Alvéoles (21)
Eric Descamps
Milos s'était levé. Il tournait lentement autour des six caisses vides de Château Pavie 1989 qui, placées en rang comme des écolières au milieu de son appartement, faisaient office de table de salon. Il les avait appelées ses « pionnières » : le premier acte de piratage qui portait vraiment sa signature. Dès le début de sa vie d'étudiant, il s'était essayé aux fraudes en tout genre : détournements de moyens de paiement, fausses commandes auprès de sites marchands, pénétration de systèmes de gestion de titres. Mais très rapidement il s'était détourné de ce type d'agression. Donner l'assaut aux bases de données les mieux protégées constituait la meilleure manière de se faire arrêter. De plus, s'attaquer à une entreprise – ou un particulier – pour lui voler quelque secret ou richesse était souvent une entreprise très peu rentable.
En revanche, Milos éprouvait un malin plaisir à observer la vie de certains secteurs d'activité, leur processus, ce qui faisait que certaines sociétés se montraient plus ou moins performantes que les autres. L'étude minutieuse d'un secteur pouvait se révéler passionnante, beaucoup moins risquée, et très lucrative dès lors qu'une faiblesse pouvait y être exploitée. C'est ainsi que Milos avait mis sous sa cyber-loupe un site web de vente de vins en ligne. La société venait d'être cédée au leader européen de la distribution de produits de luxe, mais son fonctionnement n'avait pas encore été harmonisé avec les processus bien maîtrisés de son acquéreur. Depuis des années, nombre de grands crus étaient distribués partout dans le monde, mais leur acheminement était assuré par une société de transport dont Milos avait réussi à pénétrer les bases de données sans grande difficulté. En l'espace de quelques secondes, six caisses de grand cru avaient été déviées de leur destination initiale et pour se retrouver à un point de dépôt (une station-service non loin de la frontière germano-belge) où elles avaient été récupérées par la petite amie de Milos. À peine le produit réceptionné, le pirate avait à nouveau modifié l'adresse de destination des précieuses bouteilles. Les coordonnées de leur acheteur initial étaient de retour dans la base de données du transporteur.
Milos et sa petite amie avaient bu et fait l'amour trois jours durant.
Et voici qu'à son tour il s'était fait voler, presque de la même manière. Ni vu ni connu ? Pas du tout. Il connaissait le nom de sa pirate. Sabrina. Juste le nom, en fait, car à changer de téléphone portable et de lieu de mission à longueur de temps – jamais il n'était allé chez elle, comment avait-il négligé ce détail ? – Sabrina semblait avoir œuvré à chaque instant pour s'offrir une porte de sortie au moment où elle le souhaiterait.
Exactement comme lui-même avait conçu sa « chute des dominos ». Et c'était justement le modus operandi utilisé pour lui dérober son invention qui posait problème.
Il avait eu beau retourner les hypothèses dans tous les sens, quelque chose ne collait pas du tout dans cette histoire. Si le Centre voulait disposer de la « chute des dominos », pourquoi Sabrina ne lui avait-elle pas tout simplement volé son portable ? C'était une femme intelligente. Jamais elle n'aurait pu s'imaginer pouvoir copier le contenu de son disque sans que, tôt ou tard, Milos s'en aperçoive. Et en lui envoyant des messages contradictoires ce matin, elle n'avait rien fait d'autre que lui mettre la puce à l'oreille. Qu'elle ait l'intention ou non de revenir vers lui – pour quoi faire d'ailleurs ? Lui glisser un couteau sous la gorge, histoire de lui arracher un mot de passe ou une adresse électronique ? – son attitude n'avait rien de cohérent.
Et cela ne cadrait pas avec ce qu'il avait perçu d'elle.
Les yeux dans le vide, Milos échafauda encore quelques hypothèses. Sabrina avait peut-être doublé Morhange et le Centre. Ou bien ils servaient tous deux leurs intérêts personnels. Ou des intérêts contradictoires. Au jeu du « qui baise qui », toutes les options restaient ouvertes. Sauf qu'aucun scénario ne lui permettait d'expliquer pourquoi il était toujours en possession de son portable.
Milos regarda sa table de salon improvisée.
Une des caisses portait encore sur le côté le code-barre qui avait permis à sa petite amie de récupérer la marchandise.
C'est à ce moment qu'il comprit.
Que Milos s'aperçoive ou non du vol de « la chute des dominos » était tout à fait secondaire.
Il se leva et se prépara à quitter son appartement, où il ne reviendrait plus. Ce n'était jamais que la vingt et unième fois depuis le début de sa carrière de pirate, mais cette fois-ci, il n'aurait pas le temps de prendre ses caisses avec lui. Ni même quelques vêtements, et surtout pas son portable. On devait l'observer depuis l'instant où Sabrina avait mis le pied en-dehors de son lit ce matin-même, et peut-être même depuis bien plus longtemps.
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