Alvéoles (8)

Eric Descamps

Attaques

Un acte de piratage informatique cause d'énormes dégâts au village de Finhaut

Cette nuit vers 03:05, un pirate informatique s'est introduit au sein du système de commande de la centrale électrique de La Bâtiaz, non loin de Martigny. Cette centrale, qui exploite les eaux du barrage frontalier d'Émosson, appartient au réseau qui alimente en énergie une bonne partie du Valais et fournit en été quelque 250 Gigawatts à notre réseau fédéral.

L'intrus a réussi à prendre le contrôle du système complexe de vannes qui régulent le débit du barrage ainsi que son alimentation en eau. Dans un premier temps, il a activé la procédure d'urgence de vidange du barrage principal, ce qui a immédiatement alerté les agents de permanence basés à Vallorcine, où se situe un des deux systèmes de turbines du complexe.

Les opérateurs ont rapidement établi qu'aucun membre du personnel n'avait, ni sciemment, ni par erreur, procédé à l'ouverture des vannes. C'est en donnant l'ordre de leur fermeture que l'hypothèse d'un piratage s'est muée en conviction : en effet lorsque l'ordre de fermer les vannes a été transmis, celui-ci a été interprété a contrario par le système de commandes : non seulement la vidange n'a pas été interrompue, mais en plus, l'alimentation du barrage à partir du bassin des Esserts, commandée depuis Vallorcine, a été déviée directement en direction de la vallée, doublant le débit d'évacuation. La zone située en aval de Finhaut s'est rapidement retrouvée inondée, malgré l'intervention rapide du personnel, qui a interrompu la procédure manuellement et repris le contrôle du débit.

Même si l'incident n'a pas fait de victime, les dégâts sont considérables dans la vallée, juste sous le village, dont l'accès restera coupé tant que le viaduc n'aura pas été inspecté et sécurisé par les Ponts et Chaussées. Plusieurs jours seront probablement nécessaires pour obtenir une estimation du coût global de cet acte de piraterie.

Au-delà des dégâts proprement dits, on peut s'interroger sur le modus operandi utilisé par le (ou les) hacker(s), qui ont réussi à modifier les paramètres de gestion du système de vannes de telle sorte que les ordres donnés par les opérateurs soient interprétés différemment par la machinerie. Plus inquiétant encore : afin de le protéger contre les tentatives d'intrusion, le système de commande informatisé n'est pas relié à l'internet. « Non seulement aucune trace de pénétration n'a été détectée dans les systèmes eux-mêmes, témoigne Erik Netz, le porte-parole de l'Alpiq, propriétaire à 50% de la centrale, mais il n'existe pas de « porte d'entrée » informatique susceptible de livrer le passage à un pirate ». L'enquête promet d'être longue, tandis que le débat se porte déjà sur le plan politique, relayé notamment par (…)

 

Milos en savait assez ; il déposa avec satisfaction son ordinateur sur la table de nuit. Sabrina avait enfilé un de ses survêtements pour aller chercher le petit-déjeuner. Il la trouvait terriblement sexy dans cet accoutrement.

Elle dût le percevoir, car elle projeta avec amusement ses yeux dans les siens, avant d'enlever d'un geste le sweat-shirt, livrant ses seins aux regard de Milos, puis à ses mains.

*

Dominique avait posé le thé sur la table de nuit, et attendait patiemment que sa jeune mariée se réveille.

Jamais il n'aurait espéré être si heureux.

Ce n'était pas tant leur mariage, ni la délicieuse nuit qu'ils avaient partagée qui contribuait à son bonheur de l'instant : il était tout simplement sûr d'avoir fait le bon choix. Quelque chose de plus fort qu'eux-mêmes les unissait : cette idée s'imposait à lui comme une évidence.

À chaque fois qu'ils en avaient parlé, Judith aussi avait exprimé le même ressenti. Il y avait entre eux, et autour d'eux, quelque chose comme un lien qui les précédait et leur survivrait. Ni l'un ni l'autre n'en étaient au début de leur vie amoureuse : à trente six ans chacun, ils avaient déjà l'un et l'autre aimé, « désaimé », souffert, compliqué bien des choses, pris du temps pour eux, alterné les périodes solitaires et les saisons plus ou moins tumultueuses.

Une amie de Judith leur avait dit un soir : « Certains êtres sont reliés, qu'ils le veuillent ou non : parfois ils passent toute leur vie à se chercher, à peine conscients de l'existence de ce lien. Ils se trouvent parfois dès leur enfance, ou alors bien plus tard, quand ils sont mariés, et mènent chacun leur vie. Mais s'ils se croisent, ils s'accrochent inévitablement, et quelque chose les submerge, une conviction comme : c'est en sa compagnie que je suis moi-même. Un peu comme s'ils étaient mariés avant même de se découvrir».

Elle n'aurait pu mieux dire , car Dominique ressentait exactement cela, au plus profond de son être. Depuis cette nuit, il comprenait aussi à quel point Judith pouvait ressentir la même chose.

Peut-être même en plus fort, si c'est possible, se dit-il.

Leur rencontre ne les avait pas vraiment poussés l'un vers l'autre. Judith avait perdu deux amis dans une affaire criminelle très spéciale : une mort, une disparition. Il enquêtait, elle témoignait. Il avait été dessaisi de l'affaire, qui avait été très rapidement classée – trop rapidement selon Dominique. Il avait eu la mauvaise idée de tenir quelques propos amers en présence de personnes influentes, et d'afficher trop vite sa relation avec Judith. Il avait démissionné quelques semaines plus tard.

Peu après, ils s'étaient retrouvés au cours d'une de leurs soirées en tête-à-tête, à dévorer des tagliatelle au ragoût d'aubergines et copeaux de truffe – une des nombreuses spécialités de Dominique. Judith avait tout à coup perdu le sourire :

— Tu sais, Mimmo, je ne voudrais pas que tu aies un jour un mauvais arrière-goût...

— À quel propos ?

—  À propos de notre histoire.

— Que veux-tu dire ?

Judith, à qui Dominique disait souvent combien il aimait lorsqu'elle était « cash », s'était mise à hésiter.

— Tu comprends, il y a pas mal de gens à qui nous avons caché les circonstances réelles de notre rencontre...

— Je sais cela, Judith, nous avons convenu de ne dire que le strict minimum, ce n'est pas un mensonge pour autant.

— Ce n'est pas cela : ce que je veux dire, c'est... je ne voudrais pas qu'un jour ce passé te pèse, ou que tu imagines que nous avons bâti notre relation sur les cendres de mes amis disparus.

Dominique lui avait pris la main, puis attendu un instant avant de lui demander :

— Tu veux savoir ce que j'en pense ?

Elle avait fait un signe affirmatif de la tête.

— Je pense que nous n'avons pas « bâti » ni « noué » une relation, je pense plutôt que nous la vivons, et qu'elle se nourrit de notre amour. Je pense que cet amour était là avant nous, qu'il n'était qu'un rêve, et qu'il est venu s'inscrire dans le monde réel lorsque nous nous sommes rencontrés. Les circonstances n'ont rien à voir là-dedans.

— Oui, mais tu as démissionné peu après.

— C'est la meilleure idée de toute ma carrière, tu le sais bien. Je suis parfaitement satisfait de mon orientation professionnelle. Et toi, que dire de ta maison qui a failli être détruite ?

— Elle a pu être décorée comme nous le voulions. Nous n'avons eu que des compliments.

— Alors, de quoi devrions-nous nous plaindre ?

— De rien... j'ai juste parfois peur que tu regrettes tes choix, ou les nôtres.

— Tu as peur de les regretter, toi ?

— Non, pas du tout.

Dominique avait levé son verre :

— À la femme que j'aime. Moi non plus je n'ai pas peur. Et j'estime ne pas avoir fait de « choix » : je me suis juste laissé guider par mon bon sens de Sicilien, qui sait toujours comment faire venir le bonheur à lui.

Judith avait repoussé sa chaise, et, le verre à la main, était venue s'asseoir sur les genoux de son homme.

— À l'homme que j'aime, et que j'aime tant rendre heureux.

— Tu peux être fière : personne n'y était arrivé avant toi.

Elle avait fermé les yeux en l'embrassant, dans un signe de confiance et de quiétude qui ressemblait comme deux gouttes de Limoncello à ce qu'exprimait maintenant son visage endormi.

Les parfums de thé avaient envahi la chambre : sa belle n'allait pas tarder à ouvrir les yeux.

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