Alvéoles (13)
Eric Descamps
Escadrilles
En moins d'une matinée, Denis Auger avait déjà planifié dix des vingt-quatre rendez-vous. Si tout se passait bien, il n'aurait qu'à s'occuper du reste ce soir. Il devait dormir, maintenant, car la nuit serait longue.
Jusqu'à présent, le sommeil était toujours venu, mais cette fois-ci, Denis lui courait derrière sans aucun succès. Probablement parce que c'était sa dernière opération, et que ses craintes augmentaient.
Mais que devait-il craindre ? Il avait rempli sa mission sans le moindre souci. À chaque fois, les couveuses avaient fonctionné – du moins en avait-il reçu le message sur son téléphone portable – libérant leur précieuse progéniture avant d'être récupérées.
C'était cela qui gênait Denis : il n'avait aucun contact avec les personnes chargées de récupérer le matériel. Il lui était impossible de savoir si toutes les couveuses avaient été retrouvées, impossible de savoir s'il y avait eu un problème, et si oui, comment le prévenir. Il avait pourtant interrogé son commanditaire. Il ne l'avait rencontré qu'une fois : c'était un grand homme très distingué, d'une extrême politesse. Il recevait ses instructions de cet homme directement sur son ordinateur portable, et pouvait si nécessaire communiquer avec lui par courrier électronique. Toute autre forme de contact était strictement interdite.
La réponse lui était parvenue le lendemain :
J'accuse réception de votre courriel. Notre ami commun, qui vous attend dans quarante-huit heures à l'endroit convenu, sera porteur de toutes les réponses utiles à vos questions.
Et, de fait, Denis s'était retrouvé face à un de ces hommes peu rassurants pour le traditionnel échange de véhicules.
— Vous devriez être porteur d'une réponse de la part...
— En effet.
La main gantée de l'homme s'était abattue à plat sur le visage de Denis, avec une rapidité et une force déconcertantes. Il s'était retrouvé au sol.
— Voici votre réponse.
L'homme était resté immobile et silencieux, face à Denis, pendant tout le temps où ce dernier s'était redressé.
— Vous n'aviez pas besoin faire de cela ! avait gémi Denis. La joue en feu.
L'homme n'avait pas répondu.
— Vous êtes dingue !
La seconde gifle était venue de gauche, encore plus rapidement, projetant à nouveau Denis à terre, les yeux écarquillés de surprise et de rage. L'homme s'était saisi ensuite de son appareil portable et avait composé un numéro abrégé. Deux secondes plus tard, la communication était établie.
— Bonjour, monsieur. Je viens de donner à monsieur Auger les explications que vous souhaitiez lui communiquer. Pardon ? Une correction ? Non, monsieur, je me suis limité au strict minimum. Oui, bien entendu monsieur. Uniquement en cas de récidive. Je suis sûr que monsieur Auger comprendra. Merci monsieur. Au revoir.
En raccrochant, il avait posé son regard sur Denis, qui entre-temps s'était à nouveau relevé. On pouvait y lire comme une envie folle de lui briser les côtes à coups de poing.
— Laissez tomber, dit Denis. J'ai pigé.
L'homme avait tiré de sa poche les clés de la camionnette, et les lui avait tendues. Denis les avait saisies d'un geste circulaire, puis tourné les talons en murmurant : « connard », suffisamment haut pour qu'il soit entendu. L'homme était resté de marbre. Il ne l'avait pas revu depuis.
Denis comprenait bien que la réussite d'une telle opération nécessitait un parfait cloisonnement des tâches. Tout en cherchant un sommeil qui ne viendrait probablement pas, Denis se dit qu'en fin de compte, il n'avait pas demandé grand chose. Il ne voulait pas savoir « qui faisait quoi » – à vrai dire il s'en fichait complètement – mais en revanche il tenait à savoir si cela marchait.
Ceci dit, Denis avait déjà pu satisfaire partiellement sa curiosité, car il avait reconnu une couveuse déjà utilisée lors de l'avant-dernier changement de camionnette. C'était l'une des toutes premières qu'il ait manipulées ; le métal avait été griffé par erreur lorsqu'il avait glissé la couveuse dans un sac à dos. Elles étaient donc remises dans le circuit après recyclage.
Néanmoins sa préoccupation principale – comment les porteurs étaient-ils dissuadés de témoigner, et avec quelle efficacité – demeurait sans réponse valable, et cela le mettait de plus en plus mal à l'aise. Si ne fut-ce qu'un seul porteur était capable de le repérer et de l'identifier, c'est toute l'opération qui serait mise en danger. Denis ignorait si son point de contact aux allures si distinguées était le véritable cerveau de l'affaire, mais il était évident qu'en cas de pépin, Denis serait réduit au silence. Cela faisait partie des risques qu'il avait acceptés au départ.
Denis sentit l'espoir du sommeil lui échapper définitivement lorsqu'une pensée nauséabonde lui traversa l'esprit : peut-être avait-on décidé de le réduire au silence même s'il n'y avait aucun pépin.
Milos commençait à s'inquiéter.
Plus d'une heure s'était écoulée depuis le dernier message de Sabrina, et même s'il s'était habitué à la voir apparaître et disparaître selon ses humeurs, ses missions et – parfois il le croyait – la vitesse du vent et la forme des nuages, une pointe d'inquiétude était venue faire son nid dans sa tête, et refusait obstinément d'en sortir.
Autant Sabrina s'était montrée froide et dominante lors de leur premier entretien (et à vrai dire aussi, les rares fois où il l'avait vue au Centre), autant lorsqu'ils étaient ensemble elle se montrait fantasque, enjouée, câline. Il n'avait pas affaire à deux femmes différentes selon les circonstances, mais plutôt à deux sœurs jumelles : l'une était danseuse et peintre, l'autre chercheuse et championne d'athlétisme. Ils avaient été courir un soir ensemble dans la forêt de Soignes, au sud de Bruxelles : Milos avait décidé que ce serait la première et dernière fois. La forme physique de Sabrina était celle d'une athlète de haut niveau.
Elle lui avait aussi fait une forte impression sur le plan technologique lors de leur première réunion. L'entrée en matière avait révélé une femme volontaire, mais lorsque la conversation s'était orientée vers la « chute des dominos », Sabrina s'était montrée très bien informée.
Milos s'était attendu à un feu nourri de questions, et n'avait pas été déçu, mais il était sur son territoire technologique, et s'était senti pleinement en confiance. Il avait commencé son exposé :
— Vous savez mieux que moi que les systèmes d'information les mieux gardés disposent de plusieurs types de protection. Non seulement ils sont équipés de protections diverses destinées à mettre les bâtons dans les roues des gens comme moi, mais aussi, les dernières avancées technologiques leur permettent de tracer tout trafic réseau susceptible d'être à l'origine d'une attaque. Autrement dit : les dragons gardent la chambre de la princesse, et une armée de dobermans est prête à vous donner la chasse à la première occasion.
Morhange avait eu un geste impatient. Milos avait observé ses autres interlocuteurs, impassibles, et avait continué :
— Face à ces deux obstacles, la méthode la plus efficace consiste en l'usurpation d'identité : dès lors, le dragon vous connaît, et les chiens restent en cage. C'est ce qui dissuade nombre de pirates, car pour arriver à leurs fins, ils doivent se transformer en agents secrets : voler une carte magnétique, un code, une grille chiffrée, que sais-je encore : en tout cas quelque chose qu'il leur est impossible de dérober en restant confortablement installé derrière un clavier.
Milos avait beau fouiller ses souvenirs, il ne pouvait affirmer qu'à ce moment Morhange avait exprimé quoi que ce soit, mais Sabrina avait pressé le pas :
— Nous savons tout cela, monsieur Kinski. Pourriez-vous nous dire comment vous avez procédé pour le site de l'OTAN ?
Milos avait fait comme s'il comptait bien y venir directement :
— Dans votre cas, l'usurpation d'identité ne m'aurait probablement pas posé de difficultés, mais je tenais à ce que nous soyons mis en contact, et pour cela il me fallait faire du bruit. J'ai donc fait le nécessaire pour réveiller le dragon, le prendre de vitesse, repeindre la chambre de la princesse en rose avant de tirer ma révérence en entraînant les chiens derrière moi.
— Vous semblez bien vous amuser à user de vos métaphores, avait dit Morhange, mais je crois qu'il est temps de passer au vif du sujet.
Milos avait caché son triomphe : Morhange était intervenu exactement comme prévu pour manifester sa vexation. Il est vrai qu'après l'intrusion de Milos, le « who's who » du site www.nato.int s'était mis à afficher les portraits des principaux responsables de l'organisme la tête en bas. Pour un site Internet aussi visible sur la toile, c'était très vexant. Sabrina avait enchaîné :
— Vous vous êtes introduit dans notre réseau interne.
— Votre réseau parallèle, avait rectifié Milos. Votre LAN1 est double. Votre réseau administratif est assez classique. On peut le comparer à celui d'une entreprise privée. L'autre réseau véhicule vos données sensibles. Aucune station de travail n'est reliée aux deux systèmes. Je l'ai vérifié.
— Vous semblez dominer la topologie de notre réseau, mais cela ne nous en dit pas plus.
— Je suis entré dans votre réseau administratif assez facilement. J'ai appris que l'OTAN avait récemment renouvelé son parc d'imprimantes. Comme c'est de plus en plus souvent le cas, ces machines ne sont pas votre propriété : seules les pages imprimées sont facturées. Ce prix couvre la mise à disposition des machines, leur entretien, etc. Mais pour que votre fournisseur puisse déterminer quel est le montant dont l'OTAN doit s'acquitter à chaque échéance, il faut procéder à un relevé des compteurs. Il y a belle lurette que ceci est automatique : chaque imprimante communique automatiquement le nombre de pages imprimées par période de temps. Ceci suppose qu'une communication sécurisée soit établie entre les imprimantes reliées au réseau administratif de l'OTAN et son fournisseur.
— Et vous avez intercepté ces communications.
— Cela n'a même pas été nécessaire. Je suis entré dans le système de votre fournisseur assez facilement, puis je me suis mis à la recherche des paramètres de communication entre leur système comptable – un vieux truc, croyez-moi – et les imprimantes installées sur le site de l'OTAN. De là, pénétrer votre réseau administratif s'est avéré assez simple.
— Et comment avez-vous fait ensuite ?
— Vos réseaux parallèles ne communiquent pas l'un avec l'autre, mais je me suis dit que, ne fût-ce que pour certaines raisons fonctionnelles, à certains moments, les hauts responsables de l'OTAN doivent faire converger les deux types d'informations – secrètes et non secrètes – vers le même terminal.
— Aucune station de travail n'est reliée aux deux systèmes. Vous l'avez dit vous-même.
— En effet. Si nous nous limitons aux stations de travail.
Milos avait laissé un silence intéressé s'installer, avant que Morhange ne l'invite à continuer.
— Quelques-uns de ces responsables disposent de terminaux bien plus accessibles qu'on ne le pense. Un simple téléphone portable, par exemple.
Un nouvel instant de silence s'était ouvert, puis le dialogue avait repris entre la jeune femme et lehacker, laissant sur la touche les autres responsables, de plus en plus nerveux.
— Ils ne sont pas reliés en permanence non plus, avait soufflé Sabrina.
— C'est vrai. Vos serveurs « poussent »les informations vers ces téléphones portables, mais là encore, les paramètres de communication sont assez faciles à détecter. Quelques instants plus tard, j'étais sur votre réseau « interne », comme vous l'avez appelé.
— Vous n'aviez pas besoin de cela pour pirater le « who's who ».
— Si.
— Monsieur Kinski, ne me dites pas que vous n'avez pas trouvé la DMZ2 où se trouve le serveur web dès que vous avez pénétré notre réseau administratif.
— Je l'ai trouvée. Mais si je m'étais amusé à pirater votre « who's who » à partir de là, cela n'aurait pas été bien grave. N'oubliez pas que je voulais aussi réveiller les dobermans.
— Vous les auriez eu aux trousses de toute façon.
— Peut-être. Mais vous auriez accordé moins d'importance à l'incident. Et quand les chiens seraient revenus bredouilles, vous auriez écrit un joli rapport avec quelques recommandations, et puis basta.
Milos avait fait une pause, puis avait ajouté :
— Si nous sommes ici ensemble à parler d'une éventuelle collaboration, mademoiselle Bassalah, c'est parce que les chiens se sont rués à ma poursuite car l'alerte rouge avait été déclenchée. Et qu'après quelques instants, au moment précis où ils allaient me rattraper, d'un coup, ils m'ont vu disparaître.
1Local Area Network : réseau local
2Demilitarized zone : un sous-réseau protégé par un pare-feu.
Alvéoles est disponible en texte intégral ici...