Alvéoles (9)
Eric Descamps
Le médecin conduisait aussi prudemment que possible. Il conservait le contact visuel avec l'ambulance qui le précédait, mais tentait d'adoucir sa conduite sur la petite départementale. Faustine et Valérie étaient installées à l'arrière. Il avait insisté pour que mère et fille restent à la maison. Faustine avait réagi instantanément, tout en posant sa voix une octave plus bas que d'habitude :
— Je viens avec vous, Gérard.
Malgré la fièvre, Daniel avait tout de suite compris que sa décision était sans appel. Le médecin avait bien tenté de ramener Faustine à la raison :
— À quoi cela servirait-il ? Et puis tu ne vas pas laisser Valérie toute seule ?
— Je viens avec vous. Point.
— Faustine, explique-moi à quoi tu seras utile à l'hôpital.
La jeune femme s'était levée, et, tout en montant les escaliers pour aller chercher leur fille, avait ajouté avec un calme froid :
— Laisse tomber, Gérard. J'accompagne mon homme. Il est bouillant de fièvre, et il ne voit plus. J'espère que rien d'autre ne l'attend. Mais tant qu'on n'a pas fait le tour de la question, je ne le quitte pas. Je vais réveiller Valérie.
Une fois Daniel installé dans l'ambulance, mère et fille s'étaient glissées dans la voiture du médecin. Les questions avaient commencé.
— Tu en penses quoi ?
Gérard avait été une fois encore surpris par le ton froid de Faustine. Depuis qu'il connaissait le couple, il avait gardé d'elle une image inébranlable de jeune femme joyeuse et rayonnante : lorsqu'ils s'offraient une soirée entre amis, il ne manquait jamais de la taquiner en l'appelant « l'éternelle fiancée ».
En cette fin de nuit, c'était un visage dur et froid qu'il voyait fugitivement dans son rétroviseur. Il répéta patiemment les paroles raisonnables qu'il avait prononcées en appelant l'ambulance :
— Je te l'ai dit, on dirait bien une très forte grippe, mais il faut absolument procéder à des examens pour trouver l'origine de sa cécité.
— Je ne t'ai pas demandé ton diagnostic, Gérard. Je t'ai demandé ce que tu en pensais.
Gérard pila sur ses freins.
— Holà ! Désolé, Faustine, je te regarde et je perds la route de vue. J'ai failli me payer l'arrière de l'ambulance.
— Ne me regarde pas, réponds plutôt.
— Alors arrête de prendre cette voix froide comme si j'étais responsable de la situation. Bon... Voici ce que j'en pense : la grippe « A » n'a pas dit son dernier mot. On en a suffisamment parlé un peu partout. Il est possible qu'il en soit victime : une fois à l'hôpital, nous serons fixés en moins d'une heure.
— Et pourquoi ne voit-il pas ?
— Je n'en sais rien. Cela n'a peut-être aucun lien.
— Mais peut-être que si.
— En effet.
— Tu connais des cas similaires ?
— Non.
— Tu as lu des choses là-dessus ?
— Non. La grippe A, dont le très médiatique virus H1N1 est responsable, peut entraîner nombre de complications, mais souvent, on ne constate rien de particulier. Je veux dire : mis à part de fort symptômes, précisément ceux dont Daniel souffre.
Gérard n'avait pas été plus loin, car il n'en savait pas plus. Entre-temps, Faustine s'était murée dans le silence. Durant le reste du trajet, il avait de temps à autres jeté un regard à l'arrière du véhicule : la jeune femme regardait dans le vide, caressant la tête de sa fille endormie sur ses genoux.
Au moment où le panneau « Bollène » apparût dans la lueur de ses phares, Gérard rompit le silence :
— Nous y sommes presque. Nous allons pouvoir poser un diagnostic sur tout cela.
Faustine ne dit rien. Une fois à proximité de l'hôpital Louis Pasteur, il ajouta encore :
— Nous ne pouvons pas suivre l'ambulance. Nous allons passer par l'entrée principale et ensuite rejoindre Daniel aux urgences. Ça va, Faustine ?
— Non.
Le médecin se retourna. Son visage s'était encore durci.
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Valérie. Elle est toute chaude.
*
Les locaux du Centre étaient situés dans une zone d'activités banale de la banlieue bruxelloise, non loin du siège de l'OTAN. Une société de services spécialisée dans la réalisation de projets informatiques en assurait une parfaite couverture : il y avait pas moins de cinquante entreprises exerçant les mêmes activités dans un rayon de dix kilomètres.
Depuis que la France avait annoncé son souhait de réintégrer le commandement intégré de l'Alliance, elle avait participé activement à nombre d'initiatives en matière de lutte contre le terrorisme : parmi elles, la modernisation des méthodes d'investigations électroniques avaient donné naissance au Centre Interallié de Lutte contre le Terrorisme Informatique. Officiellement, sa mission consistait à déceler toute tentative d'action terroriste « ayant pour cible des systèmes d'information, ou faisant usage de ceux-ci ». Sa création avait été acceptée du bout des lèvres quelques années plus tôt par l'administration Bush, qui restait accrochée à ses méthodes datant de la guerre froide, dont le système « Échelon » était le digne héritier. Celui-ci consistait à faire digérer des millions de messages sous toutes leurs formes à des ordinateurs surpuissants, en quête de traces d'activités terroristes. En réalité, il se disait un peu partout au sein de l'OTAN que les États-Unis avaient trouvé dans le mandat confié au CILTI un complément idéal au travail de bénédictin automatisé que « Échelon » prenait en charge.
Les méthodes du CILTI différaient radicalement de celles de l'administration américaine : au lieu de lancer une battue systématique sur des millions de messages, emails, échanges « peer to peer », vidéos en flux continu et autres objets électroniques circulant sur les autoroutes de l'information, le Centre privilégiait des opérations plus ponctuelles, destinées à « faire sortir du bois » les échanges litigieux, dont les auteurs ou destinataires étaient ensuite mis sous surveillance. S'en suivait un travail d'espionnage plus classique, pris en charge par les états qui pouvaient en tirer le plus grand avantage. C'est ainsi que quelques libérations d'otages en Afghanistan avaient récemment pu être facilitées. Milos était intervenu dans le cadre de leur dernière opération.
Sabrina fit glisser son badge d'accès dans le lecteur et présenta sa main droite sur la plaque de reconnaissance digitale. Une fois entrée dans le sas, elle s'empara du stylet électronique et apposa sa signature sur le petit panneau gris situé à hauteur de visage. La porte opposée du sas, donnant sur les locaux du Centre, s'ouvrit après cinq secondes.
Elle se dirigea ensuite vers la salle de réunion où l'attendait Morhange.
— Bonjour, monsieur.
— Bonjour, Sabrina. Comment se porte notre pirate ?
— Il récupère, dit la jeune femme en posant son sac à main sur la table. Selon moi il n'a pas dormi ces dernières nuits.
— Je peux comprendre cela.
— Qu'ont donné les renifleurs ?
— C'est un succès. Ils ont trouvé l'origine des chalutiers. Ils ont été lancés depuis la Chine dans leur grande majorité, comme nous l'avions prévu. Venez voir à quoi ressemblent leurs filets de pêche.
Depuis des années, plusieurs pays – principalement l'Inde – bataillaient ferme pour se protéger d'innombrables agressions informatiques. Nombre de sociétés, qu'elles soient conceptrices de logiciels, ou qu'elles aient commandé de nouveaux systèmes informatiques « clé sur porte », sous-traitaient leur mise au point dans des pays où la main d'œuvre était d'excellente qualité mais d'un coût moins élevé qu'en Occident. L'Inde, le Pakistan, Taïwan, l'Indonésie... autant de régions qui luttaient avec difficulté contre le vol de propriété intellectuelle , dont la plupart étaient dus à des actes de piraterie informatique.
Sabrina s'assit en face de son supérieur. Sur le mur écru de la salle de réunion vint se peindre une carte du monde, où des zones plus claires et plus sombres symbolisaient le jour et la nuit.
— Voici la situation à trois heures du matin, dit Morhange.
— Il n'y a encore rien à cette heure.
— Nous allons lancer l'animation. Chaque seconde représente un temps écoulé de cinq minutes.
En Europe, dans la partie ouest de l'arc alpin, un point circulaire jaune vint s'inscrire.
— Voilà le barrage d'Émosson, dit Sabrina.
— En effet. Vous pouvez féliciter notre recrue : nous savions grâce à vous qu'il était en Belgique, et malgré cela nous n'avons pas pu repérer le point d'origine de son attaque sur la centrale de Vallorcine. Regardez ce qui suit.
En quelques instants, une multitude de points rouges s'allumèrent sur le globe, la plupart en Asie, avec une forte concentration dans les grandes villes chinoises.
— Voilà les chalutiers, dit Morhange. Ils sont prêts à jeter les filets. Nos renifleurs ont failli être saturés. Les médias prétendent que la centrale n'est pas reliée à Internet. C'est de la poudre aux yeux : tout ce que la planète compte de « veilleurs de nuit » sur le Net s'est réveillé en à peine quelques minutes. Regardez-ça : même en filtrant les données pour éliminer les hackers à la petite semaine, c'est comme si nous avions donné un coup de pied titanesque dans la fourmilière.
Partout sur la carte, les points naissaient, puis, comme un essaim d'insectes, convergeaient vers l'Europe. Sabrina savait qu'il s'agissait d'autant de coups de sonde destinés à chercher le hacker – ou à défaut, sa victime – et en apprendre le plus possible : qui, quoi, et surtout comment. À peu près un tiers de l'activité, cependant, se concentrait vers l'Inde et le Pakistan. Sabrina enchaîna :
— Pourquoi s'acharnent-ils sur ces pays ? Nous sommes à T + 30 minutes : à ce moment tout le monde devait savoir que l'incident s'était passé en Europe.
— Il y a deux explications à cela. D'abord, il y a beaucoup de trésors industriels à y trouver : les tentatives de pénétration y sont quasi permanentes. Nous les avons mesurées à cette occasion, mais si nous refaisions l'expérience demain sans « opération spéciale » comme celle de cette nuit, il est probable que nous obtiendrons des résultats comparables pour ces pays. Ensuite, nous supposons que certains hackers chinois ont tenté leur coup vers ces pays en imaginant que ces derniers baisseraient la garde pendant l'heure qui a suivi l'incident.
— Et que pouvons-nous en déduire ?
— Nous en avons pour des semaines à analyser toutes les informations que nous avons glanées. Cette nuit, nous avons donné un coup de flash sur une scène : si nous rééditons la chose trop tôt, nous serons repérés, et nous devrons concevoir de nouveaux moyens d'investigation. Nous allons donc utiliser « la chute des dominos », mais avec parcimonie. Mais nous pouvons déjà fournir de précieuses informations à notre commandement.
— Et en ce qui concerne le terrorisme ?
— Je viens de vous le dire, Sabrina, dit Morhange avec humeur. Les analyses ont à peine démarré.
La jeune femme accusa le coup. Son supérieur n'appréciait pas qu'elle lui rappelle le côté « limite » de cette opération. Tous deux savaient que la tentative de cette nuit pouvait leur ramener des informations intéressantes pour la lutte contre le terrorisme, mais il était manifeste que le but poursuivi était tout autre. Il s'agissait de fournir à leur hiérarchie les preuves factuelles de la responsabilité des autorités chinoises dans le piratage informatique organisé. Sans compter que l'opération avait eu des conséquences locales non négligeables dont Morhange n'avait visiblement rien à faire. Sabrina changea de sujet :
— Nous considérons donc que Milos fait désormais partie du Centre ?
Morhange ne répondit pas tout de suite. Il regarda la jeune femme dans les yeux, lui laissant deviner sa réponse :
— Lorsqu'il nous aura livré la « chute des dominos ».
Sabrina protesta :
— Monsieur, nous avions promis...
— Sabrina, vous savez très bien quelle est notre mission. À l'avenir nous devrons impérativement être à même de lancer une opération comparable sans son concours. Milos nous a expliqué le principe de la « chute des dominos » mais pas le détail de son fonctionnement. Nous ne pouvons pas encore le considérer comme fiable.
— Milos est fiable, monsieur, insista Sabrina. Vous m'avez demandé de faire en sorte qu'il le soit.
— Vous avez œuvré à ce qu'il allume un feu cette nuit, pour éclairer le visage de ceux que nous souhaitions démasquer. C'est chose faite, ou presque. J'imagine volontiers qu'il a été satisfait de sa récompense.
Sabrina encaissa le sarcasme sans broncher. Il poursuivit :
— J'admets que Milos a fait exactement ce que nous voulions. Il s'est livré à un acte de piraterie informatique spectaculaire et sans grandes conséquences. Il a obéi aux ordres, ce qui prouve qu'il a assez peu de scrupules, mais au risque de me répéter, cela ne fait pas de lui un homme fiable.
— Demandez-lui de venir travailler au Centre. Il travaillera à documenter « la chute des dominos » et formera notre équipe. Ainsi vous pourrez juger sur pièce.
— Il n'en est pas question. Je ne lui ferai confiance que s'il nous livre d'abord ce que nous lui demandons. Nous prendrons le temps d'analyser le fruit de son travail sans qu'il pose ses mains sur un clavier dans nos propres locaux. Ensuite seulement nous verrons comment collaborer avec lui. D'ailleurs, ne deviez-vous pas nous fournir une copie du disque dur de son précieux portable ?
Sabrina jeta un œil sur son sac à main, puis revint à Morhange :
— Je n'y suis pas encore parvenue. Et pour ce qui est de le convaincre à vous livrer ce que vous voulez... J'ignore si je pourrai obtenir cela de lui.
— Je suis sûr que vous trouverez les arguments.
La jeune femme sentit son dos se raidir. La condescendance de son supérieur la transformait lentement en une statue glacée. Il était temps de conclure cette conversation.
— Il me faut encore quelques jours.
— Je vous donne deux nuits.
— Monsieur ! Je...
— Ne le prenez pas de mauvaise part, Sabrina. J'ai plus de trente ans d'avance sur vous dans l'exercice de la persuasion. Je sais où et comment cela va se régler. Je ne vous juge pas. Je veux « la chute des dominos ». C'est tout.
Morhange lui adressa un petit sourire satisfait. La jeune femme se leva en décidant de ne pas livrer le précieux contenu de sa caméra tout de suite. Il lui donnait deux nuits : il allait attendre deux nuits. Elle lui rendit son regard.
— Je vous raccompagne, dit-il. J'ai envie de respirer un peu d'air frais.
Sabrina fut surprise mais ne cilla pas. C'était bien la première fois que son supérieur l'emmenait jusqu'à la porte du Centre.
Ils se servirent du sas l'un à la suite de l'autre, puis arrivèrent sur le parking. Morhange lui serra la main.
— Bonne chance. Et n'oubliez pas de féliciter notre allié.
— Merci monsieur.
Sabrina tourna les talons, écœurée. Morhange avait osé qualifier « d'allié » un homme vis-à-vis duquel il ne témoignait que du mépris. En s'éloignant, elle entendit les portes de l'entrée s'ouvrir à nouveau. Pour un homme qui voulait s'aérer, il est bien pressé de rentrer, pensa distraitement la jeune femme en serrant son sac à main contre elle.
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