Alvéoles (18)

Eric Descamps

Dominique s'enfonça dans le bourdonnement assourdissant de la chambre. Il y pénétra en marchant, sans faire le moindre geste brusque, et se dirigea vers le lit. Il sentit les premières piqûres sur le front, les épaules et le ventre, mais il ne se laissa pas perturber. La douleur était intense, mais son aspect irritant serait sous peu beaucoup plus difficile à supporter. Il s'accroupit auprès de Judith, inanimée, roula le couvre-lit autour d'elle, la souleva, et rebroussa aussitôt chemin.

Les insectes lui donnèrent la chasse jusqu'à la porte de la chambre, mais parurent se désintéresser de lui dès qu'il eut rejoint le rez-de-chaussée. Heureusement, car il lui faudrait vite retourner là-haut. À cette idée, Dominique sentit la douleur monter d'un cran. Il installa Judith dans le canapé et lui découvrit uniquement le visage. Elle commençait à éprouver des difficultés à respirer.

Grouille, Mimmo, grouille.

Il lâcha sans véritable espoir d'être entendu :

— Je reviens.

Le beauty-case. C'est là que se trouvaient les seringues. Il remonta les marches rapidement en frottant ses avant-bras endoloris.

L'essaim semblait s'être à nouveau concentré dans la salle de bains. Il y eut bien quelques téméraires pour se jeter sur Dominique, ce qui ajouta à sa souffrance et en même temps l'obligea à se maîtriser encore. Il ferma la porte, se saisit de la valisette et l'ouvrit.

Solu-Medrol.

Il pouvait parer au plus pressé. Il lui injecterait une première dose en intra-musculaire, puis il appellerait un médecin.

En rejoignant sa femme, Dominique se dit qu'ils avaient péché par insouciance. Non pas qu'ils aient eu tort d'ignorer l'étrange bruit émis par l'essaim au moment où ils étaient encore près de la piscine, car ni l'un ni l'autre n'avait deviné ce qui se passait. Mais Judith lui avait déjà parlé de ses allergies, et du fait qu'elle ne voyageait jamais sans son « petit matériel d'urgence ». Elle lui avait montré l'essentiel : produits, matériel, mode d'emploi. Elle lui avait dit ce qu'il fallait faire, et comment le faire, mais le problème, c'était que Dominique n'avait pas retenu tous les détails à propos du combien. Pourvu que Judith reprenne conscience assez vite pour le lui dire.

Il s'installa près d'elle, emplit la seringue.

— Judith ? Je vais te retourner. Je vais te piquer dans la fesse. Ça va aller, ma chérie.

Dominique libéra sa femme du couvre-lit, faisant s'envoler quelques insectes, qui heureusement, s'abstinrent de l'attaquer. Il chargea une seringue de taille moyenne, fit glisser Judith sur le ventre, et injecta le produit.

Au premier étage, le bourdonnement rageur de l'essaim s'était calmé, mais il semblait s'être installé dans la tête de Dominique, car il lui était de plus en plus difficile d'entendre Judith respirer. Il patienta plusieurs minutes tout en observant la poitrine de sa femme se soulever avec régularité, mais avec bien trop peu d'ampleur.

Son visage s'était déformé sous l'effet des piqûres. La douleur avait été si violente qu'elle s'était griffée sur les tempes, les joues, sur le cou. Sa gorge commençait à gonfler. Dominique s'empara de son portable et composa le 112.

Pas de réseau.

Il aurait dû s'en souvenir. Parfois, il était possible de capter un signal près de la piscine, mais dans la maison ou sur la terrasse, rien. Remonter jusque là, en de telles circonstances, c'était comme partir au bout du monde.

— Je vais appeler un médecin. Je suis de retour dans un instant.

Dominique se dirigea vers le téléphone fixe dans le hall d'entrée et consulta le petit répertoire posé juste en-dessous. Il loua la répulsion qu'éprouvait son ami pour les gadgets électroniques, car en moins de dix secondes il trouva à la lettre « D » : Docteur G. Ferrier. Il répondit tout de suite. Dominique se présenta, cita le nom de son ami propriétaire de la bastide, et résuma la situation. Le médecin s'étonna :

— Des abeilles ?

— Un essaim qui venait de s'installer dans la salle de bains. J'avais laissé les fenêtres grandes ouvertes.

— C'est curieux. En cette saison elles n'ont aucune raison d'être agressives.

— Peu importe, Docteur. Le fait est là, et Judith est allergique.

— Elle est consciente ?

— Non. Si elle était consciente, je ne vous aurais pas appelé. Elle est médecin, comme vous.

— Elle présente des gonflements ?

— Au visage et à la gorge. Pour le reste, je n'ai pas eu le temps de voir. Elle s'est protégée avec le couvre-lit, elle est encore enroulée dedans.

— Quelle quantité de Solu-Medrol avez-vous injectée ?

— 5 ml, mais je n'ai pas vu la concentration. Enfin, si, peut-être, mais je ne l'ai pas retenu.

— Avez-vous vu une canule de Guedel ?

— Je ne sais pas, ça ressemble à quoi ?

— À un tube coudé, de deux centimètres de section, un peu comme une virgule.

— Et ?

— Monsieur Mastrochristino, il y a quelque chose que notre ami commun ne vous a pas expliqué. Je suis son médecin depuis bien longtemps, certes, mais je n'habite pas la porte à côté. Au mieux, je peux être là dans trois quarts d'heure.

— Et qu'est-ce que je dois faire en attendant ?

— Vous devez trouver cette canule et la lui placer.

— Où ?

— Au fond de la gorge.

— Mais jamais elle ne m'a montré cela, ni comment la placer !

— Je vais vous expliquer. C'est plus facile à faire qu'on le croit.

Dominique regarda sa femme à quelques mètres de lui. Il sentit soudain l'irrésistible besoin de se rapprocher d'elle. Il dit :

— Je vais chercher la canule. Ne quittez pas. Si je la trouve vous m'expliquerez.

— Non. Raccrochez. Je me mets en route et je vous rappelle depuis ma voiture dans deux minutes.

— Et si je ne trouve pas de canule ?

— Dans ce cas, je vous conseille de mettre la main sur un scalpel ou un cutter.

*

Assis dans sa voiture, Morhange commençait à trouver le temps long. Il était sorti du Centre après une salve de réunions qui l'avaient mis de très mauvaise humeur, et attendait deux appels téléphoniques qui n'arrivaient pas. Le mobile sur lequel ils devaient aboutir n'avait jamais quitté sa voiture depuis qu'on le lui avait confié, et Morhange souhaitait que cela continue. Personne, ni au niveau professionnel, ni au niveau privé, ne connaissait l'existence de cet appareil, ni l'usage que Morhange en faisait.

L'impatience grandissante qu'éprouvait Morhange avait maille à partir avec sa volonté de ne pas appeler les deux hommes qui s'étaient emparés de la caméra. Il ne voulait pas leur laisser croire qu'il perdait son self-contrôle. Et, plus il y pensait, plus il était persuadé que l'homme qu'il avait eu en ligne lui avait dit exprès « que le point était réglé » à propos de Sabrina, sans rien préciser d'autre. Ceci signifiait deux choses. L'une était que Morhange n'avait pas à être informé des « détails » de cette opération. Il avait facilité le vol de l'image informatique du disque dur de Milos, et c'était tout. L'autre était plus cynique, et signifiait qu'aux yeux des deux hommes, seul comptait le contenu de la caméra. La vie de la jeune femme ne signifiait rien.

Morhange ne pouvait passer le deuxième coup de fil non plus, pour la bonne et simple raison qu'il ne connaissait pas le numéro à composer. Il y avait bien une touche préprogrammée sur son appareil portable, laquelle correspondait à une messagerie vocale. S'il souhaitait être mis en contact avec son commanditaire, il devait y laisser un message, et il recevait en retour une notification précisant l'heure à laquelle il serait rappelé. Cela pouvait être n'importe quand. Morhange soupçonnait d'ailleurs son interlocuteur d'être souvent en déplacement à l'autre bout de la terre, car même au beau milieu de la nuit, celui-ci lui semblait parfaitement éveillé.

La première des réunions avait été relativement simple à mener. Il s'agissait de faire la synthèse de l'opération menée contre le barrage d'Emosson. D'un point de vue purement technique, c'était un succès puisque, apparemment, aucune tentative menée par les autorités suisses pour trouver l'origine de l'intrusion n'avait abouti. Pour ce qui concernait l'exploitation des données enregistrées par les « renifleurs », la moisson avait été excellente. Tous les éléments convergeaient pour attester de la curiosité suspecte de la Chine dans les quelques minutes qui avaient suivi l'incident. Les ministères des affaires étrangères de chaque état de l'Alliance allaient pouvoir recevoir un rapport détaillé de leurs observations, lequel préciserait bien entendu qu'en aucun cas, ni le Centre, ni l'OTAN n'avaient la moindre responsabilité dans ce qui avait pu se passer au barrage.

C'est ensuite que les choses s'étaient envenimées. La seconde réunion avait eu pour objet l'intégration de Milos au sein du CILTI : elle avait rassemblé Sheppard et Wilson. Morhange avait commencé par écouter les arguments de ses subordonnés, et avait été très surpris par leur volonté commune d'accueillir sans délai le pirate parmi les troupes du Centre. C'est Sheppard qui avait commencé :

— J'ignore si je pourrai bosser avec ce type sans qu'il ne me fasse sortir de mes gonds. J'ai d'ailleurs été terriblement vexé lors de notre première réunion. Il s'est ouvertement moqué de nous, et de moi en particulier. Mais il faut se rendre à l'évidence : mieux vaut l'avoir avec nous que contre nous.

Morhange lui avait à peine laissé le temps de terminer :

— Il s'est moqué de nous après avoir réussi à pénétrer nos propres systèmes. Nous lui avons fourni toutes les raisons de railler.

Wilson était venu au secours du directeur de l'infrastructure :

— Milos a pu créer une machine virtuelle sur l'un de nos serveurs, monsieur, c'est un fait. Et il n'y a pas de raison d'en être fier. Mais vous le savez comme nous. Ils sont des milliers à tenter de pénétrer autant de systèmes partout dans le monde. Milos a juste été plus créatif que les autres.

— C'est bien ce qui m'insupporte, avait lancé Morhange d'un ton sec. Nous devrions être protégés contre toutes les intrusions. Qu'elles soient tentées par des kamikazes ou des contorsionnistes, je m'en contrefiche.

Sheppard avait tenté à nouveau sa chance, probablement pour remercier son collègue de minimiser sa responsabilité :

— Monsieur, vous savez bien que le risque zéro n'existe pas. Il faut l'évaluer et prendre les contre-mesures...

— Sheppard, je vous serais reconnaissant de ne pas m'abreuver de lieux communs. Vous vous croyez où ? Dans la société de consultants d'où vous venez ? Do as I say, don't do as I do1, c'est bien joli mais cela ne vous protège pas des vrais risques. La preuve en est faite. Milos a dû se marrer en voyant vos têtes.

— C'est bien pour cela, avait repris Wilson, qu'il vaut mieux avoir Milos de notre côté.

Morhange s'était levé puis avait posé ses deux mains sur la table de réunion. Il avait poursuivi, très bas, en regardant Wilson dans les yeux :

— Bien entendu. Et à chaque fois qu'un pirate réussira à pénétrer nos systèmes, nous procéderons à son recrutement. Vous êtes sérieux, Wilson ? C'est bien cela que vous me conseillez de faire ?

Sheppard avait enchaîné, visiblement énervé :

— Non, monsieur. Mais c'est le meilleur moyen d'exploiter « la chute des dominos » à court terme.

— Évidemment ! Vous croyez qu'il va nous la livrer comme ça ? Et qu'il ne se réservera pas le privilège de revendre cette technologie ailleurs, à sa guise ? J'espère que vous avez mieux à me proposer.

— Milos veut rentrer dans la légalité, monsieur. C'est sa seule motivation. Il fera des concessions pour cela. Je crois que nous pourrons compter sur lui, si nous lui donnons quelques garanties.

— Vous faites dans les ressources humaines, maintenant, Sheppard ? Milos veut peut-être se refaire une virginité avec notre aide, mais rien ne nous permet de croire qu'il n'est pas en pourparlers avec d'autres. Mettez-vous à sa place un instant. Miseriez-vous toutes vos chances sur un seul cheval ?

Wilson avait compris qu'il était inutile d'insister en ce sens et avait changé d'angle :

— Quelle est votre proposition, monsieur ?

Morhange s'était rassis et avait avancé ses pions.

— Nous devons disposer de la technologie de Milos. L'étudier. Nous rendre capables de l'exploiter à notre guise, et de juger de l'opportunité d'une collaboration pour ce que l'homme représente, et non pour le « deal » qu'il nous propose. Nous devons lui prendre la « chute des dominos ». Sabrina s'y emploie et y parviendra certainement très vite. D'autre part, si nous le forçons à patienter avant que nous ne lui ouvrions nos portes, nous pourrons juger à son attitude s'il est vraiment prêt à nous rejoindre ou non. Je compte bien multiplier les occasions d'user de sa technologie, avec son accord et sa participation, sans avoir à l'engager au sein de nos troupes. Cela nous laissera tout le temps d'analyser la réelle valeur ajoutée que représenterait son recrutement.

— Monsieur, avait dit Sheppard, si le lien entre l'incident d'Émosson et le Centre est établi, il vaut mieux que cette technologie ne soit pas dans nos mains.

— Ni son inventeur, avait rétorqué Morhange, satisfait d'avoir piégé son directeur de l'infrastructure. Raison de plus pour éviter qu'il soit parmi nous le cas échéant.

— Et comment pouvons-nous être sûrs que Sabrina arrivera à ses fins ?

— À ma connaissance, messieurs, depuis qu'elle est à notre service, Sabrina n'a jamais échoué.

Ses deux contradicteurs n'avaient pas répliqué. Morhange avait ensuite conclu :

— Officiellement, Sabrina est en mission de surveillance car nous soupçonnons Milos d'être à l'origine de l'incident d'Émosson, et nous savons qu'il est à Bruxelles. C'est tout ce dont nous avons besoin pour l'instant.

Morhange s'était levé, signifiant à ses deux acolytes que la réunion était terminée. Wilson était resté assis.

— Vous avez un problème, Wilson ?

— Oui, monsieur.

— Vous avez une minute pour me l'exposer.

— Je n'aurai pas besoin d'autant de temps. Je suis responsable des opérations spéciales, et c'est à moi qu'il revient de décider de leur modus operandi. J'ai accepté que l'on teste l'efficacité de la « chute des dominos » dans des conditions réelles en laissant Milos lancer l'attaque sur la centrale de La Bâtiaz. Le test est concluant et je ne compte pas en refaire d'autre. Pour moi, la « chute des dominos » entre parfaitement dans notre stratégie. En revanche, en sous-traitant cette attaque à une ressource qui ne fait pas partie du Centre, nous avons pris des risques. Je m'oppose à ce que l'on renouvelle un pareil essai.

Avant que Morhange eut le temps de répliquer, Wilson avait ajouté :

— À moins bien entendu que l'ordre nous vienne de plus haut.

Morhange avait explosé :

— Allez pleurer chez vos amis à l'OTAN si ça vous chante ! Vous trouverez certainement une bonne oreille au sein de la clique de planqués qui vous entoure. Vous ne voulez pas confier à Milos d'autre mise à l'épreuve ? D'accord. Mais moi je refuse de l'engager. Reste une seule solution. J'espère pour vous que Sabrina ne rentrera pas bredouille. Sinon, la « chute des dominos » nous passera sous le nez.

Morhange entendait encore sa propre voix mettre un point final à la conversation. Wilson avait en effet beaucoup d'amis bien placés à l'OTAN, ce qui lui avait été d'une aide précieuse lorsqu'il avait entendu parler de la création du Centre. Il disposait de toutes les compétences nécessaires à l'exercice des fonctions de Morhange, mais malheureusement pour lui, il avait été convenu en haut lieu – et bien à l'avance – que la direction du Centre serait attribuée à un Français.

Dans quelques jours tout ceci n'aura plus de raison d'être, s'entendit murmurer Morhange juste avant que le téléphone ne sonne.

1Faites ce que je dis, pas ce que je fais

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