dans l'incertitude, comme il ne distinguait sur le lit qu'une vague forme humaine. Ne voulant pas allumer la lumière pour le réveiller trop brusquement, Hiroki ouvrit la porte un peu plus grand, laissant entrer un rayon lumineux, avant de s'avancer d'un pas feutré vers le lit. Au début, il crut distinguer le visage de Terukichi de profil, endormi, dépassant des couvertures. Ignorant l'attendrissement que provoqua en lui cette vision d'un chérubin endormi, il posa sa main là où il devinait son épaule, la secouant légèrement.
-Terukichi, réveille-toi.
-Quoi ?
Hiroki déambulait comme dans un rêve. Son âme errait, désorientée, désaxée, déséquilibrée, bancale, chancelante, vacillante, lancinante. Hiroki avait les yeux bleus du ciel mais c'était un ciel sans soleil. La voix qui était sortie de sa gorge tandis qu'il s'adressait à l'infirmière ressemblait à une rescapée décharnée d'une hécatombe.
-Monsieur Miwa, a bafouillé Koichi, livide, comment avez-vous su… Mon Dieu, Hiroki, vous êtes couvert de sang.
-Quoi ? Monsieur, de quoi parlez-vous ? Nous n'étions pas avec Hiroki, c'est nous qui avons appelé les secours et accompagné Mia dans l'ambulance.
-Hiroki, au nom du Ciel, que fais-tu ici couvert de sang ?
-Pardon ?
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La réalité ne pouvait pas être aussi atroce, a pensé Hiroki qui se sentait défaillir, elle ne pouvait pas oser se montrer comme ça, si hideuse et détestable, si perverse et dénaturée, avec son corps en lambeaux et ses crocs acérés, ses griffes géantes qui crissaient sur le sol à chacun de ses pas dégingandés, avec sa voix grinçante et ses yeux rouges, avec sa peau grisâtre qui pendait, laissant apparaître sa chair noircie par le soufre qu'elle inspirait comme elle l'expirait, et son sourire torve qui dessinait tous les malheurs du monde sur son visage déshumanisé.
Elle ne pouvait pas être réelle, cette réalité, parce que si elle l'était alors, Hiroki ne pourrait pas avoir cette force de tenir debout devant cet homme et cette femme dont le désespoir voulait si fort le voir à terre. Non, il ne pouvait pas tenir debout et pourtant, c'est comme si une volonté extérieure le forçait à se maintenir ainsi, à leur faire face alors même qu'il était incapable de les voir. Un rideau trouble brouillait sa vue comme un linceul voilait son esprit.
-Je ne vous laisserai pas dire une chose pareille de Hiroki.
-Que veux-tu dire, mon garçon ?
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Tu as dû abominer de me voir essayer de prendre soin de cet enfant quand je n'ai jamais pris soin du tien, Atsushi, tu as dû exécrer me voir penser à ton fils à chaque fois que mes yeux se posaient sur lui, à chaque fois que mes pensées se dirigeaient vers lui, et tu devais me mépriser, Atsushi, de ne pas même avoir su le reconnaître, ce fils que tu avais voulu remettre entre mes mains parce que j'étais la seule personne vivante en qui tu avais une entière confiance, Atsushi, et tu as dû me hair d'avoir trahi cette confiance parce que l'homme endeuillé, affligé, faible et lâche que j'étais a été incapable de prendre dans ses bras ce qui était la plus belle réalisation de toi, Atsushi, tu as dû tant m'en vouloir de l'avoir renié, de t'avoir dénié, et d'avoir condamné à l'enfer cet enfant qui n'avait plus personne pour l'aimer.
-Qu'est-ce que tu en sais, gamin ? A partir de maintenant, je peux tout supporter alors abomine-moi autant que tu le veux car moi, je t'aimerai autant que je le veux aussi.
-Je suis désolé, Mia. Cela a beau être trop tard, je suis sincèrement désolé. Pour avoir fait de toi la passerelle entre moi et Maya, pour avoir fait de toi le moyen par lequel lui arrivait la douleur -du moins, c'est ce que je croyais- je suis désolé.
-Qu'est-ce qui te prend ? Tu es fou ?
D'un bond Koichi fit demi-tour pour se diriger à nouveau de ce même pas sautillant vers le garçon qui le regarda arriver non sans méfiance. Koichi s'arrêta à quelques centimètres de son visage seulement, un sourire radieux illuminant sa frimousse candide.
-Bon sang, Koichi, tu es en train de me draguer, ou quoi ?
-Je ne draguerais pas un homme marié, voyons.
-Qu'est-ce que tu racontes ? Je ne suis pas marié !
-Va nous expliquer cela, à nous qui nous sommes toujours demandé pourquoi tu avais cette alliance tatouée à l'annulaire gauche.
-Dis, Koichi, puisque le Petit Prince est bougon, pourquoi ne pas t'intéresser à la Princesse?
-Princesse, cyborg, alien ou vampire ; je serai ce que tu veux, mon joli.
-Excuse-moi, le blondinet, mais si tu pouvais éviter de te coller à lui, ça m'arrangerait.
-Ce qui est bien, aujourd'hui, c'est que tout le monde m'aime, minauda le garçon dans un sourire béat. Enfin, sauf le Petit Prince qui me rejette.
-Je ne te rejette pas, protesta Terukichi, vexé. Tu es juste bizarre.
-Mia aussi, est bizarre, et ça ne t'a jamais empêché d'être son ami.
Un second baiser se déposa sur sa joue avant de s'envoler aussitôt, et Terukichi de pousser un cri sous les yeux amusés de Mia qui se moqua : -Il ne fallait pas me tenter, mon petit Teru.
-Koichi et toi, sortez ensemble. Vous allez bien vous entendre, entre harceleurs, riposta-t-il dans une colère feinte qui ne convainquait personne.
-Et je n'ai pas besoin de ton accord pour sortir avec qui je le souhaite, Yoshiatsu.
Yoshiatsu de dévisager Koichi yeux dans les yeux d'un air réprobateur avant de se résigner dans un soupir : -C'est vrai. Fais ce que tu veux. J'aurais juste préféré que ce soit moi.
Asagi avait fait irruption pendant le cours à trois reprises, usant à chaque fois de prétextes tels que chercher un dossier qui ne se trouvait pas là, emprunter du matériel qu'il pouvait trouver n'importe où ailleurs, ou prétendre qu'il avait entendu du bruit derrière la porte en passant dans le couloir. Et si la chose pouvait paraître agaçante, elle attendrissait un peu secrètement ses élèves qui ne devinaient que trop bien l'inquiétude que leur directeur se faisait à leur sujet, et qu'il avait toujours cachée derrière son apparence inaccessible.
-Mais ça, ça faisait partie de ma toile d'araignée ! protesta le garçon qui trépigna. Si c'est toi qui fais ça alors que je t'ai dit expressément que ta présence m'est détestable, alors ça devient du harcèlement.