Alter ego

Marie Leroy

Lorsque je songe à mon enfance, les premières images qui surgissent dans mon esprit proviennent de l’univers féérique que je nourrissais alors. Je m’étais inventé une existence trépidante dont j’étais l’héroïne téméraire et passionnée, à l’opposé de la fillette naïve que mon entourage voyait en moi. J’ai le souvenir d’avoir vécu des aventures mirifiques, bravant tous les dangers, et peine à me reconnaître aujourd’hui dans l’enfant sage, craintive et docile qu’on me décrit. Sans que personne ne le soupçonne, j’éprouvais déjà le besoin impérieux de posséder une secrète échappatoire, quand la mélancolie et l’ennui devenaient trop insoutenables.

Je ne peux expliquer pourquoi, dans tous mes rêves éveillés, j’appartenais à l’autre sexe ; mais cette particularité s’imposait à moi et me semblait évidente. Ma transformation devait être complète pour que je pusse détenir toutes les grâces qui me manquaient. Ainsi, je fus un garçon courageux, espiègle et drôle, soumettant le monde à ses propres lois, alors même que la petite fille désolait ses parents à force d’être trop raisonnable. On blâmait souvent mon goût exacerbé pour la solitude, ainsi que mon mutisme, et c’est la tête baissée et le regard absent que je m’insurgeais intérieurement : « Si vous saviez, vous qui m’accablez de vos jugements, tout ce que je suis capable d’être, et tout ce que je suis en effet ! Aurais-je conçu tant de fabuleuses péripéties, s’il n’y avait aucune passion ardente en moi ? »

J’acceptais les injustes remarques, et me taisais. Ce qu’on interprétait alors comme de la résignation, était en réalité l’expression d’un insensible mépris.

J’avais toujours infiniment admiré ma sœur aînée, et je ne cache pas m’en être inspirée pour façonner mon personnage. Je l’observais avec un intérêt presque scientifique et m’efforçais d’imiter ses attitudes, afin de donner à mon alter ego plus de densité et de crédibilité.

Quand je fus trop âgée pour entretenir ces rêveries sans qu’elles me nuisent, j’abandonnai définitivement les décors et les intrigues d’antan, et me contentai d’idolâtrer celle qui me semblait posséder toutes les perfections.

Si le mimétisme est un phénomène banal au sein des fratries, mon expérience passée me paraît intense, et un peu inquiétante. Je me rappelle nettement mon entêtement à porter les habits de mon aînée en dépit de l’apparence ridicule qu’ils me donnaient, et mon travail quotidien pour parler, raisonner et me mouvoir comme elle le faisait. Elle seule ressemblait à la créature si différente de moi, que j’affectionnais tant, et que j’avais perdue.

Hélas, le jalousé modèle quitta la demeure familiale au milieu de mon adolescence, me condamnant à laisser inachevée l’œuvre entreprise.

J’aime beaucoup répéter à voix basse l’expression alter ego, qui peint parfaitement mes sentiments habituels, ordinaires : une sensation constante de dédoublement, d’inadaptation au monde réel, et la volonté immuable de mener une autre vie, ignorée de tous.

La folie de ma jeunesse s’est dissipée, ma formidable créativité paraît évaporée, mais j’aime à penser que l’essence de ma personnalité est intacte. Sous mon masque placide et timide, il peut encore m’arriver de m’imaginer, avec un extrême plaisir, en jeune femme insolente.

Lorsque certains de mes semblables commentent mes silences et mon calme extraordinaire, toujours les mêmes mots résonnent dans ma tête : « Si vous saviez… ».

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