Allumer le feu
iota
Quand la nuit porte conseil, et console Ange de ses tourments…
Ange aimait sortir la nuit.
Il trainait sa silhouette maigrichonne de lampadaires en lampadaires, dans les rues du quartier et parfois même au-delà. Il aimait cet éclairage urbain où dansaient de fines particules de poussières scintillantes. Il passa en souriant sous ces halos de lumière jaunâtre qui graduaient l'espace de l'avenue.
Ange avait trop bu ce soir, et trop fumé aussi.
D’un pas de plus en plus chancelant, il continua pourtant à marcher dans l’obscurité lugubre et froide. En voyageant ainsi, il sectionnait à la racine les problèmes concrets et délicats de son quotidien.
À présent sa flasque était vide. Il tenta d’ignorer sa contrariété, continua d’avancer, les jambes flageolantes, dos voûté, épaules affaissées. Bientôt il ne fut plus capable de faire un pas de plus, il prit donc appui sur le mur le plus proche et se laissa glisser sur le sol.
Ange s’endormit.
Plus tard, il se réveilla en sursaut : un homme sortait d’immenses poubelles. L’odeur prit le vagabond somnolent aux tripes, il se retint de ne pas vomir pour ne pas attirer l’attention.
Progressivement, tout en reprenant ses esprits il se rendit compte qu’il se trouvait dans l’arrière-cour d’un restaurant. Sa main tâtonna le sol mou, visqueux : il était assis sur un tapis de feuilles de salade
en décomposition.
L’homme aux poubelles s’éloigna sans s’apercevoir de sa présence.
Ange, décida de s’octroyer un temps supplémentaire avant de tenter de se lever : sa tête tournait, il se sentait sale, cotonneux, comme désarticulé, il en conclut qu’il avait besoin d’une bonne rasade de scotch. Mais bientôt des éclats de voix retentirent :
L’homme qui avait sorti les poubelles déboula, et s’étala sur le sol
Un individu le suivait et l’apostrophait :
— Espèce de connard ! Tu vas pas me faire croire qu’il y a plus un seul cercueil dans cette putain de ville !
— Mais, patron, je vous jure, les flics se sont rendu compte, le cimetière est mieux surveillé que la Joconde !
— T’as qu’à aller dans les villages, en banlieue !
— C’est pareil, puis le bois est de moins bonne qualité.
— M’en fout, il me faut au moins trois cercueils pour demain, c’est samedi putain ! Et je les fais cuire comment mes putains de pizzas ?
— Avec du bois, du vrai je veux dire.
— Et je l’achète comment ? Tu me les payes toi les stères à 60 euros ? Puis les clients ils se sont habitués à mes grillades, le bois de cercueil ça donne un goût unique ! J’ai une putain de réputation à défendre ! Tu crois que c’est pourquoi qu’on fait le plein depuis que je fais ces flambées d’enfer ? Pourquoi tu crois qu’elles sont les meilleures, les Pizzas d’Aldo ?
— Mais, patron…
À ce moment-là, ils s’immobilisèrent : le ronronnement d’un moteur s’approchait.
Un triangle de lumière jaune vint lécher le mur et éclaira un instant la silhouette avachie.
Les deux hommes découvrirent Ange.
Il essaya de se lever, mais la grosse voix du patron résonna :
— Minute mon gars ! Où tu crois aller comme ça ?
Les deux hommes s’approchèrent. Malgré la pénombre, Ange crut discerner une lueur de folie assassine dans les yeux d’Aldo.
— Putain ! Je vais me le faire ce pochtron !
Ange se sentit soulevé, une grosse main moite palpait son visage.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
— Je me repose.
— T’entends ça Michel ? Monsieur se repose au milieu de nos ordures !
Ange suait abondamment, suspendu au bout du bras du colosse grassouillet. Il fallait gagner du temps.
— J’ai un truc qu’il vous faut !
— Ah oui ?
Répondit Aldo en resserrant son étreinte.
— Oui, un cercueil, un beau.
— Foutaise ! Ce mec est une gonzesse, il sait pas quoi faire pour nous faire plaisir. Pas vrai Michel ?
— Ouai patron, mais si c’était vrai ?
Une lueur de doute passa dans l’œil du chef. Il demanda :
— Où ça, le cercueil ?
— Chez moi.
— C’est loin chez toi ?
— Une demi-heure.
— Et pourquoi t’as ça ?
— Je suis prévoyant. Je vous jure, c’est vrai. À mon âge, on sait bien que seule la mort est certaine.
— OK, je ferme, on y va ensemble.
Michel, tu fous le vieux dans le Vito, j’arrive.
Le jeune pizzaiolo chargea Ange sur son épaule et le jeta dans la camionnette. Il s’installa ensuite devant, sur la banquette trois places. Le patron ne tarda pas à revenir et prit le volant. Le moteur toussota et après plusieurs tentatives, finit par démarrer. Aldo alluma les phares, puis le chauffage, qui souffla bruyamment un air humide et nauséabond.
— On part vers où ?
À gauche.
Tout en roulant Aldo lui jetait des œillades assassines.
Ange continua :
— Faut prendre la voie rapide, vers l’aéroport.
La circulation à cette heure tardive était presque inexistante. Ils roulèrent sans encombre.
Aldo demanda :
— C’est quoi ton nom ?
— Ange, Ange Marcheval.
Il éclata alors d’un rire sonore :
— J’ai donc Michel et Ange dans mon putain de camion ! Michel Ange !
Et il appuya sur le champignon sans cesser de pouffer, content de sa blague. Puis il ouvrit la boîte à gants et sans s’arrêter fourra une cigarette dans sa bouche.
Ange dut encore réprimer une nausée stimulée par l’odeur du tabac, le chauffage, le manque d’alcool. Coincé entre les deux hommes, il s’efforça de garder son calme. Il fixait l’aiguille fluorescente du compteur de vitesse. Incroyable ! Il fallait que ça tombe sur lui de rencontrer ces dégénérés ! Il essaya de réfléchir, mais n’arrivait pas à penser à autre chose qu’à boire une bonne lampée pour oublier ce cauchemar.
C’était une foutue journée, à la fin d’une foutue semaine !
Ils arrivèrent bientôt à l’embranchement qui conduisait à son quartier. Ange hésita puis dit :
— C’est là, faut tourner à gauche. Lorsqu’ils se garèrent devant l’entrée de son immeuble il constata qu’il avait oublié d’éteindre la lumière : une lueur filtrait à travers les lames des volets de son appartement. Quand était-il parti ? Il ne se souvenait pas vraiment.
Le patron éteignit le moteur.
— Bon, pas d’entourloupe, dit-il, menaçant.
Michel ouvrit sa portière et tira Ange dans la rue. Il se dirigea en titubant vers l’interphone. Le code d’entrée lui échappait. Mais au bout de la troisième tentative il sentit la lame froide d’un couteau sur sa gorge, Aldo lui murmura dans l’oreille :
— Allez, accouche.
Ange sentit nettement un nœud se serrer dans son estomac, il tapa les chiffres automatiquement. La porte s’ouvrit.
Ils montèrent, Ange mit encore du temps à retrouver ses clés dans la poche de son pantalon tandis qu’Aldo continuait :
— J’espère pour toi que c’est pas du pipeau…
En ouvrant, le chat se faufila rapidement et s’enfuit en miaulant.
La pièce empestait.
Michel et Aldo restèrent immobiles puis se signèrent en approchant doucement du cercueil qui trônait dans la salle à manger.
Aldo demanda :
— C’est qui ce putain de macchabée ?
Ange s’approcha à son tour :
— C’est ma femme, j’ai pas l’argent pour la cérémonie, elle est là depuis une semaine, ça me rendrait service que vous vous chargiez de l’incinération. Le cadavre plus le bois, ça va vous faire une bonne flambée.
— Elle est morte comment ?
— À petit feu ou à grand feu ; qu’importe le genre de mort, du moment que l’on meurt non ?
À l’aube, Ange arriva devant la mer, la lumière était pâle,
transparente. Il regarda l’horizon. Plus loin, sur la plage, un pêcheur avait planté ses canes.
Les vagues le mordaient. Il laissa faire les rouleaux qui léchaient ses pieds avec délicatesse.
Il avait déjà réglé un problème. A chaque jour suffit sa peine, pensa-t-il.
D’après une histoire vraie :
Le parquet de Naples, dans le sud de l'Italie, a ouvert une enquête à la suite de soupçons selon lesquels des propriétaires de pizzerias de cette ville utiliseraient le bois provenant de cercueils volés pour cuire leurs pizzas, rapporte le quotidien Il Giornale.
« Un soupçon concret plane sur un des derniers symboles qui résiste à Naples : la pizza. Elle pourrait être cuite avec le bois des cercueils. Non seulement la pizza, mais le pain aussi pourrait avoir été cuit avec ce bois », écrit le périodique qui appartient à la famille du chef du gouvernement Silvio Berlusconi.