Alvéoles (5)

Eric Descamps

Situé entre le massif du Mont-Blanc et le Valais, le barrage d'Émosson s'était délesté de ses visiteurs depuis quelques heures. En cette saison, ils étaient nombreux à venir admirer le panorama sur les aiguilles de Chamonix – et l'édifice lui-même, bien entendu – avant d'opter pour l'une ou l'autre balade longeant le lac.

Le soir venu, même en été, l'air frais et le calme reprenaient leurs droits : seuls deux points lumineux demeuraient visibles, comme deux chandelles sous les étoiles. L'un d'eux était un refuge situé en bordure du barrage supérieur, à plus de deux mille trois cent mètres d'altitude. Il accueillait quelques randonneurs curieux de découvrir la montagne de Barberine au lever du jour. L'autre était l'hôtel-restaurant situé juste à côté du barrage inférieur : peu de gens s'y attardaient le soir, sauf quelques fêtards convaincus de ne pas reprendre le volant.

Quand au barrage lui-même, il ne disposait pas à proprement parler d'un poste de contrôle sur place : l'ensemble des installations était piloté depuis la vallée, à proximité de Martigny.

Milos n'avait jamais visité le site, et il se faisait une idée très vague de la topographie des lieux, malgré les informations qu'il avait trouvées sur le Web. Depuis une demi-heure, il observait un à un les écrans de surveillance du barrage, dont il avait trouvé l'accès sans difficulté aucune. Il avait même pu constater que bien d'autres pirates l'avaient précédé, en laissant des traces plus ou moins grossières selon les cas. D'autres, plus impertinents, s'étaient amusés à modifier l'orientation de certaines caméras. Milos avait repéré les fichiers qui récoltent la trace des transmissions d'images aux différents terminaux de surveillance, et en avait gardé une copie avant de se mette au travail. Une fois son opération terminée, il replacerait cette copie à l'endroit initial : toute trace de son intrusion dans le réseau des caméras serait indétectable.

Mais ce n'était pas pour une simple prise de vue qu'il avait pénétré ce réseau. Ce qu'il s'apprêtait à faire s'avérait bien plus ambitieux.

L'heure approchait. En bien d'autres circonstances il se serait senti nerveux, mais l'essentiel de son travail était maintenant terminé : il ne lui restait plus qu'à lancer l'opération : quelques séquences sur son clavier suffiraient.

La plupart des caméras montraient des dédales de couloirs bétonnés, des murs incroyablement hauts, des câbles courant le long des parois, accompagnés d'une guirlande de lumières pâles. Il trouva une seule image de l'extérieur, où l'on devinait le bord incurvé du barrage sous la lumière grise de la pleine lune. Il décida de maintenir le contact avec cette caméra durant toute l'opération, du moins jusqu'à la chute du premier élément, qui couperait toute communication.

Pour que sa mission porte pleinement ses fruits, Milos devrait lancer lui-même l'exécution de son script. Il aurait préféré laisser ce soin à son commanditaire et rentrer chez lui, dormir vingt heures, et ensuite seulement, lire la presse. Son succès se mesurerait à la grosseur des titres.

Il était fatigué. Depuis qu'il avait expliqué les principes de la « chute des dominos » aux huiles qui l'employaient – il avait entendu voler les mouches durant son exposé – il ne s'était passé que trois semaines. Mais ces trois semaines avaient changé sa vie. Non seulement le cyberpirate suspecté de nombre de méfaits plus ou moins répréhensibles était en passe de devenir comme par miracle un consultant en sécurité informatique respecté (avec à la clé un coup de torchon sur ses méfaits passés), mais à cette occasion il s'était attiré la sympathie d'une des plus jolies recrues de son nouveau commanditaire.

L'architecte de réseaux informatiques se prénommait Sabrina : sa peau ambrée et son corps de danseuse ravissaient Milos. Ils ne s'étaient pas vus souvent depuis leur rencontre, car elle virevoltait de mission en mission, aux quatre coins du monde. Ils se retrouvaient chaque jour sur un « chat » nommé « al mandaloun », que Milos avait réservé à leur usage exclusif. Lorsqu'elle était de passage et qu'elle acceptait de passer la nuit chez lui, il fallait bien admettre que Sabrina profitait au mieux de ses appétits, dopés à la fois par le manque, et les films pornographiques qu'il avait téléchargés, puis regardés à s'en user les yeux.

*

— Un dragon fort et fier se promenait sur ses terres. Quand soudain, ploc ! Il tombe par terre !

Valérie battait des mains. Cela faisait trois fois que son papa lui lisait la même comptine, mais elle en redemandait. Il poursuivit :

— Qui a fait ça ? demande le dragon. C'est moi, le mille-pattes des Carpates ! Et maintenant tu as le nez comme une pa-ta-te !

— Encore !

— Non, ma puce, je t'ai promis de te raconter l'histoire une dernière fois, mais c'était vraiment la dernière fois. Il est temps de dormir.

— Bisous alors !

— Bisous et câlin, ma choupinette ! Mouah ! Dors bien.

Après trois bisous, quatre câlins et deux répétitions du tout, Daniel s'éloigna de sa fille, lui envoya un « baiser qui vole » avant de refermer la porte. Il tendit l'oreille pour percevoir la petite voix évoquer le « dradon » et le « mipatte », mais cela faisait bien longtemps que sa fille s'endormait en silence. Dans quelques minutes elle dormirait à poings fermés.

Faustine n'allait pas tarder à rentrer, fatiguée, comme chaque soir. Depuis qu'il avait perdu son emploi, Daniel se sentait coupable : sa femme avait dû reprendre un horaire plein pour compenser la perte de revenus de son homme. Certes, il finirait bien par retrouver du travail, même s'il devait aller le chercher plus loin que prévu. Faustine ne s'était jamais plainte, mais cela n'y changeait rien : Daniel était mal à l'aise.

Le sentiment d'avoir gagné un peu d'argent « comme ça » ne l'amusait guère : même s'il avait été bien payé pour ce petit travail, le montant en lui-même était dérisoire une fois comparé aux revenus nécessaires à sa famille. Et puis ce type de travail n'offrirait aucune récurrence. La preuve : l'annonce à laquelle il avait répondu sur un site Internet local avait été supprimée.

Daniel décida de compter sur son optimisme jusqu'alors intact, et de préparer un bon repas pour sa femme. Il frissonna en ouvrant le frigo. Lui, qui d'habitude n'avait jamais froid, accueillit avec une petite grimace la caresse de l'air sur ses pieds. Il sortit deux filets de poisson du congélateur et se saisit de quelques légumes. Huile d'olive, épices, cela ferait l'affaire.

Il fit sauter les légumes dans une poêle avant de les couvrir : ils seraient croquants comme elle aime. En ouvrant le four pour y faire rôtir le poisson sous un lit de basilic, une vague de chaleur vint envelopper ses bras. Un frisson prit ses coudes d'assaut, grimpa vers ses épaules avant de s'écouler lentement dans son dos.

Ce n'était vraiment pas le moment de se laisser abattre par les microbes.

Daniel n'avait pas été malade depuis la naissance de Valérie. « Notre fille ne m'en laisse pas le temps », plaisantait-il lorsque Faustine évoquait sa robustesse. C'était une boutade, certes, mais elle avait un fond de vérité : Valérie emplissait le cœur de Daniel depuis le premier jour. Il parlait souvent de « sa vie pleine » en évoquant ses deux femmes – peut-être un peu trop souvent d'ailleurs, car à force de réflexions, il en était arrivé à craindre que Faustine ne lui reproche de ne pas désirer un deuxième enfant.

Daniel était encore perdu dans ses pensées lorsqu'il entendit la voiture de sa femme approcher. Le poisson était délicieusement parfumé : il dressa les assiettes et vint à la rencontre de sa femme dans la salle à manger, où elle venait de débarquer.

— Bonsoir, ma courageuse femme qui sonde les âmes... Assieds-toi, je te sers à l'instant.

Il servit la table d'un geste, en se disant qu'il ne la ferait pas longue ce soir : les courbatures qui commençaient à l'envahir ne lui disaient rien qui vaille. Il leva la tête et vit immédiatement au visage de Faustine que quelque chose n'allait pas. Son regard exprimait quelque chose comme une mauvaise surprise, teintée de dégoût.

Elle porta sa main gauche à la bouche et dit à mi-voix :

— Mon Dieu, Daniel, qu'est-ce qui t'arrive ?

***

Alvéoles est disponible en texte intégral ici

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