Alvéoles (12)
Eric Descamps
Sabrina avait repéré l'homme qui la suivait peu après avoir quitté le Centre. C'était un grand gaillard aux cheveux presque blancs, coupés en brosse. Il devait avoir une quarantaine d'années. Il était au volant d'une mini bleue et avait pris trois fois à droite, tout comme elle, en laissant deux voitures entre elle et lui.
Au hasard d'un virage, Sabrina avait aperçu un petit accessoire à l'oreille de son poursuivant. Probablement une oreillette bluetooth. Sabrina n'aurait pas pu dire s'il était en communication, mais peu importait.
Elle accéléra. Son poursuivant fit de même.
La jeune femme glissa son portable dans sa poche, et mit son sac sur ses genoux. Sa propre voix lui envahit l'esprit. Elle récita la leçon qu'elle avait répétée jusqu'à l'essorage quelques années auparavant.
Un : échapper à son poursuivant. Deux : annuler sa destination présumée. Trois : trouver un endroit sûr pour réfléchir.
Elle pensa à envoyer un message à Milos, mais se ravisa aussitôt. Ne pas utiliser son portable. Elle l'éteignit, l'ouvrit et enleva la batterie. D'une main elle ôta aussi la carte SIM, qu'elle laissa tomber dans le guide métallique de son siège. Arrivée à un carrefour, elle s'aida de ses jambes pour avancer puis reculer avec énergie, puis jeta un coup d'œil sous elle. La carte était pulvérisée. Dans son rétroviseur, la mini bleue s'était rapprochée : il était temps de prendre le large.
— J'espère pour toi que tu t'es entraîné dernièrement, murmura Sabrina en dirigeant sa voiture vers le parking d'une grande surface.
L'homme gara sa voiture à environ cinquante mètres d'elle. Il sortit, resta un instant près de sa voiture, puis se dirigea vers elle en la fixant. Sabrina n'avait pas trente ans, chaussait ses baskets, et elle était au meilleur de sa forme. Près d'un kilomètre la séparait de la station de métro : elle parviendrait à le distancer. Elle serra son sac contre elle et se mit à courir.
Tout en accélérant, Sabrina se demanda qui pouvait bien avoir intérêt à la faire suivre. Morhange lui faisait confiance, et Milos travaillait seul. Ses activités pour le compte du CILTI ne lui avaient rien fait commettre d'illégal sur le territoire belge. Ce n'était donc pas la police. Elle se raisonna vivement :d'abord échapper à ses poursuivants. Comme pour se punir d'avoir mélangé les directives, elle accéléra encore. Son corps bien entraîné obéit avec une facilité déconcertante.
Arrivée à cinquante mètres environ de la station de métro, elle risqua un coup d'œil vers son poursuivant. Elle avait creusé l'écart, mais il ne renonçait pas : il était probablement seul. Elle monta quatre à quatre les escaliers, traversa une petite esplanade et s'engouffra dans la station de métro.
L'affluence était moyenne : Sabrina ralentit et se fondit parmi les passagers. Elle jeta quelques rapides coups d'œil à l'arrière et ne vit personne qui ressemblât de près ou de loin à son poursuivant.
Peut-être ne l'avait-il pas vue prendre la direction du métro : une galerie commerçante située juste à côté de la station aurait très bien pu lui fournir un excellent endroit pour se cacher. Mais le simple fait d'y penser lui fit bénir les entraînements qu'elle avait suivis.
En cas d'attente, toujours privilégier les endroits où le danger ne peut venir que d'un côté. Deux au maximum.
Sabrina surveilla donc les deux escaliers, chacun à l'extrémité du quai. Rien. Il y avait aussi un escalator juste derrière elle : mais il était à sens unique, en direction la sortie. Encore deux minutes d'attente, d'après le panneau. Deux minutes en sa défaveur. Sabrina s'efforça de rester aussi immobile que les autres personnes autour d'elle. Elle repéra les caméras de surveillance (trois sur l'autre quai, en face d'elle) et se glissa légèrement derrière un passager corpulent pour ne pas apparaître intégralement sur l'image : si son poursuivant était de la police et qu'il avait accès aux écrans de contrôle, il devrait les examiner de très près pour la voir. Il n'en prendrait probablement pas le temps.
Lorsqu'enfin la rame de métro fit grincer les rails pour annoncer sa venue, Sabrina vit la longue silhouette de l'homme débarquer derrière elle. Il avait pris l'escalator à contre-sens.
L'engin s'immobilisa. C'était un « boa » de couleur brune, une rame mise en service quelques années auparavant, dont la longueur était équivalente à celle du quai. Idéale pour desservir le réseau aux heures de pointe, cette rame offrait un avantage à son poursuivant : les wagons communiquaient tous entre eux. Les portes s'ouvrirent dans un bruit mou et soupirant : Sabrina s'engouffra dans la rame et s'assit à la fenêtre opposée au quai.
Elle avait vu l'homme, mais lui ne l'avait pas vue. Elle attendit , le visage baissé, que les portes se ferment. Le flot des passagers entrant dans la rame se tarit. Le signal de fermeture des portes envahit l'habitacle. Sabrina regarda à l'extérieur et vit vaguement quelqu'un qui ressemblait à son poursuivant sur le quai.
À la fermeture des portes, elle tenta un coup d'œil plus appuyé, et l'aperçut. Il était bien dehors.
La jeune femme se leva pour mieux le voir.
C'est alors qu'il la repéra, et son regard se verrouilla à celui de la jeune femme. Il ne réagit pas. La rame s'ébranla, laissant l'homme presque seul sur le quai.
Sabrina prit une longue inspiration : elle n'avait plus qu'à se laisser conduire, trouver une cabine téléphonique et avertir Milos de venir la chercher quelque part. Si elle ne pouvait plus se rendre ni chez lui ni chez elle, il était hors de question d'annuler son rendez-vous : elle ne pouvait pas se permettre de laisser Milos nourrir le moindre soupçon vis-à-vis d'elle, sinon la « chute des dominos » s'évanouirait avec son concepteur. Il ne lui resterait que la copie de son disque dur, sur la caméra.
Sabrina choisit mentalement sa station de sortie tout en se demandant pourquoi l'homme n'avait pas tenté sa chance en montant à bord. Il aurait pu monter et arpenter toute la rame avant qu'elle ne parvienne à l'arrêt suivant.
Peut-être avait-il cru l'avoir perdue.
Non, cela ne tenait pas debout. Sabrina l'avait observé au moment où il la rame avait démarré : il était resté impassible.
Ce détail aurait dû alarmer Sabrina bien plus tôt. C'était comme s'il s'était contenté de vérifier qu'elle était bien à bord. Son cœur bondit dans sa poitrine.
Ce type n'est pas seul !
Une brûlure dans son mollet gauche vint le lui confirmer. Une sensation de faiblesse extrême monta de ses jambes vers son bassin, et son champ de vision commença à se rétrécir. L'instant d'après, une voix jeune et distinguée lui dit :
— Ma chérie ? Tu ne te sens pas bien ?
La bouche pâteuse et la gorge sèche, Sabrina voulut parler, appeler à l'aide, mais elle ne put même pas remuer les lèvres. Elle sentit vaguement que l'homme aux belles manières la saisissait sous les aisselles.
— S'il vous plaît ? Vous pouvez laisser ma femme s'asseoir ? Elle attend un bébé. Merci. Merci beaucoup.
À partir de cet instant, Sabrina ne sentit plus rien. Ce n'est qu'en entendant son faux mari qu'elle comprit qu'on l'avait allongée sur une banquette.
— Voilà. Ne crains rien mon amour. Donne-moi ton sac, ne le garde pas comme cela contre ton ventre, ce n'est pas bon. Je suis là, tu n'as rien à craindre. Au prochain arrêt nous arrêtons la rame et j'appelle les secours, ok ? Tout va bien se passer. Pardon, excusez-moi, laissez-la respirer, s'il vous plaît.
La voix elle-même s'éloignait, et le noir déjà omniprésent sembla peser plus encore sur Sabrina.
À propos de respirer, elle se dit que l'injection qu'on lui avait faite dans le mollet gauche allait peut-être la tuer. Et elle trouva cela triste.
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