Alvéoles (14)
Eric Descamps
Ils étaient arrivés depuis quelques minutes seulement, et déjà Judith aimait cet endroit. Le jardin était ombragé, au calme, un peu fou aussi, juste comme elle aimait. Une énorme glycine couvrait la façade de la bastide. Au bout du jardin, les vignes s'alignaient sous un soleil vibrant, en pente douce vers un petit ravin qui marquait la limite du village.
Dominique connaissait déjà les lieux : la bastide appartenait à un de ses amis, qui avait proposé au couple d'en profiter au mieux.
Judith se réjouissait de séjourner dans un endroit aussi paisible. Ils étaient tombés d'accord presque immédiatement : tous deux avaient en horreur les voyages conventionnels « pour jeunes mariés ». Sept jours à s'appartenir, ici... Ce serait tout simplement la meilleure semaine de leur vie.
Elle adressa un signe à son mari, qui venait d'apparaître à la fenêtre ouest du bâtiment. Il lui lança :
— Notre lit est rond, mon amour. Cela te convient ?
— Parfaitement !
— Je finis de ranger nos vêtements et je te rejoins. Tu as déjà vu la piscine ?
— Non, où est-elle ?
— Tu dois suivre le sentier qui part sous les pins, juste à ta droite. Je t'y rejoins dans une minute.
Judith aperçut deux marches au bout de la terrasse : c'était probablement de là que le sentier partait vers la piscine. Une cigale s'était installée sur une branche et s'était mise à chanter.
Sous les pins, l'ombre était d'un noir anthracite. C'était certainement un excellent endroit pour faire la sieste en été. Tandis que les yeux de Judith s'habituaient à la faible luminosité de l'endroit, le chemin se dévoila peu à peu. Il serpentait en pente soutenue vers le haut, entre les rochers, jusqu'à un palier où Judith imaginait bien trouver la piscine.
Loin derrière elle, la jeune mariée entendit grincer la porte de la terrasse : Dominique arrivait. Elle acheva de traverser la petite pinède et se retrouva à nouveau face au soleil, au bord de la piscine. Éblouie, Judith plissa les yeux et s'approcha des chaises longues qui bordaient l'eau.
À peine allongée, elle entendit les pas de son mari.
— Alors, mon homme ? Content d'être à destination ?
— Absolument ravi. L'endroit est pareil à mon souvenir. Le soleil éclaire la piscine jusqu'après vingt heures en été. Il y a un barbecue sous le toit du petit bar.
— Mmmh... poisson grillé, salade, huile d'olive, miam...
— Tu me laisseras te faire la cuisine ?
— Si tu me laisses te faire l'amour.
— Marché conclu. On ne risque pas de déranger les voisins. À part un retraité des postes qui habite à environ deux cent mètres d'ici, il n'y a personne.
— Il est dur d'oreille, ton postier ?
— Tu comptes faire du bruit à ce point ?
Les mains de Dominique vinrent caresser le cou de sa femme.
— Qui sait ? murmura-t-elle, les yeux fermés.
Au frisson du désir vint lentement s'en substituer un autre. Derrière la pinède, un bruit continu et rauque se fit entendre. Quelque chose entre un ronronnement et le bruit d'un scooter.
— Je croyais l'endroit calme ? dit Judith.
— C'est le cas, d'habitude, répondit son mari en regardant autour de lui.
Le sourd ronronnement s'accompagnait d'une vibration qui emplit l'air, donnant la chair de poule à Judith.
— C'est quoi d'après toi ?
— Je n'en sais rien... peut-être un jeune du coin qui teste sa brêle dans les environs. La bastide nous isole de la route, les sons nous en parviennent probablement déformés.
Pendant que Dominique parlait, Judith pensa à quelque chose comme des vagues qui, au lieu de venir vers le rivage, s'en éloigneraient avec lenteur. Le bruit semblait contenir en lui-même une multitude d'ondes qui tantôt s'ordonnaient, tantôt se dispersaient.
— C'est bizarre, dit-elle, j'ai l'impression que cela ne vient pas d'un point précis.
— On dirait que cela diminue.
Ils tendirent l'oreille. Le ronronnement perdait en effet de sa consistance.
— Apparemment, l'apprenti motard rentre au bercail.
Le couple attendit encore. Quelques instants plus tard, le chant de la cigale reprit le dessus.
Comme s'il s'agissait d'un signal, Dominique et Judith se remirent en mouvement : il ôta la bâche de la piscine, elle s'assit au bord et plongea ses pieds dans l'eau.
— Elle est délicieuse.
— J'imagine. Il fait beau depuis quelques jours, ici.
— On a mérité un bain, non ?
— Bien sûr. Je vais chercher nos maillots.
— Tu en as besoin ?
Dominique hésita juste un instant avant de se rendre à l'évidence : sa femme avait déjà bien noté qu'ils n'étaient exposés à aucun regard indiscret. Ils se déshabillèrent avec hâte et plongèrent ensemble l'un vers l'autre.
Daniel écoutait patiemment les explications du médecin. Il lui était difficile de se concentrer, mais l'essentiel lui permettait d'être optimiste, et c'était déjà bien. Il avait eu la trouille de sa vie.
— Nous pensons que le virus H1N1 qui a provoqué les fortes poussées de fièvre a pu, durant quelques heures, perturber le fonctionnement de votre thalamus. Plusieurs autres dysfonctionnements mineurs ont été mesurés au niveau de votre système nerveux, mais il semble que le seul symptôme majeur jusqu'ici soit votre cécité. Laquelle s'arrange, d'ailleurs, n'est-ce pas ?
Daniel acquiesça. Le médecin continua :
— Vos propos quelque peu « décalés » de tout-à-l'heure sont simplement causés par la température. Nous allons faire en sorte qu'elle diminue, mais ce virus est coriace, on en a suffisamment parlé dans les média. Vous avez dit ne pas avoir été vacciné lorsque vous vous êtes présenté aux urgences ?
— C'est exact, dit Faustine.
— Dommage. Nous allons tester votre vue dans le courant de l'après-midi. Nous devrions confirmer un retour à la normale. D'ici là nous allons vous demander de vous reposer. Je suppose que vous n'aurez rien contre une bonne sieste après toutes ces émotions ?
— Non, en effet, soupira Daniel.
— Parfait. Voilà pour les bonnes nouvelles. Je suis désolé, mais j'en ai de mauvaises, aussi.
— À propos de Valérie ? demanda Faustine.
— Non, non, rassurez-vous, elle se bat très bien contre le virus. Cela l'épuise, et c'est pour cela qu'elle dormira probablement vingt heures sur vingt-quatre durant quelques jours. Nous devrons la garder chez nous tant que son appétit ne sera pas revenu.
— Si ce ne sont pas là les mauvaises nouvelles, insista Faustine, quelles sont-elles ?
— Généralement, la grippe « A », tout comme la grippe saisonnière, se limite aux symptômes classiques : courbatures, fortes fièvres. Certaines personnes présentant des pathologies préexistantes, ou des faiblesses particulières, développent des complications.
— Je ne me connais pas de faiblesse particulière, docteur.
— Ce n'est hélas pas là où je veux en venir. Dans la majorité des cas, ces complications ne surviennent que plus tard. Quelques jours après les premiers symptômes, rarement plus tôt. Mais dans votre cas, c'est différent. Vous avez perdu la vue quelques dizaines de minutes seulement après l'apparition des premiers signes de fièvre.
— Vous voulez dire que ma vue présente une fragilité quelconque ?
— Non. Je veux dire que nous avons affaire à une variante du virus H1N1.
— Il y a des variantes ?
— Oui. Nous n'avons pas le moyen ici de l'isoler, mais un échantillon de votre sang a déjà été envoyé à Lyon. Nous aurons des résultats très rapidement.
— Et que pourrez-vous en déduire ? demanda Daniel.
— Pas grand chose hélas, car les cas sont très rares, et très dispersés à travers le monde. Mais il y a eu un cas similaire à Montpellier, il y a trois semaines. Un homme de vingt-deux ans. Lui aussi est arrivé aveugle à l'hôpital.
— Et ?
— Et il a fait une attaque cardiaque le lendemain de son admission.
Le silence s'installa dans la petite chambre. Faustine, qui était restée debout durant l'entretien, chercha urgemment une chaise. Elle la trouva juste à temps.
Alvéoles est disponible en texte intégral ici...