Alvéoles (16)

Eric Descamps

Curieusement, Morhange et Milos venaient d'avoir la même pensée : parfois les choses peuvent basculer très rapidement.

En ce qui concerne le pirate, c'était le message de Sabrina qui posait problème. Il avait réveillé en lui quelques signes de nervosité, le premier d'entre eux étant la cigarette qu'il venait d'allumer.

Pour le directeur du CILTI, c'était tout autre chose : alors que son tartare de saumon venait de disparaître de son assiette, il se rappelait à quel point il avait été impressionné par la démonstration de la « chute des dominos ». Milos avait adopté un ton très didactique :

— J'ai créé mes premières machines virtuelles « clandestines » au sein d'une société d'assurances. Leurs applications informatiques servaient un nouveau département, que leur management avait lancé à l'assaut du marché de l'assurance en ligne. Elles nécessitaient des adaptations très rapides, et des cycles de tests très courts : j'étais à peu près sûr de trouver ce que je cherchais. Et je n'ai pas été déçu : nombre de machines virtuelles étaient là, désactivées, attendant qu'on les fasse démarrer pour procéder à des tests intensifs, puis qu'on les remette à zéro. J'ai cloné trois machines, je les ai activées puis éteintes, et je les ai laissées dormir sur leurs serveurs, persuadé que quelques jours plus tard elles auraient été éliminées du système. Je me trompais. Personne n'y avait touché.

Milos avait demandé à Sabrina de montrer le schéma suivant. La carte du monde s'était vidée de ses points multicolores, pour montrer quelques symboles verts, ressemblant chacun vaguement à un frigo.

— Cloner une machine virtuelle est une opération qui ne prend qu'une poignée de minutes. Quelques semaines plus tard, je disposais d'un groupe de plusieurs dizaines de machines virtuelles réparties dans quelques entreprises sans réel rapport entre elles, aux quatre coins de la planète. Chacune portait un nom très proche de ceux qui étaient réellement attribués aux autres machines virtuelles au sein de ces entreprises, et personne ne semblait s'en soucier le moins du monde. Ces machines m'appartenaient, m'obéissaient au doigt et à l'œil, et n'éveillaient pas la moindre attention. Bien sûr, elles n'étaient pas interconnectées, mais elles étaient capables d'émettre des messages l'une vers l'autre via l'internet, et c'est tout ce dont j'avais besoin.

L'image s'anima : chacun des frigos vint se placer l'un derrière l'autre. Puis ils se déformèrent pour former une suite de dominos placés à égale distance, au centre de la carte du monde.

— Rappelons-nous une chose : si nous faisons abstraction de la technologie qui permet à tout ceci de fonctionner, une machine virtuelle n'a aucune présence physique. Elle n'est jamais qu'un fichier (ou un ensemble réduit de fichiers) d'une taille de quelques gigabytes. Une simple opération logicielle, et hop, la machine disparaît.

L'image suivante montra une scène vidéo.

— Vous vous souvenez de cette cérémonie ? Vingt ans après la chute du mur de Berlin, Lech Walesa a été invité à participer aux cérémonies de commémoration de l'événement. Parmi les moments forts de ces manifestations, on retiendra l'image de l'ancien président polonais poussant un grand domino. C'était un grand bloc de polystyrène symbolisant une partie du mur. Il a heurté un autre bloc, l'entraînant dans sa chute. Ils se sont ensuite tous écroulés les uns derrière les autres. J'ai reproduit le même schéma. Lorsque j'ai piraté votre  who's who, vous avez lancé les chiens à la poursuite de la machine virtuelle numéro 10, mais vous ignoriez qu'il y en avait 9 autres derrière elle. Chacune d'entre elle a envoyé une séquence d'ordres à la suivante, et m'a permis d'apporter les modifications taquines que je réservais à votre site. J'ai ensuite fait basculer le premier domino : la machine numéro 1 a reçu l'ordre de s'arrêter, mais aussi de passer le mot à sa voisine, et ainsi de suite.

Sur l'écran, la vidéo avait fait place au schéma des machines-dominos, qui, au lieu de basculer, semblaient s'enfoncer dans un sol imaginaire, l'une après l'autre.

— J'ai modifié certaines parties du code de gestion des machines que j'ai créées, de manière à ce qu'au moment de s'arrêter, elles procèdent aussi à leur auto-destruction. Elles libèrent l'espace-disque qu'elles occupaient pour fonctionner : autrement dit, elles ne se contentent pas de mourir, elles font aussi disparaître leur propre cadavre , l'une après l'autre. Et quand bien même vous auriez trouvé la machine numéro 10, et – admettons – empêché sa destruction... nous n'auriez pas pu remonter la séquence, car à ce moment, toutes les autres machines avaient déjà disparu. Le reste, vous le connaissez : je vous ai envoyé un simple mail expliquant ce que j'avais fait, et vous invitant à prendre contact avec moi, si vous vouliez savoir comment je l'avais fait.

Milos avait marqué une pause, puis avait dit d'un air très satisfait :

— J'ajoute que les différentes images que j'ai fait diffuser sur cet écran, avec votre collaboration, mademoiselle Bassalah, ne proviennent pas de la clé USB que je vous ai remise. 

Sheppard et Wilson s'étaient regardés, puis s'étaient tournés vers Morhange.

— Vous aussi, vous utilisez la virtualisation. Ici même. Vous pouvez enlever la clé, Mademoiselle Bassalah. Comme je vous l'ai dit, il n'y a aucun malware dessus. Juste un petit logiciel qui a réveillé une machine virtuelle sur l'un de vos serveurs. Et c'est elle qui a diffusé les quelques illustrations que vous avez vues. 

Morhange soupira et lança un regard désabusé vers Sabrina.

— Comme vous le constatez, la présentation tourne toujours sans l'aide de la clé. Mademoiselle Bassalah, pourriez-vous, je vous prie, appuyer sur la touche « End » de votre clavier ? 

Morhange ferma les yeux durant une demi-seconde en signe d'approbation. Sabrina s'exécuta. La présentation disparut, aussitôt remplacée par un écran de veille arborant le sigle de l'OTAN et l'identification de la machine. Milos reprit :

— Cette machine virtuelle tourne actuellement sur un de vos serveurs de bases de données. Son nom est « dbexp001 ». Seulement trois machines virtuelles sont exploitées sur ce serveur. Trois... dont une à moi, qui va disparaître dans exactement une minute.  

Sheppard et Wilson se levèrent et quittèrent la salle de réunion précipitamment. Milos planta ses yeux dans ceux de Morhange, et demanda sur un air faussement poli :

— Des questions ? 

Les ingénieurs du CILTI, avertis par Sheppard, avaient bien trouvé la trace de l'activité de la machine de Milos, mais durant quelques secondes seulement. Après, elle s'était évanouie.

Les négociations avaient commencé tout de suite après.

Un magret de canard rosé, subtilement parfumé au miel, vint achever d'apaiser l'appétit de Morhange. Il se souvenait très bien d'avoir trouvé le ton de Milos d'une arrogance parfaitement condamnable. C'est à ce moment précis qu'il avait pris sa décision. Il appellerait ce numéro de téléphone qu'on lui avait confié jadis, et il s'emploierait à mettre le procédé de ce petit prétentieux à la disposition des gens qui lui avaient fait miroiter bien plus d'argent qu'il pouvait imaginer un jour en posséder.

Depuis le jour de cette réunion, Morhange avait avancé ses pions avec patience. Utiliser la « chute des dominos » entrait parfaitement dans le mandat du CILTI. Sabrina avait reçu pour mission d'accompagner Milos, et si l'occasion lui en était donnée, de prendre possession de la technologie développée par le pirate – même si plus tard, en imaginant que les négociations aboutissent, le CILTI récupérerait le tout : l'homme et le procédé.

L'opération sur le barrage avait entre temps confirmé son efficacité. Il était temps que cette technologie échappe au CILTI pour être transférée à de plus généreux commanditaires.

Morhange posa son verre d'Auxey-Duresses. Il aimait décidément beaucoup ce vin, et tant pis pour les esprits besogneux qui réprouvaient son penchant pour les repas bien arrosés à midi. Qu'ils aillent au diable. Il était en train de prendre une option ferme sur une suite de vie paisible, bien plus confortable et exotique que celle que lui réservait son employeur actuel. Sa cave abriterait plusieurs milliers de bouteilles prestigieuses, et ce serait tant mieux, car bientôt, dans certaines parties du monde, on tuerait peut-être pour un simple flacon de mauvais Chardonnay.

*

Les vingt-quatre tubes numérotés siégeaient dans leur écrin. En préparant son premier rendez-vous, Denis suivit une fois de plus les instructions. Il prit le premier tube, l'ouvrit au-dessus de l'évier, et se lava les avant-bras et les mains avec le liquide épais. Celui-ci ne séchait pas vraiment : il laissait une fine pellicule moite du coude jusqu'au bout de ses doigts.

Le rendez-vous devait avoir lieu dans la demie-heure. L'homme s'était montré jovial au téléphone, et semblait bien connaître la région. Il pouvait se rendre au premier point de dépôt dès la nuit tombée. Dès qu'il aurait confié la première couveuse, il reviendrait dans sa chambre, prendrait une douche, se saisirait du deuxième tube, et vogue la galère. Vingt-quatre fois en quelques jours. Heureusement qu'il ne passait jamais plus d'une nuit dans chaque hôtel, car avec toutes ces allées et venues, on l'aurait pris pour un dingue.

Denis rejoignit sa camionnette et démarra immédiatement, tout en se demandant si ce cérémonial avait un sens. Plus le temps passait, et plus il doutait qu'il y eût une quelconque relation entre la numérotation des tubes et celle des couveuses. Toutefois, les instructions étaient claires et impératives.

Il n'avait pourtant rien à manipuler. Chaque couveuse était scellée : il suffisait de la glisser dans le sac à dos prévu pour son transport et de la confier au porteur. Il n'y avait donc aucun contact entre le produit enfermé dans le tube et le précieux contenu de la couveuse. Denis s'était bien abstenu d'intervertir quelque couveuse ou quelque tube : la correction qu'il s'était prise lorsqu'il avait osé poser une question qu'il estimait légitime l'avait encouragé à s'en tenir strictement aux consignes.

Denis ne décidait pas non plus de la répartition des couveuses sur le territoire du département. Celle-ci lui était donnée sous la forme d'une série de pointeurs visuels posés sur une carte « Google earth » dont la dernière version était à chaque fois installée sur l'ordinateur portable qu'on lui confiait. Il n'avait qu'à recruter les porteurs pour chaque point, et faire déposer chaque couveuse dans l'ordre croissant de leurs numéros. Si pour une raison ou pour une autre il ne trouvait pas de porteur, il devait faire le travail lui-même. Cela n'était Dieu merci pas arrivé très souvent, car même s'il n'éprouvait pas de difficultés particulières à lire une carte à l'échelle 1:25000, trouver un endroit isolé en pleine nature était une tâche bien moins aisée pour lui que pour des gens qui connaissaient bien le coin. C'était d'ailleurs son principal critère de recrutement.

Cela ne l'empêchait pas de se sentir de plus en plus frustré. Lorsqu'on l'avait recruté, on lui avait expliqué bien des choses sur sa mission. Il avait appris quels étaient les desseins de ses commanditaires, et avait librement accepté d'y apporter sa contribution. Il estimait légitime qu'on le traite autrement que comme un simple pion sur un échiquier. Un département, vingt-quatre couveuses. Au suivant. Vingt-quatre autres couveuses. Et au suivant. Il n'avait même pas la moindre idée de l'étendue de l'entreprise. Quelle était la véritable étendue du projet ? La France ? L'Europe ? Le monde ?

Denis s'approchait du point de rendez-vous. Il devait chasser ces pensées de sa tête s'il voulait faire bonne figure face à son premier porteur.

Il se raisonna. Il en savait bien assez. Quelle que soit la portée des opérations en cours, les conséquences seraient mondiales, tout simplement.

*

Dominique traversa la petite pinède en trottinant. Sous l'eau, il n'avait pas arrêté de penser à Judith. Pas un seul instant il ne s'était posé la question de savoir si oui ou non il lui fallait attendre vraiment six minutes, trois ou dix : il savait que sa femme ne lui ferait pas le moindre reproche. Il ne serait ni trop tôt, ni trop tard, il serait là, et elle lui dirait qu'elle aimait sa présence. Tout était si simple avec elle.

Lorsqu'il arriva sous le soleil de la terrasse, tout changea très vite.

Il y eut d'abord la subite impression d'une multitude de petites caresses sur sa peau, suivie immédiatement d'une impression de froid, totalement déplacée sous le soleil encore haut dans le ciel. Il y eut aussi un feulement continu et rageur, quelque chose comme une cascade, en plus solide, ou comme un énorme sablier. Cela venait de la chambre. En levant la tête, Dominique vit une multitude de petits points noirs et furieux aller et venir aux abords du toit.

Il poussa un juron tout bas, puis hurla :

— Judith !

Mais il savait déjà qu'il n'obtiendrait aucune réponse. Il se rua vers l'escalier, pensant vaguement qu'il était nu comme un ver, et que ce serait d'autant plus douloureux. Mais cette pensée s'effilocha derrière lui alors qu'il montait les marches quatre à quatre.

*

Milos s'était emparé de son ordinateur portable.

Ce n'était pas la première fois que Sabrina lui annonçait un changement de programme de dernière minute, mais l'idée même de manquer un repas libanais en sa compagnie le frustrait au plus haut point. Il s'était déjà habitué à recevoir nombre de messages d'elle en provenance d'autant de numéros de portable différents que les pays dans lesquels on l'envoyait. À chaque fois, elle disposait de coordonnées locales. Dans ce cas-ci, c'était un numéro suisse, ce qui se justifiait pleinement : le barrage qu'il avait pris pour cible était situé à la frontière franco-suisse, mais les deux centrales étaient sur le territoire helvétique.

Milos activa la connexion bluetooth de son téléphone. Sur l'écran de son ordinateur vint s'afficher l'historique des derniers échanges de SMS. Il porta d'abord son attention aux précédents textes qu'elle lui avait fait parvenir pour annoncer une mission urgente (quatre depuis qu'ils avaient fait connaissance). Il n'y avait là rien à redire : le contenu était comparable à chaque fois. Milos appréciait par ailleurs le fait qu'elle écrive sans sacrifier aux abréviations classiques tant répandues dans les SMS. Deux fois sur les quatre, son message avait été émis par le numéro portable qu'elle avait ensuite utilisé pour appeler Milos durant sa mission. Là non plus, a priori, rien de suspect.

Il y avait cependant plusieurs choses différentes dans cette dernière situation. La première était la plus évidente : Sabrina avait dû retourner au CILTI, ou à tout le moins avoir eu un contact avec quelqu'un. Car dans son premier message, elle annonçait « je suis sortie », et puis seulement elle parlait de sa mission-surprise... en émettant le message avec un portable dédié à sa mission. S'il avait été à sa place, il aurait émis un message bien plus tôt.

Mais il y avait plus suspect. Durant ses autres missions, Sabrina avait à chaque fois pris le soin de personnaliser sa boîte vocale : c'était sa propre voix qui disait « Je ne puis prendre votre appel, merci de me laisser un message et j'y donnerai suite dès que possible ». Dans ce cas-ci – il venait d'essayer de la joindre – le message était celui que l'opérateur téléphonique fournissait par défaut à ses abonnés.

Mais ce n'était pas une preuve. Une preuve de quoi d'ailleurs ? Que cherchait-il ? A combler sa frustration de ne pas déguster une bouteille de Château Kefraya sous le regard noir et pétillant de Sabrina ? Ou prouver qu'elle l'avait peut-être surveillé d'un peu trop près ?

Inutile de chercher plus loin. Sabrina le privait d'un bon moment, elle avait intérêt à lui avoir dit la vérité. Milos consulta le fichier « log » qui conservait les traces de l'activité de son ordinateur portable. Rien de suspect : à première vue, il n'avait pas été utilisé à son insu durant la nuit précédente, ni durant aucune des nuits où Sabrina et lui avaient dormi ensemble.

Il se souvenait de l'avoir sentie s'éloigner du lit à plusieurs reprises, en murmurant « je vais faire pipi », et à chaque fois elle était revenue immédiatement après. Il s'en souvenait d'autant mieux qu'à chacune de ses occasions, il l'avait attendue pour la voir revenir. Non pas pour la surveiller, mais pour le plaisir de voir le corps nu de Sabrina s'avancer vers lui, éclairé par la lune.

En revanche, il avait un souvenir moins précis des moments qu'ils passaient ensemble juste après avoir fait l'amour. Elle le prenait souvent dans ses bras, laissant sa main descendre sur les reins de son amant, comme pour goûter à l'apaisement de son corps. Il s'était maintes fois endormi sous la douce pression de cette main chaude, et au réveil, il l'avait retrouvée douchée, d'excellente humeur, et le cendrier prêt à déborder.

C'était d'ailleurs arrivé la nuit précédente.

Milos creusa immédiatement cette hypothèse. Il activa le gestionnaire de périphériques de son portable, et passa en revue les traces d'activité de chacun des composants grâce auxquels son portable pouvait communiquer avec d'autres appareils.

Communication sans fil : rien. Il avait désactivé son émetteur par précaution, et ne s'en servait que lors d'opérations de piratage. Port réseau : rien. Ports USB : rien. Port IEEE1394...

Quinze minutes d'activité, dès 03:52.

À ce moment, Milos dormait, et Sabrina prenait une douche. Disque dur : idem.

Milos n'eut même pas à entamer un petit exercice de calcul mental, car il savait déjà quel serait le résultat. Son port IEEE1394 était de la dernière génération, il pouvait supporter une vitesse de transfert de 3,2 Gigabit par seconde. En quinze minutes, le contenu intégral de son disque dur pouvait avoir été transféré sur n'importe quel périphérique compatible.

Morhange et Sabrina s'étaient bien foutus de lui.

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