Alvéoles (19)
Eric Descamps
Milos s'était rapidement calmé.
Il se connaissait très bien. Il s'était couché, et avait d'abord laissé ses pensées partir dans tous les sens. La rage d'avoir été doublé techniquement s'était disputée avec la frustration d'avoir été méprisé par le Centre. Sa vie de pirate l'avait bien entendu exposé à nombre de déconvenues, mais c'était la première fois qu'un enjeu personnel y était lié. Il ne quitterait pas la clandestinité de si tôt.
Très vite, Milos était passé au plus urgent. Était-il en danger ? Probablement pas dans l'immédiat. Mais si le Centre éprouvait des difficultés à faire fonctionner le fruit de ses travaux, cela pourrait rapidement changer. Une visite musclée à son domicile serait très certainement le meilleur moyen d'obtenir les pièces manquantes.
Bien entendu, toutes les sources permettant le fonctionnement de la « chute des dominos » ne se trouvaient pas sur son ordinateur portable. Milos avait fait en sorte que certaines parties de son logiciel soient téléchargées à partir de sources laissées sur l'une ou l'autre des machines virtuelles dont il avait le contrôle. Pour garantir que lui seul puisse utiliser ces parties de code, certaines des adresses des serveurs étaient codées sur sa machine, d'autres étaient introduites manuellement, au moment même où il procédait à une opération de piratage. Le problème, c'est qu'il pouvait toujours rester une trace de ces adresses quelque part sur son disque, fût-elle cachée et cryptée. Avec du temps, le Centre finirait par avoir raison de toutes ces protections.
Pendant longtemps Milos s'était montré bien plus rapide que d'autres pirates : non seulement dans ses actes de pénétration de systèmes ultra-protégés – tels que le « power grid1 » nord-américain – mais aussi par sa capacité à maîtriser les technologies les plus avancées, parfois même avant qu'elles ne sortent officiellement des laboratoires de la Silicon Valley. Mais dans la situation présente, il savait qu'il ne tirerait aucun avantage de cette vélocité. On l'attendait déjà au tournant. À tous les tournants, en fait.
Milos avait pensé à tout cela en nettoyant son petit appartement. C'est ce qu'il faisait habituellement pour calmer ses nerfs. Pour la première fois, il avait astiqué chaque pièce à deux reprises. Il se coucha à nouveau et plongea dans un demi-sommeil. Milos appelait cela « la sieste qui cherche ». Bien souvent, alors qu'il était bloqué dans la recherche d'un bug caché parmi les milliers de lignes de code d'un de ses programmes, il laissait son cerveau travailler en roue libre durant la sieste, et se réveillait avec la solution, ou du moins une bonne indication de l'endroit où il lui fallait chercher.
Si le Centre avait volé une copie de son disque dur, il y avait fort à parier que tous les « renifleurs », après avoir observé les remous suite à l'opération sur le barrage, tenteraient entre autres choses de détecter le moindre de ses mouvements à lui. Inutile de donner l'éveil. Ceci excluait notamment de vérifier le statut de ses machines virtuelles. Le Centre avait très certainement téléchargé les pièces manquantes de la « chute des dominos ». Tenter d'accéder à ces machines ne lui aurait de toute façon rien appris.
De plus, Milos savait bien que chaque machine virtuelle qu'il avait créée pouvait disparaître du jour au lendemain. Il suffisait pour cela qu'un responsable d'une salle des machines se rende compte de son existence suspecte, et la supprime purement et simplement. Pour réduire ce risque, Milos avait joué sur le nombre : il avait copié chaque morceau de programme constituant une pièce de son puzzle sur des dizaines de machines virtuelles différentes. Milos n'avait qu'à vérifier régulièrement que celles-ci étaient toujours accessibles. Ainsi, à chaque fois qu'il s'apprêtait à pirater un système, Milos prenait en toute quiétude le temps d'assembler son arme avant de tirer.
La « chute des dominos » devait donc être considérée comme désormais aux mains du Centre, mais il n'y avait pas là de quoi craindre le pire. D'une part, Milos pouvait encore l'utiliser à tout moment. Il lui suffirait pour cela de tisser une nouvelle toile de machines virtuelles. D'autre part, le Centre ne pouvait pas utiliser cette arme contre lui, ni l'empêcher de la vendre à d'autres organismes susceptibles de lui offrir un retour à la légalité.
Il avait juste perdu son temps avec Morhange et Sabrina, voilà tout.
L'image de la jeune femme vint brouiller le mode « roue libre » de ses pensées. Milos aurait dû se méfier. Il l'avait bien trop rapidement rangée dans son rôle de surveillante-amante inoffensive. Mais la beauté sauvage de la jeune femme avait engourdi sa paranoïa naturelle de pirate. À tel point qu'il n'arrivait pas vraiment à lui en vouloir.
Elle avait fait son métier. Lui, avait baissé sa garde.
Tout cela parce Sabrina était une femme fascinante. Tout cela parce qu'elle ne fermait jamais les yeux en faisant l'amour, et que ses prunelles noires exerçaient un pouvoir hypnotique sur Milos tandis que son ventre agissait avec maestria. Tout cela parce qu'il y avait dans son regard autant de volonté et de désir lorsqu'elle se déchaînait que de reconnaissance et d'apaisement lorsque le calme revenait. Tout cela parce que Sabrina était irrésistible.
Milos se demanda combien d'hommes, soumis à une telle vague de sensualité, avaient commis la même erreur que lui.
Beaucoup, probablement.
*
Franz Kettenmeyer s'éveillait, confortablement installé dans le siège en cuir de son Falcon. Le whisky lui avait fait supporter le décollage, et contrairement aux vols précédents, il avait aussi contribué à le mettre d'excellente humeur. Son assistante lui proposa un thé, qu'il accepta, et lui tendit un dossier en annonçant son contenu.
— Le message de Bruxelles, monsieur.
— Merci. Combien de temps avant le rappel ?
— Environ une demi-heure. Il sera 17:55, heure locale.
— Parfait.
L'assistante s'éloigna. Kettenmeyer se demanda avec lequel de ses deux frères elle avait dû coucher pour qu'ils la lui recommandent si chaudement. Peut-être les deux, peu importe. Il ouvrit le dossier.
Vous devriez disposer dans les prochaines 48 heures de la technologie demandée. Je vous confirmerai ceci de vive voix lors de notre prochain entretien.
C'était tout. Le message était imprimé au beau milieu d'une feuille de format A4 à en-tête de MeyerLintz. Le même logo orangé figurait sur le fuselage du Falcon. Kettenmeyer pensa fugitivement que la température des deux logos devait différer de quelque 60 degrés, alors que moins d'un mètre les séparaient. Ses vieux réflexes de scientifique revenaient à la charge moins souvent que dans sa jeunesse, mais il ne savait pas vraiment s'il devait ou non s'en trouver attristé.
Il était temps pour lui de planifier la suite des opérations. Il faudrait bien un mois pour tout organiser, mais un premier essai pourrait probablement être tenté dans les prochains jours. La première cible était toute choisie. Il n'y aurait pas la moindre victime, mais l'attentat – car c'en serait un – ferait paniquer bien du monde. Les titres seraient aussi gros que ceux du 11 septembre 2001, la mort en moins. Et lorsque tout le monde – citoyens, entreprises et gouvernements – serait au niveau d'alerte maximum, un grand coup serait frappé. Un seul. Après lequel une bonne partie du monde serait obligé de modifier fondamentalement son fonctionnement.
*
Faustine écoutait avec une angoisse croissante le rythme cardiaque de son mari. Après de longues heures passées à compléter les analyses – lesquelles étaient assez rassurantes, car elles démontraient que la lutte contre le virus H1N1 battait son plein – Daniel s'était vu transférer aux soins intensifs, où on l'avait équipé pour prévenir tout problème cardiaque.
La procédure était pour le moins inhabituelle : il était rare que l'on atterrisse dans ce service de manière préventive. De plus, rien ne permettait de déterminer avec certitude si Daniel allait ou non présenter les mêmes symptômes que l'infortuné patient de Montpellier. Les deux manifestations n'étaient probablement pas liées. Mais a priori la cécité et la grippe ne l'étaient pas plus.
Depuis dix minutes, hélas, tout le monde dans la petite chambre pensait le contraire.
Le cœur de Daniel, dont la cadence au repos était aux alentours de 60 pulsations à la minute, avait progressivement accéléré. Il battait maintenant à 115 pulsations à la minute. Le tensiomètre, lui, restait stable, à 11/7.
— Essayez de vous détendre, monsieur, dit le cardiologue à son chevet.
— Je suis détendu, vous savez. Je sens que mon cœur cogne fort et vite, mais je ne panique pas.
— C'est bien. Il y a dans votre perfusion de quoi contrôler tout emballement.
— Il n'empêche...
— Oui ?
— Il n'empêche que je ne comprends pas ce qui se passe.
— À vrai dire, monsieur, nous non plus. Vos analyses n'ont tout simplement rien révélé qui puisse nous aider.
Daniel ferma les yeux et respira profondément.
— Chérie ?
Faustine s'approcha et lui prit la main.
— Je suis là.
— J'ai une sale tête ?
— J'ai déjà vu mieux. Mais elle est moins effrayante que celle que j'ai découverte hier soir.
— Valérie va bien ?
— Tout est stable. Elle dort la plupart du temps.
Le rythme cardiaque augmenta encore. Faustine demanda :
— Tu t'inquiètes pour elle ?
— Oui. Je me sens coupable.
— Tu n'as rien à te reprocher, Daniel.
— Si. J'aurais dû prendre des précautions. Je suis sûr que c'est ce type qui m'a refilé cette saloperie. Et je n'ai même pas pensé à me laver les mains avant de m'occuper de notre poupée, de lui préparer son repas, lui donner le bain, et tout le toutim.
— N'y pense pas. Ce n'est pas de ta faute.
— Vous avez dit, intervint le médecin, que cette personne vous paraissait en bonne santé ?
— Oui. Mais il avait les mains moites. La première fois que je l'ai vu, et la deuxième aussi.
— Il sera difficile d'établir que c'est vraiment cette personne qui vous a transmis le virus, dit le médecin en modifiant le réglage du goutte-à-goutte. Pour l'instant c'est votre cœur qui est au centre de nos préoccupations. Ressentez-vous quelque chose de particulier ?
— Cela cogne, exactement comme si je faisais un jogging.
— Je viens de faire le nécessaire pour calmer le jeu. Vous devriez vous sentir mieux dans un instant.
— J'ai mal à la tête, à nouveau.
— Nous devons attendre avant de soulager votre douleur. Nous devons nous concentrer sur votre cœur. Désolé.
Le rythme cardiaque de Daniel commença à ralentir. Faustine poussa un soupir et serra la main de son homme.
— Ma température remonte ? demanda-t-il.
— Vous êtes stable à 38.5°C, répondit le médecin. Et votre cœur se calme. Vous vous sentez mieux ?
— Un peu. Je peux vous poser une question ?
— Je vous en prie.
— Je présente exactement les mêmes symptômes que le type de Montpellier ? Je veux dire : température, cécité, rythme cardiaque... C'est exactement le même scénario ?
— En effet. Ce sont les informations qui nous ont été transmises. Seulement, à Montpellier, ils n'ont pas vu arriver le problème cardiaque. Il est probable que le patient n'ait pas exprimé immédiatement ce qu'il ressentait. L'augmentation du rythme cardiaque a précédé l'arythmie, et la crise. Avec vous, nous avons pu anticiper.
Le médecin regarda l'écran de contrôle avec satisfaction avant de poursuivre :
— Vous en êtes à 95 pulsations par minute. C'est déjà bien mieux. Nous allons continuer à surveiller cela.
— Au fond, intervint Faustine, vous ne nous avez pas dit si le patient de Montpellier était vivant ?
— Mon confrère ne vous l'a pas dit ?
— Non.
— Il a pris un taxi pour rentrer chez lui. C'est en arrivant à son domicile qu'il a eu le malaise. Le taxi a fait demi-tour mais il est décédé en arrivant aux urgences.
Le cardiologue se concentra à nouveau sur les paramètres de Daniel en laissant un silence épais s'installer dans la pièce. Faustine le brisa quelques secondes plus tard. Elle semblait sortir d'une longue prière.
— On n'est pas sortis de l'auberge.
— N'ayez crainte, madame. Vous êtes à l'hôpital, pas à la porte de chez vous.
— Vous ne comprenez pas, docteur. Mon mari a d'abord eu de la fièvre, ensuite il est devenu aveugle, mais cela s'est arrangé. Maintenant il faut réguler son rythme cardiaque.
— Oui, dit le médecin avec une pointe d'irritation, mais comme vous pouvez le constater, nous maîtrisons cela.
— Ce n'est pas de cela que je vous parle, docteur. Le patient de Montpellier est mort.
— Parce que qu'il n'est pas revenu à temps à l'hôpital. Ici...
— Rien ne nous dit qu'un nouveau truc ne va pas nous tomber dessus demain, ou plus tard. C'est cela que je veux dire : rien ne dit que c'est fini.
Le médecin hésita. Faustine comprit qu'il n'avait pas pensé à cette éventualité. Un vague malaise remonta de son souvenir, où, dans le même hôpital, elle avait mis Valérie au monde : chaque chambre lui était apparue comme un petit monde isolé et indépendant, où l'on n'envisageait qu'un seul problème à la fois.
La voix du médecin la ramena sur terre.
— D'un point de vue purement logique, vous avez raison.
Mais Faustine n'entendit qu'à moitié ce qu'il dit. Son mari venait de lui serrer la main, d'un seul coup, très fort. Il avait les yeux révulsés.
Juste avant que le signal sonore ne vint vriller les oreilles, de Faustine, elle regarda l'écran de contrôle. Le rythme cardiaque de Daniel venait de tomber à zéro.
1Réseau de production et de distribution d'énergie électrique couvrant les États-Unis et le Canada
Alvéoles est disponible en texte intégral ici...