Alvéoles (15)
Eric Descamps
Morhange sortit du Centre vers midi et monta immédiatement dans son véhicule. Le stress lui donnait toujours faim, et ce jour-là, il était prêt à dévorer la terre entière. Il avait pris un risque en accompagnant Sabrina jusqu'à l'entrée, deux heures plus tôt : il était grand temps de savoir s'il avait eu raison ou non. Une fois le téléphone portable branché sur les haut-parleurs de la chaîne stéréo, la voix résonna dans l'habitacle :
— Nous l'avons.
Morhange serra doucement les poings. Deux sentiments contradictoires s'affrontaient dans son cerveau. Il avait soupçonné Sabrina de posséder l'image du disque dur de Milos au moment où, ce matin-même, elle lui avait demandé un délai de quelques jours. C'est pour cela qu'il l'avait accompagnée à la sortie du Centre, donnant ainsi l'ordre silencieux de démarrer la filature.
— Donnez-moi les détails.
L'instinct de Morhange ne l'avait pas trompé, et cela le mit en colère : cette petite garce lui avait menti, les yeux dans les yeux.
— Nous avons été repérés très rapidement. Elle a tenté de nous perdre en courant. Elle a d'ailleurs failli réussir. C'est vrai qu'elle est très rapide. Nous l'avons eue dans le métro. Elle avait la caméra sur elle.
— Combien de temps vous faudra-t-il ?
— Difficile à déterminer pour l'instant. J'en saurai plus d'ici une heure.
— Et Sabrina ?
— Comme prévu. Je suis allé chercher de l'aide pour ma pauvre femme enceinte et inconsciente, je ne suis jamais revenu. Le point est réglé.
— Bien. Gardez Milos sous contrôle. Il risque d'être plutôt méfiant. Pas de contact visuel dans les prochaines heures.
Il interrompit la communication et s'arrêta à cent mètres environ du restaurant, juste le temps de composer un message.
Je suis désolée, Morhange m'a confié le suivi de notre coup d'essai sur Émosson. Apparemment ça remue sur place, je dois m'y rendre sans délai. Je reviens dans quelques jours. Tu peux me laisser des messages sur ce portable-ci, mais je risque de ne pas pouvoir te répondre avant mon retour. Ne t'inquiète pas, je ne serai pas longue, je te rejoindrai chez toi. Sabrina.
Tout en émettant le texte vers le portable de Milos, Morhange sentit la faim se rappeler à son bon souvenir. Une partie de son stress avait disparu, mais il lui tardait d'être à table. Il coupa le téléphone, le glissa dans la boîte à gants, sous les papiers de la voiture, et démarra.
Au bout de cent mètres, il confia son véhicule au voiturier, puis fut accueilli par le maître d'hôtel. Une fois à table, face à son Bombay Saphire tonic, il se surprit à sourire encore. Avec un peu de chance, Milos ne serait pas trop turbulent : le message qu'il lui avait envoyé était dans la droite ligne de ceux que Sabrina lui avait adressés précédemment. Depuis un mois, toutes les communications passées via le portable de la jeune femme avaient été systématiquement archivées et mises à la disposition de Morhange.
Ce message endormirait peut-être la méfiance de Milos durant quelques heures, mais il ne fallait pas l'imaginer sans réaction. Ce type était vraiment très intelligent. Lors de leur premier rendez-vous, tous les responsables du Centre avaient été bluffés, même s'ils n'en avaient rien laissé paraître. Il y avait bien eu cet exaspérant préambule, durant lequel il avait laissé Sabrina lui donner quelques répliques convenues. Mais ensuite, Milos avait tracé sa route :
— Vous savez bien que depuis quelques années, la mode est à la virtualisation. Nombre de serveurs d'entreprise sont en fait subdivisés en plusieurs machines virtuelles, auxquelles on donne des fonctions précises. Les entreprises qui ont misé sur cette technologie ont rapidement bénéficié de nombre d'avantages : un système en apparence décentralisé peut se gérer de manière centralisée, le temps de maintenance est réduit à zéro – du point de vue de l'utilisateur, en tout cas – j'en passe et des meilleures. Mais cette technologie peut aussi être détournée à des fins moins honnêtes.
— Vous n'êtes pas le premier pirate à utiliser une machine virtuelle, avait observé Sabrina.
— Je sais. Mais dans la majorité des cas, les machines virtuelles d'un hacker ne sont là que pour son confort personnel, ou pour le disculper s'il est repéré : une machine virtuelle peut être détruite en une seule opération logicielle. Sans arme du crime, l'accusation est affaiblie. Pour un « vrai » ordinateur, c'est beaucoup plus compliqué, il faut s'en débarrasser physiquement.
Milos avait marqué une pause, puis avait tendu une clé USB à Sabrina.
— Il n'y a aucun « malware » dessus. Je vous le garantis.
Sabrina avait jeté un regard à Morhange, qui avait émis un signe d'approbation discret. Elle avait introduit la clé dans son portable, qu'elle avait ensuite relié au projecteur de la salle de réunion.
— La présentation est en PDF 1. Elle va démarrer automatiquement.
Une carte du monde était venue s'afficher sur l'écran.
— Vous savez aussi que bon nombre d'organismes publics ou d'entreprises privées gardent leurs données et leurs logiciels sous haute surveillance, laissant à certaines sociétés spécialisées le soin d'entretenir leur matériel, leurs salles des machines, réseaux, etc. La virtualisation des machines a révolutionné les méthodes de travail : le confort que propose une telle technologie permet de multiplier les tests de nouveaux logiciels avant leur mise à disposition, d'augmenter leur fiabilité... Bref personne n'a hésité à multiplier la création de machines virtuelles à des fins diverses. On crée, on exploite, on élimine. Qui leur jetterait la pierre après tout ? Une fois les investissements de base consentis, cette technologie ne coûte quasi rien, et en cas d'incident, il suffit de remplacer une machine virtuelle par une autre, ou par une copie de cette même machine, prise juste avant la panne.
Sur la carte, quelques centaines de points de couleurs diverses s'étaient affichés.
— Chaque couleur correspond à un logiciel de virtualisation. Vous savez comme moi qu'il n'y en a pas beaucoup sur le marché : le monde de la virtualisation se limite à moins de dix couleurs.
— Et ce que nous voyons, avait demandé Sabrina, c'est le nombre d'entreprises qui exploitent des machines virtuelles dans le monde ?
Milos répondit par un signe de dénégation bien calculé, prenant son temps :
— Non, mademoiselle Bassalah. Ce que vous voyez, ce sont toutes les machines virtuelles que j'ai pu créer à ce jour, au sein d'autant d'entreprises différentes, sans être repéré.
Tous avaient sursauté à ce moment. L'écran montrait des centaines de points. Dans les dix minutes qui avaient suivi, plus personne n'avait interrompu Milos.
En achevant son apéritif, Morhange se souvint d'avoir pensé précisément : un hacker n'est d'habitude ni patient, ni méticuleux. Ce type est extrêmement dangereux.
Heureusement, se dit Morhange, que Milos vivait probablement ses derniers jours
*
Dominique enchaînait les longueurs sous l'eau, et semblait y prendre un plaisir immense. Judith, quant à elle, avait voulu se sécher au soleil, sur une des chaises longues bordant la piscine, mais elle s'était sentie un peu mal à l'aise. Elle se trouvait encore trop étrangère à cet endroit pour y rester toute nue en attendant que son mari ne sorte de l'eau.
Judith remit son chemisier sur ses épaules, enfila sa petite culotte, roula le reste de ses vêtements avec son pantalon et glissa le tout sous son bras.
Dominique fit surface, juste le temps de demander :
— Tu vas te changer ?
— Je vais t'attendre dans notre chambre.
Dominique nagea jusqu'aux pieds de sa femme.
— Je te laisse cinq minutes d'avance ? demanda-t-il.
— Six. Juste le temps de prendre une douche, de me faire douce et parfumée. Si tu me cherches, je crois que tu pourras me trouver au centre d'un lit tout rond.
— Hmm.. Délicieuse idée. Six minutes, ça fait combien de longueurs ?
— Cela dépendra de ton empressement à venir me retrouver... Ne te fatigue pas trop à la nage, j'ai envie de ta force.
— N'aie crainte, dit Dominique en embrassant sa femme.
Judith ramassa ses chaussures, abandonnées près de la chaise longue, et se dirigea vers la petite pinède, qui lui parut plus sombre encore qu'à l'aller. Elle faillit trébucher à deux reprises en descendant le petit chemin. À peine ses yeux s'étaient-ils habitués à la pénombre qu'elle débarqua sur la terrasse ensoleillée, et la traversa d'un pas empressé, les paupières plissées pour éviter l'éblouissement.
À l'intérieur, les espaces étaient dégagés et la lumière discrète : la bastide protégeait naturellement ses hôtes contre la chaleur de l'été et le froid de l'hiver. Les meubles dans le style provençal étaient choisis avec goût, et une multitude de photos – toutes prises par leur hôte, avait précisé Dominique en lui faisant visiter le bâtiment – ornaient les murs.
L'escalier en bois sombre contrastait agréablement avec les dalles roses du sol. Judith grimpa rapidement les marches. Au premier étage, le style était plus moderne. Les volets fermés avaient préservé une atmosphère calme et fraîche, qui fit glisser plusieurs vagues de frissons sur la peau encore humide de la jeune mariée. Elle se dirigea rapidement vers la porte de la chambre, en se disant vaguement que le bruit étrange qu'elle avait entendu avec Dominique depuis la piscine semblait s'approcher à nouveau.
La chambre était magnifique. Le lit était blanc, haut. Il siégeait au beau milieu de la pièce circulaire : elle avait été aménagée dans la tour de l'imposant édifice. En son centre, trois oreillers étaient dressés l'un contre l'autre, en pyramide. Judith se saisit de son beauty-case et d'une grande serviette de bain avant de se diriger vers la petite porte menant à la salle de bain attenante.
En passant devant la fenêtre donnant sur la petite départementale, son regard fut attiré par une perturbation dans l'image des oliviers alignés sous le ciel bleu, juste en face de la bastide. Quelque chose de vibrant, comme des petites taches mouvantes. Mais les frissons qui parcouraient son dos et ses avant-bras ramenèrent Judith au plus urgent : prendre une douche bien chaude. Elle ouvrit largement la porte, et comprit immédiatement qu'elle avait commis une monstrueuse erreur.
Judith commença à hurler lorsque le bourdonnement se mua en une vibration rageuse. Elle recula et se mit à agiter les bras, mais il était déjà trop tard. La douleur fut instantanée, foudroyante. Les yeux fermés, Judith tituba en direction du lit, encerclée d'une aura sombre et mouvante, qui semblait ne vouloir qu'une seule chose : la réduire à l'immobilité et au silence.
Les mains raides, à la limite de la paralysie, Judith agrippa le couvre-lit, en espérant que la couette trouvée juste en-dessous serait suffisamment épaisse. Elle tira le tout vers elle et se couvrit entièrement, la tête prête à éclater sous l'effet combiné de ses propres hurlements, de la douleur, et du venin qui pénétrait lentement mais sûrement son corps.
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