Alvéoles (25)
Eric Descamps
Au moment où son corps s'était mis à s'agiter avec frénésie, Judith avait entendu de nombreuses voix. Elle avait senti tous ses muscles se révolter contre le venin, en même temps qu'une évidence s'imposait à son cerveau en pagaille : malgré sa violente réaction, elle n'allait pas reprendre conscience. Pourtant elle entendait la voix de Dominique. Elle percevait son inquiétude, jusque dans chacune de ses intonations. Mais Judith n'était plus aux commandes. Elle ne pouvait rien dire, ne pouvait rien faire. Les fils de communication entre son mari et elle – et Dieu sait qu'ils étaient nombreux – avaient été arrachés d'un seul coup.
Une colère noire vint amplifier les désaccords de ses membres, et dans un long râle désespérément muet, Judith faillit tomber de la table.
La jeune femme se sentit très rapidement maîtrisée par un nombre indéfinissable de mains. Mais malgré les appels au calme combinés à ses propres pensées, elle sentit son système nerveux envoyer une giclée d'adrénaline aux quatre coins de son corps. Son genou heurta avec violence un visage, dont elle sentit avant même qu'il ne pousse un cri que c'était celui de Mimmo. La colère débridée qui l'animait jusqu'alors se figea dans ses veines, clouant tout son corps dans une immobilité boueuse et glacée.
*
Milos enrageait. Ce n'était pas tant la fuite qui lui posait problème – il en avait vu d'autres, dans bien des pays – mais l'idée de retourner à sa vie de cyber-maquisard ne lui plaisait pas du tout.
Il avait préparé le strict nécessaire. Sur son iPod ne figurait qu'une dizaine de chansons, mais dans un répertoire invisible pour un utilisateur ordinaire, se trouvait la copie conforme du disque de son ordinateur portable. Avant de partir, il avait procédé méthodiquement à la destruction de tout ce qui pourrait le compromettre. Milos était allergique à l'idée de conserver le moindre papier. Tout ce qui le concernait en tant que citoyen et habitant – factures, notes, extraits de comptes bancaires, jusqu'à sa (fausse) déclaration fiscale – tout était scanné et sauvegardé sur son ordinateur. Pour Milos, « faire le ménage » s'était limité à mettre la pagaille sur son disque dur. Inutile de tenter de l'effacer : le Centre était déjà en possession de l'essentiel. Milos avait lancé à tout hasard une routine écrite par ses soins : si pour une raison ou une autre la police s'emparait de sa machine, elle y trouverait quelque chose d'incompréhensible : non seulement toutes les données y étaient cryptées, mais chaque bloc de données au sein du système de fichier était désormais relié à un autre bloc pris au hasard sur la surface de son disque. C'était un peu comme si Milos avait pris le contenu de la Bible, et avait tout mélangé : versets, phrases, mots, jusqu'à chaque lettre. En moins de dix minutes, le contenu bien ordonné de son portable s'était retrouvé sans dessus dessous.
Il avait ensuite tenté d'occuper les deux hommes qui observaient son appartement depuis leur Opel Vectra bleu foncé et bien lavée, qui contrastait avec le patchwork de véhicules en mauvais état qui coloraient le quartier. Saisissant son téléphone portable muni d'une carte pré-payée, il composa quelques numéros sauvegardés quelques semaines auparavant.
Quelques minutes plus tard, quatre livreurs s'approchèrent du véhicule. Pizza, durums, mezze, coucous. Commande pour deux personnes, dans le véhicule immatriculé 854HYZ juste en face de la rue de Bulgarie, numéro 75. Avec un peu de chance, la police suivrait très rapidement. Milos observa les deux hommes. Comme il le redoutait, c'étaient des professionnels. Au lieu de tenter d'éconduire les livreurs et de prendre la fuite – ce qui leur aurait fait perdre sa trace – ils se partagèrent rapidement le travail : l'un paya les livreurs tandis que l'autre se dirigea immédiatement vers l'entrée de son immeuble.
Milos descendit les escaliers quatre à quatre jusqu'à l'appartement de sa voisine du dessous. Il relevait son courrier et nourrissait ses quelque six cent poissons, répartis dans huit aquariums, lorsqu'elle rendait visite à sa sœur à la côte belge. Il ferma la porte derrière lui et attendit, le cœur battant. Moins d'une minute plus tard, il entendit des pas empressés monter les escaliers, puis s'arrêter juste au-dessus de lui. Milos se rendit compte qu'il tentait de contenir sa respiration. En partie pour tendre l'oreille, et en partie aussi, supposait-il, pour ne pas se faire repérer. Il entendit la porte de son appartement s'ouvrir. Le mec qui était là-haut savait parler aux serrures. Milos fit glisser le verrou de sécurité d'une main peu assurée. Pourvu qu'il ne passe pas en revue tous les appartements.
Milos se dirigea vers l'arrière de l'appartement. Le petit balcon donnait sur une cour fermée. Il n'y avait rien à tenter de ce côté. Tu le savais déjà, imbécile, tu habites au-dessus, se dit le pirate en sentant la panique gagner du terrain. Il s'immobilisa et tendit l'oreille. Les pas se déplaçaient calmement au-dessus de sa tête. Il s'approchèrent de l'endroit où se trouvait son portable, sans ralentir. Puis ils continuèrent en direction de sa chambre.
Il n'en veut pas à mon ordi, souffla-t-il d'une voix contrainte. Il n'en a rien à caler. C'est moi qu'il cherche.
La panique monta d'un degré. Instinctivement, le pirate recula en direction de la petite cuisine, dont le balcon s'approchait du mur gauche de la cour. Inutile de s'imaginer atterrir à pieds joints dessus : même s'il était sportif et plutôt bien bâti, il se briserait à coup sûr les genoux sur un si petit espace. Mais il pouvait toujours tenter d'y rebondir avant de se jeter dans l'herbe du jardin voisin.
Le petit carré vert bordait le cabinet d'un médecin installé en demi sous-sol. Et une fois là, tu fais quoi ? Tu dis bonjour au toubib et tu t'en vas ? Avec un peu de chance, il serait en visite. Avec un peu de chance, une fenêtre serait ouverte.
Tu rêves. Autant demander au bon Dieu de te transformer en poisson.
Au plafond, les pas se dirigèrent avec nonchalance vers la porte d'entrée, puis descendirent lentement les marches de l'escalier.
Milos sentit le piège se refermer sur lui.
*
Dominique restait immobile, assis sur sa chaise, dans un couloir rendu au silence. Ses membres lui donnaient l'impression d'être en cire. S'il ne se calmait pas, ils ramolliraient et finiraient par refuser de lui obéir.
Qu'importe. Sa femme était là, à quelques mètres à peine de lui, allongée, immobile, peut-être pour de longues heures encore, des jours, peut-être pour plus longtemps, même s'il refusait d'y penser. La révolte de Judith n'avait rien de conscient, avait dit le médecin. Son corps était en guerre contre un poison qui pour elle – et pour si peu de personnes sur cette terre – était un ennemi mortel.
Le bourdonnement dans sa tête ne cessait pas. Il sentait encore tournoyer les abeilles autour de lui, planter leur dard dans sa peau. Ses gonflements à lui étaient maîtrisés. Pourvu que ceux de sa femme disparaissent vite.
— Monsieur ?
Il était venu avec le médecin, laissant la maison aux pompiers. Qu'avaient-ils fait de l'essaim ?
Il allait retrouver la maison dans un état lamentable. Que dirait son ami ? Il fallait le prévenir. Pourquoi ne s'était-il pas méfié du bruit étrange qu'ils avaient entendu ? Ils en auraient été quittes pour une grosse frayeur. De quoi raconter leurs aventures à leurs amis, à l'issue du repas de fête.
— Monsieur Mastrochristino ?
Au lieu de cela Judith souffrait, il le sentait bien. Elle était perdue au fond de son inconscience, prisonnière de son corps allergique, mise aux fers de par son propre système nerveux.
Et la voix de cette femme, à son oreille, juste à droite de lui. La maman avec la petite fille.
— Laissez-moi, dit Mimmo d'une voix trop calme à son goût.
— Je suis venue m'excuser. J'ai paniqué, j'ai craint le pire pour mon mari.
Qu'est-ce que j'en ai à faire ?
Dominique releva la tête et fixa le mur face à lui.
— Où est votre fille ?
— Elle est de retour dans sa chambre. Elle dort, maintenant. Elle s'est calmée dès que j'ai rejoint mon mari.
Dominique tenta d'évaluer depuis combien de temps il était assis sur sa chaise, la tête dans les mains. Peine perdue.
— Et votre médecin ?
— Il va arriver, dit Faustine, avec des nouvelles pour vous. Il m'a suggéré de venir vous voir. Mais je l'aurais fait de toute façon. Je suis vraiment désolée pour tout à l'heure.
— Laissez tomber. Vous n'êtes pas pour grand chose dans ce qui est arrivé à ma femme.
— Vous habitez la région ? Oui, je suppose, puisque nous avons le même médecin.
— Vous supposez mal. Nous logeons chez un ami. Lorsque ma femme s'est fait attaquer, j'ai appelé le premier nom dans le répertoire.
— C'est tout de même bizarre que les abeilles aient attaqué...
— Écoutez, madame, coupa Dominique, je me fous de savoir s'il est normal ou non de se faire agresser par un essaim. C'est arrivé. Ma femme est allergique. Elle peut en mourir. J'aimerais avoir de ses nouvelles. Je n'en ai pas. Et à mon avis, vous n'êtes pas là pour m'en donner.
Faustine encaissa la décharge de mauvaise humeur sans sourciller. Quelques secondes s'écoulèrent en silence, durant lesquelles Dominique tenta de se calmer.
— Excusez-moi, dit-il. Nous nous sommes croisés en de mauvaises circonstances. Nous n'aurions pas dû être là, et je suppose que vous pensez la même chose à propos de votre mari et de votre fille. Nous nous sommes emportés. J'accepte vos excuses, je vous présente les miennes. Maintenant, si cela ne vous dérange pas, j'aimerais rester seul.
Faustine se leva sans rien dire, fit quelques pas, puis revint vers Dominique, dont les mains en coupe cachaient à nouveau le visage. Elle lâcha :
— Je vous laisse.
— Merci.
— Je m'appelle Faustine.
— J'ai entendu tout à l'heure.
— Et je vous le répète : se faire attaquer ainsi, ce n'est pas normal.
Dominique se leva, bien décidé à donner congé à la jeune femme, mais par dessus son épaule, il aperçut le médecin qui avançait vers eux. Il se ravisa et dit d'une voix calme :
— Quelle importance ?
— Pour votre femme, cela peut en avoir.
— Comment ça ?
Le médecin qui arrivait à leur hauteur prit la parole :
— Faustine a des ruches.
Dominique jeta un regard interloqué au médecin puis se tourna vers la jeune femme. Face à son regard courroucé, elle se défendit immédiatement :
— Ce n'est pas ce que vous croyez ! Les abeilles qui ont attaqué votre femme ne viennent pas de chez moi. J'habite à plusieurs dizaines de kilomètres. D'ailleurs, mes ruches... je ne les ai pas depuis longtemps. C'est un de mes voisins qui m'a initiée à l'apiculture. Je n'y connais pas encore grand chose, mais je sais que le venin des abeilles a une composition chimique différente selon que l'essaim est installé ou non. Or Gérard m'a dit que vous l'aviez entendu arriver ?
— Il y a eu un bruit bizarre, en effet. Je suppose que c'était cela. Mais qu'est-ce que cela change ?
— En connaissant cela, dit le médecin, nous pouvons adapter le traitement de votre femme, et diminuer les effets néfastes de sa réaction allergique.
Dominique regarda Faustine avec gratitude.
— D'après vous, pourquoi ces abeilles s'en sont-elles prises à ma femme ?
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