Alvéoles (26 - Parce qu'il faut bien s'arrêter un jour)

Eric Descamps

Celles et ceux qui ont suivi ces aventures intitulées "Alvéoles (nn)" auront lu près d'un tiers du récit... Il est temps de nous arrêter, sinon, tous les ingrédients de l'intrigue seront bientôt à votre disposition. Je ne voudrais pas, en effet, répondre à trop de questions restées ouvertes, ni en ouvrir de nouvelles, de peur de générer de la frustration.

Ce fut un plaisir de partager avec vous ces extraits. Au cas où vous souhaiteriez en savoir davantage, je vous sinvite à suivre une piste:

http://www.amazon.fr/Alvéoles-Eric-Descamps/dp/2930735090
ou

www.enattendantlorage.org


Voici le dernier extrait:

Le silence s'était à nouveau installé entre les deux frères, à croire qu'ils ne dialoguaient vraiment que lorsqu'ils étaient dans le bureau de Gerhard. Franz avançait d'un pas décidé dans le dédale de couloirs, à quelque trente mètres sous l'herbe du parc. Le centre de recherches tel qu'on le voyait à l'extérieur n'était que la partie émergée d'un iceberg qui s'étalait sur une surface trois fois supérieure au bâtiment, et une profondeur de cinq étages.

Gerhard traînait non sans peine le poids de ses excès de table derrière son aîné, et se dit qu'une fois cette opération terminée, il s'offrirait deux semaines de remise en forme dans un établissement spécialisé, sur la côte atlantique. Avec un peu de chance, il y ferait d'agréables rencontres. Ce genre d'établissement était truffé de femmes suffisamment seules et fortunées pour le distraire des beautés de location qui avaient fait son quotidien durant les dernières semaines. Pour l'heure, il était obligé de reconnaître que son frère était dans une forme éblouissante.

Franz était d'ailleurs le seul des trois frères à disposer d'un corps d'athlète. Certes il avait longtemps pratiqué le ski nordique dans sa jeunesse – il avait d'ailleurs représenté la Suisse aux épreuves de biathlon durant les jeux olympiques de Calgary – et continuait à pratiquer de nombreux sports, mais de toutes façons, ses deux cadets ne lui ressemblaient guère. Gerhard était plus petit et trapu, Dieter était un grand garçon mince, tout en délicatesse et en longueur.

Depuis quelques années, Dieter et Gerhard ne se voyaient guère qu'en présence de Franz. En d'autres circonstances, les deux frères s'évitaient, et si le hasard les mettait en présence l'un de l'autre, Gerhard battait systématiquement en retraite.

Cela remontait à l'été où Gerhard avait profité des nombreux voyages de Dieter pour coucher avec sa femme. Dieter l'avait appris par son chauffeur. À son retour, il avait invité sa femme au restaurant, et après avoir raconté l'essentiel de son voyage, avait ajouté d'un ton amusé : « Et toi ? Il paraît que tu ne t'es pas ennuyée ? Je me demande ce qui peut te passer dans la tête pour t'envoyer mon frère. Allez, raconte. Comment se débrouille-t-il au lit ? Ce n'est pas que je sois particulièrement curieux, mais il t'a fait du bien, j'espère ? ». Comme elle était restée sans voix, il avait continué à raconter ses aventures d'outre-mer comme si rien ne s'était passé.

Elle lui avait tout raconté le lendemain matin. Dieter s'était ensuite rendu au bureau sans mot dire. Ne sachant sur quel pied danser, elle l'avait appelé dans l'après-midi.

— Dieter, pardonne-moi de te déranger, mais...

— Oui, ma chérie ?

— Eh bien, je...

— Raconte, avait-il dit d'un ton parfaitement anodin.

— Je suis désolée, Dieter. Je ne sais pas quoi dire.

— Cela n'a pas d'importance, ma chérie.

— C'est une erreur. Je te demande pardon.

— N'aie aucune crainte. Je te crois.

La semaine suivante, Dieter avait proposé à sa femme de venir le rejoindre dans leur chalet de St Moritz. Les trois frères y avaient passé une partie de la semaine à établir le plan financier d'une nouvelle branche d'activité pharmaceutique. Elle s'était mise au volant de son Aston Martin, en compagnie de la petite amie de Gerhard – la plus assidue à cette époque, du moins – et s'étaient mises en route vers midi. Vers dix-huit heures, la police était venue avertir les trois frères que le véhicule avait été retrouvé au fond d'un ravin non loin du col du Grimsel.

Gerhard s'était effondré, Dieter était resté impassible. Vers la fin de la soirée, Franz s'était approché de son frère, qui contemplait le massif de la Bernina depuis le balcon de leur chalet.

— Tu tiens le coup ?

— Ne t'inquiète pas pour moi.

— Dieter, je te connais. Tu n'exprimes jamais tes sentiments. En ce moment tu es certainement bouleversé, mais...

— Je te le répète, Franz : ne t'inquiète pas pour moi.

Dieter s'était tourné vers son frère et lui avait souri :

— Et n'essaie pas d'en profiter pour confier les nouveaux axes de recherche dont nous avons parlé cette semaine à qui que ce soit d'autre. Je reste à la manœuvre.

Franz avait rétorqué, vexé :

— Ce n'était pas mon intention. Mais je n'aime pas te voir comme ça.

— Ce n'est rien, Franz. Vraiment rien.

Dieter s'était installé dans la chaise longue où les trois frères avaient si souvent vu leur père sommeiller, puis avait ajouté :

— Rien par rapport à ce que j'ai ressenti quand j'ai appris que notre frère avait baisé ma femme.

Puis, avant que la bouche en « o » de Franz ait émis le moindre son, il avait laissé tomber :

— Gerhard a de la chance de ne pas avoir d'enfants. Je me serais arrangé pour qu'ils y restent aussi.


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