Alvéoles (10)

Eric Descamps

Denis Auger achevait de poster ses petites annonces. Cette fois-ci, il se faisait passer pour le responsable local d'une société de services dont Météo France était cliente. Il avait repris le contenu du site Internet précédent, changé toutes les références, et appliqué une nouvelle feuille de style. En moins d'un quart d'heure, une nouvelle société, sans existence réelle aucune, venait d'apparaître sur la Toile. Le numéro de téléphone fixe et le numéro de fax ressemblaient à des coordonnées régionales, mais en réalité ils correspondaient à un compte Skype, qui lui-même était dévié vers son portable. Pour le reste, tout se passait par courrier électronique. Idem pour toute communication avec son riche employeur.

Si Denis avait autant de chance que pour l'opération menée dans la Drôme et les autres départements, tout serait terminé d'ici une semaine. Il partirait au soleil quelques jours plus tard, jouirait de son argent, et ne reviendrait pas de si tôt.

Un dernier département. Ce n'était pas la mer à boire, mais l'approche de la fin le rendait quelque peu nerveux. Jusqu'ici personne ne semblait s'être mis à sa recherche. Cela ne l'empêchait pas de s'inquiéter, car personne « en haut » n'avait daigné lui confirmer que les porteurs ne pouvaient remonter jusqu'à lui.

La camionnette s'approcha. Un homme en descendit, armé, comme à chaque fois. Et comme à chaque fois aussi, c'était une nouvelle tête.

— Bonsoir, dit Denis en lui tendant la main.

L'homme ne dit rien. Il était chauve, avait des sourcils blancs, des yeux bleus « fond de piscine ». Il devait avoir la cinquantaine et portait des gants en latex, comme chacun de ses prédécesseurs. Il lui tendit les clés de la camionnette entre le pouce et l'index.

— Merci. Attendez, voici les miennes...

Il tendit la main. L'homme se saisit des clés avec élégance, sans quitter Denis des yeux, ce qui acheva de le mettre mal à l'aise. Il s'écarta pour laisser Denis se diriger vers la camionnette.

La cargaison était là : vingt-quatre cylindres bombés d'où émanait un léger bourdonnement. Impossible de savoir comment l'alimentation en oxygène s'effectuait, mais ce n'était pas son problème.

— C'est bon. Quel est le point de chute ?

Denis avait utilisé un ton volontaire, comme pour montrer à l'inquiétant individu qu'il était à la hauteur, mais cela n'avait eu aucun effet. Pire, la fin de la phrase avait laissé poindre une petite nuance d'angoisse.

Pour toute réponse, ce dernier lui tendit une carte SD, du type de celles que l'on glisse dans les appareils photos numériques. Les réponses à toutes ces questions étaient manifestement stockées sur ce petit support. L'homme conserva la main ouverte.

— Ah, oui, j'allais oublier... Voilà.

Denis remit son téléphone portable à l'inconnu : comme à chaque fois, un autre appareil l'attendait dans sa voiture.

— Merci.

Sa voix n'était guère plus assurée, mais il n'y avait rien à y faire : cet homme lui foutait les jetons. Il embarqua dans la camionnette et tourna le contact. Sur le siège du passager l'attendaient un nouvel ordinateur, le téléphone portable, et une petite mallette contenant vingt-quatre tubes numérotés.

Il démarra immédiatement. Le GPS lui indiqua la route à suivre jusqu'à l'hôtel. Il y serait dans trente minutes environ. Un rapide coup d'œil au téléphone portable lui confirma que toutes ses données y avaient été transférées, jusqu'au moindre détail : touches préprogrammées, carnet d'adresse. Seul l'historique de ses appels et des messages échangés n'avait pas été transféré.

En arrivant sur l'autoroute, il ouvrit son ordinateur portable. Là aussi, tout était à l'identique : couleur du fond d'écran (qu'il avait modifiée sur l'autre portable juste deux heures avant), connexionbluetooth avec le GPS et l'appareil portable. Denis Auger se demanda comment il leur avait été possible de configurer tout ceci avec tant de rapidité et de précision. Il n'aima pas l'idée qui lui vint comme unique réponse : il était espionné en permanence.

Deux sorties d'autoroute plus loin, il prit une départementale vers l'est. Sa chambre d'hôtel l'attendait, et une longue nuit de préparatifs. Autant se mettre au travail tout de suite.

*

Judith n'avait vraiment jamais aimé conduire sur de longues distances jusqu'à ce qu'elle rencontre Dominique. Ce matin, elle était aux anges : elle avait merveilleusement dormi, le réveil avait été d'une douceur extrême, le petit-déjeuner gourmand. Elle avait dévoré trois croissants – ainsi que son mari, tout frais sorti de sa douche.

Le moteur de l'Alfa ronronnait, tout en portant le véhicule bien au-delà de la limite autorisée. Dominique dormait, le visage mangé par les lunettes solaires italiennissimes que Judith avait vues sur son nez lors de leur première rencontre. Elle aurait bien imaginé son mari mis en scène dans un spot publicitaire pour Martini, tourné en noir et blanc.

L'autoroute était déserte : Judith observait loin devant, en quête d'un radar fixe ou d'une unité mobile. Elle était d'humeur taquine et insouciante. Si elle se faisait arrêter – qu'ils y viennent seulement – elle ralentirait sans freiner, et laisserait son homme dormir pensant qu'elle réglerait ses comptes avec les gendarmes. Elle leur dirait : « chut, ne réveillez pas mon homme, on s'est mariés hier ». Elle leur montrerait fièrement leur carnet de mariage. Ainsi elle en aurait le cœur net : faut-il une bonne fois pour toutes considérer que les gendarmes n'ont aucun sens de la tolérance ?

Oui, en ce matin d'insouciance, l'état d'esprit de Judith offrait de nombreuses similitudes avec celui d'un gamin qui se prend pour un super-héros : sa vue portait à des kilomètres, son vaisseau spatial était passé en vitesse supraluminique, et ils seraient arrivés à destination avant que son spatio-chevalier personnel ne soit tiré de sa léthargie artificielle.

Elle se réjouissait aussi de ce qui se passerait une fois à destination. Ils s'installeraient dans la grande bastide, accueilleraient leurs proches – ils seraient une quinzaine environ – et fêteraient leur mariage avec eux, à l'ombre des pins parasol. Plus tard, ils s'offriraient de grandes promenades et de longues siestes, ils oublieraient le reste du monde et s'aimeraient jusqu'à plus soif.

Jamais elle n'avait réellement veillé sur le sommeil d'un homme. Depuis le début de leur relation, Judith éprouvait un sentiment qui jamais n'avait habité son cœur auparavant. C'était quelque chose qui ressemblait à un manque subit, puis aussitôt comblé, mais en plus fort, en plus plein.

Avec ses rares fiancés précédents, Judith avait toujours aimé se sentir protégée. Dans les bras de Dominique, elle n'était pas seulement à l'abri : elle était immortelle. Pour la première fois de sa vie, elle avait envie à son tour de protéger son homme, et cela, c'était vraiment inédit.

Sans vraiment s'en rendre compte, elle avait laissé l'Alfa ralentir progressivement. Les derniers nuages bas qui avaient accompagné le début de leur route s'effilochaient, et laissaient la place à un ciel bleu foncé, comme ceux qu'elle avait tant connu lorsqu'elle pratiquait l'alpinisme. Depuis leur rencontre, elle n'avait eu ni l'occasion ni l'envie de retourner dans les Alpes. Dans quelques dizaines de minutes, ils longeraient le flanc ouest du Vercors, et Judith se demandait avec une pointe d'impatience si elle aurait comme à chaque fois ce petit pincement au cœur en observant au loin les falaises calcaires.

Probablement que non, se dit-elle en jetant un regard sur son homme endormi. L'envie de montagne avait déjà changé, car elle ne se voyait plus y aller seule.

Dominique lui avait dit un jour :

— J'aime beaucoup la montagne : je me souviens d'avoir beaucoup randonné en Sicile quand j'étais petit. Mais pour ce qui est de la grimpe, je n'ai aucune notion technique. Donc si tu veux bien m'apprendre...

— En Sicile ? Sur l'Etna ?

— Oui, entre autres choses. C'est d'ailleurs un terrain assez difficile par endroits.

Judith avait tenté de cacher un petit sourire.

— Qu'est-ce qui t'amuse ?

Elle avait pris un petit air faussement dédaigneux pour lui répondre :

— C'est un volcan, c'est pas une montagne, ça ne compte pas.

*

Faustine sentait comme une armure autour de sa poitrine. Sa fille dormait, une perfusion dans le bras, la température stabilisée à quarante. Ce n'était pas le plus grave pourtant, et Faustine avait honte de ressentir cette oppression principalement vis-à-vis de Valérie. C'était une évidence : dans sa vie, Daniel était le pilier, le pater familias infaillible, et Valérie était sa petite fille à protéger ; elle s'en voulait de réaliser cela si tardivement, alors que père et fille étaient chacun confirmés positifs au virus H1N1.

Gérard avait dû les abandonner à l'hôpital pour s'occuper de ses propres patients. Il était probable que Valérie resterait en observation durant quelques jours.

Faustine passerait de toutes façons la journée à osciller entre la chambre de sa fille et celle de son mari. On lui faisait passer tous les examens nécessaires pour trouver l'origine de sa cécité. Elle décida non sans angoisse d'abandonner Valérie aux bons soins des infirmières, et d'aller aux nouvelles. Dieu merci, les deux services n'étaient pas loin l'un de l'autre.

Elle tomba nez à nez avec le brancardier qui emmenait Daniel pour de nouveaux examens.

— Monsieur sera de retour dans sa chambre dans quelques minutes, dit-il. Je l'emmène faire un scanner, ce ne sera pas long.

Daniel avait levé la tête :

— Tu es là ma chérie ?

— Oui, je suis là. Tu te sens comment ?

— Courbaturé, chaud, froid. Ça dépend des moments. Je distingue vaguement l'éclairage au plafond.

— Je reste près de toi, mon amour.

— Reste près de Valérie, s'il te plaît. Ça va aller. On viendra bien te chercher quand on aura du nouveau.

Une bouffée de gratitude desserra quelque peu l'armure de Faustine ; elle remercia mentalement son mari de la laisser se concentrer sur sa fille.

— Tiens.

Faustine s'était éloignée de son homme. Elle fit demi-tour : Daniel n'avait pas compris qu'elle s'était déjà éloignée. Il lui tendit la main.

— Je ne voulais pas que cela traîne dans ma chambre.

Faustine tendit la main et se saisit de quatre billets de cinquante euros.

— Ok. Je te les garde, dit-elle sans réfléchir.

Cette fois-ci elle laissa s'éloigner le lit, et ajouta un timide « je t'aime » avant de tourner les talons.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Signaler ce texte