Alvéoles (4)
Eric Descamps
— Combien, tu as dit ?
— Deux cents.
— Ça fait cent euros de l'heure. Tu devrais en faire une activité permanente.
— C'est ça, moque-toi.
— Je ne me moque jamais d'un ami qui m'offre un petit blanc, Daniel.
— En tout cas j'ai été payé cash, et avec le sourire.
— Et tu as fait progresser la recherche.
— Oui il paraît. Enfin, sur le coup... ne me demande pas trop de détails, hein... tout ce que je sais c'est qu'il s'agit d'observer des phénomènes dans la basse atmosphère.
— Ouais, c'est bien gentil tout ça, mais pourquoi ne font-ils pas le boulot eux-mêmes ?
— Ces gars n'ont aucune connaissance de la région, c'est aussi simple que ça. Tu aurais dû voir celui qui a pris contact avec moi... Super sympa, mais aussi sec qu'une trique ! Il aurait laissé ses poumons à mi-chemin du col.
— Hé, Daniel, joue pas aux héros, c'est quand même pas la mort de monter là-haut.
— Non, mais le truc que j'avais sur le dos, eh bien, il ne l'aurait pas emmené sur le sien, je te le dis franchement.
— Et c'est quoi au juste ?
— Une petite station météo en miniature, m'a dit le gars. Difficile de vérifier : c'est un truc d'un seul bloc, sans aspérités. On dirait qu'il y un petit moteur dedans : j'ai senti des vibrations.
— Et c'est tout ? Tu l'as laissé là ?
— Quelqu'un d'autre viendra le chercher quand leur expérience sera terminée. Ils doivent venir sur place avec un ordinateur, et tout et tout... On me préviendra si on a besoin de moi.
— Hé bien, je ne sais pas ce qu'ils vont nous trouver dans la basse atmosphère, mais moi... j'ai intérêt à filer doux. La patronne n'aime pas me voir arriver en retard le samedi midi.
— Ni aucun autre midi ! plaisanta Daniel.
— Ouais. Mais là, maintenant, on est samedi. Et si je me fais pas engueuler, ce sera déjà ça de gagné. Tu passes demain avec tes pitchounes ?
— Avec plaisir. À l'heure où ta Syrah est au frais par exemple ?
— J'allais le dire.
Daniel adressa un clin d'œil à son ami et le regarda s'éloigner. L'idée de s'envoyer un ballon de rosé en sa compagnie le lendemain lui mit l'eau à la bouche. Il avait bu trois cafés pour se remettre de sa randonnée, avant de commencer à « vraiment » se désaltérer. L'arrivée de son ami lui avait fait boire un ou deux verres de plus qu'il escomptait, certes, mais il aimait sa compagnie débonnaire et ne se privait jamais d'accepter ses invitations.
Son « vieux chercheur » était venu le rejoindre ici même, environ une heure plus tôt. Il lui avait immédiatement tendu une enveloppe pliée en deux, contenant quatre billets de cinquante euros, l'avait remercié après avoir accepté un thé au lait. À l'exception de la moiteur de ses mains, Daniel avait trouvé l'homme extrêmement sympathique. Souriant, manifestant un sens de l'humour subtil, il contrastait avec l'image qu'il se faisait d'un chercheur.
L'homme avait montré un visage amusé :
— Vous savez, mes collègues et moi sommes tout le temps sur le terrain. Nous sommes en contact répété avec nombre de personnes qui nous aident. Même si c'est la première fois que nous collaborons, vous et moi, je suis tout le contraire d'un rat de laboratoire, croyez-moi. Je ne les apprécie pas beaucoup moi-même.
Après s'être assuré du fait que les consignes aient été scrupuleusement respectées, l'homme avait pris congé :
— Je suis désolé de ne pas pouvoir rester plus longtemps, mais j'ai encore de la route à faire avant mes prochaines réunions. Si vous souhaitez me joindre, voici mes coordonnées. Laissez-moi un message au cas où je ne pourrais vous répondre. Je vous rappellerai ou vous enverrai un email.
Il s'étaient salués, et même si l'homme lui avait adressé à nouveau un sourire amical tout en le remerciant vivement, Daniel avait une fois encore ressenti un léger frisson au contact de ses mains chaudes et moites.
***
L'alfa noire filait à allure régulière vers le sud.
— Tu sais quoi ? demanda Judith.
— Quoi ?
— Je t'aime.
— Ah ? Mais c'est bien, ça ! Donc on a eu raison de se marier alors ?
— Pff, ne joue pas les désinvoltes, ça te va très mal.
— C'est ça, c'est ça... Dis-moi, quand on s'est rencontrés, tu me prenais pour David Caruso dans « Les experts, Miami », n'est-ce pas ? Eh bien, j'en prends les attitudes.
— Moi ? Je n'ai jamais dit ça.
— N'importe quoi ! Je peux même te dire le jour et l'heure !
— Quelle importance, puisque moi, je ne m'en souviens pas ?
— Si je te donne le jour et l'heure, cela pourra t'aider à te souvenir.
Judith mima une position de défense – façon manga japonais – en mettant ses avant-bras en croix :
— N'y compte pas, ma mauvaise foi est invincible. Quand tu seras vieux, tu deviendras sourd pour ne plus m'entendre. Alors moi, je fais dans l'amnésie maintenant, à titre préventif !
— Toi ? À ton âge ? Zut alors... Tu aurais dû me le dire avant ton « oui » de tout à l'heure.
— Je n'ai pas dit « oui ». Toi non plus d'ailleurs. Pff, les hommes, il n'y en a pas un pour rattraper l'autre !
— Tu as bien raison ! D'ailleurs ma maman disait la même chose des femmes.
— C'est vrai ?
— Oui. Enfin... elle a commencé à le dire au début de mon adolescence.
— Tiens donc, la Mamma protège son Mimmo chéri. C'est un truc à rester puceau jusqu'à trente ans, ça !
— Mais je le suis précisément resté jusqu'à trente ans !
— C'est du joli ! Voilà bien le genre de choses que l'on n'apprend jamais avant de se marier !
Judith glissa son épaule sous la ceinture de sécurité et se rapprocha de son mari. Elle lui glissa à l'oreille :
— Tu t'es bien rattrapé par la suite, mon homme. Tu me fais merveilleusement bien l'amour. Et j'en viens à me dire que passer notre nuit de noces dans ta voiture n'était pas une si bonne idée que cela.
Elle embrassa Dominique en prenant soin de ne pas brouiller son champ de vision. Il se laissa faire avec délectation, puis ajouta :
— Sois rassurée, nous n'allons pas rester dans ma voiture bien longtemps.
L'alfa ralentit, et sortit de l'autoroute. Judith se rassit en silence.
— Dans dix minutes nous serons arrivés. Nous reprendrons la route demain matin. Je me suis dit que nous serions mieux dans un grand lit... Même si l'idée de voyager cette nuit était très originale.
Judith ferma les yeux et baissa la tête. Son mari s'inquiéta :
— Mon amour ? Ça ne va pas ?
Elle sourit et le regarda d'un air mi étonné mi amusé :
— Si... C'est parfois troublant comme tu peux lire dans mes pensées. Je suis crevée.
— Pour tout te dire, moi aussi je suis crevé.
— Alors emmène-moi au château, mon prince... Laissons les chevaux se reposer.
— My pleasure, Milady.
***
Alvéoles est disponible en texte intégral ici
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