Amandine de printemps

Gabriel Kayr

Le tout est de bien calculer l'angle.

D'ordinaire on joue entre nous. Ou avec l'architecte, le dimanche, quand il vient se reposer aux Platanes. On n'hésite pas à proposer quelques parties à des gars pas d'ici, qu'on repère vite. Par exemple les intellos qui retapent la ferme des Sablières. Eux, ils ont souvent des amis profs, et c'est tout le même genre : des cérébraux. Comme les socialistes, ils savent pas jouer, mais t'expliquent pourquoi ils perdent. Que le terrain est sur un socle cristallotruc, la rivière anaclinale (mais pourquoi j'ai retenu ce mot, et qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire, anaclinale ?), la cuesta ceci cela. Que l'église fut construite sur une ancienne crypte romaine, que les obus du monument aux morts c'est du trente-sept de marine allemand, rien à voir avec ceux qui étaient tirés là, etc. En fait de tir et de pointe, ils sont nuls, mais instructifs pour tout le restant. On les voit se parler tout bas, garder un livre à la main, combiner des stratégies savantes, essayer de jouer les boules au lieu du point, et se manger treize quatre, six manches de suite. Mais ils sont contents, ils prennent l'air et ensuite on boit l'apéritif.

Et puis parfois, au printemps comme aujourd'hui, à l'avant-garde des premier rayons de soleil, il y a Amandine. Pas trente ans, blonde, gironde.

Amandine, on a beau se battre pour lui expliquer le jeu, elle comprend jamais.

- Et là, c'est à moi ?

- Non, c'est à Jean-Claude. Il va tirer, la boule est trop près.

- Trop près de l'autre ?

- Trop près du billou (soupir).

Mais on lui pardonne à cause de son short en jean's coupé maison, tout déchiré et qui laisse deviner de la dentelle en dessous. A cause des taches de rousseur à la naissance de ses seins libres, du grain de sa peau sous le jaune du boléro en tension, de toutes ses courbes. Les joueurs de boules aiment les courbes. D'ordinaire ils les calculent, au sol ou en l'air, selon qu'ils sont tireurs ou pointeurs. Avec Amandine, ils en approchent d'autres, vivantes, colorées, palpitantes. Ça vaut bien de gaspiller une partie, peut-être même tout un dimanche après-midi. Guste demain, sur son tracteur, en traitant ses pruniers, il y pensera encore.

A Amandine, on lui a expliqué vingt fois comment lancer. On lui a dit de porter la paire, à cause du poids, pour l'équilibre. En triplette, chacun n'a que deux boules, mais c'est quand même trop pour ses longs doigts aux veines bleues ! Elle trouve ça lourd, alors elle les laisse par terre ; chaque fois qu'elle doit enchaîner ses tours elle quitte le départ pour aller ramasser la suivante avec des entrechats, un vrai lac des signes… Il y a toujours un galant pour la lui rapprocher, t'en fais pas ! De la main, s'il veut croiser son regard. Du pied, si elle l'énerve. C'est souvent Jean-Claude, le tireur d'élite, qu'elle énerve. Et celui qui la lui tend avec un sourire de crève-la-faim, c'est toujours Guste, un peu plus rouge que l'effort ne l'exige, et parfois moi.

A son tour de jouer, les conseils pleuvent :

- Prends ton temps !

- Plie les genoux !

- Détends-toi !

- Tourne pas la main…

Elle répond chaque fois la même chose :

- Mais moi je suis mieux comme ça !

Et elle lance sa boule trop haut, en cuiller, dans une parabole inutile ; puisque la première fois elle a terminé trois mètres avant le but, là elle y met de la force, et ça s'arrête deux mètres derrière, dans l'axe.

- C'est mieux, commentent quelques hypocrites.

La dose de patience qu'un short trop court permet d'extorquer…

Quand elle a joué, elle s'éloigne de quelques pas chassés, ou en mettant exactement un pied devant l'autre, à la top modèle, ou en se replaçant une mèche derrière l'oreille, disciplinée, indifférente au résultat, encore plus tentante.

Elle a embelli depuis l'année passée, mais je la trouve pâlotte. D'ici à la fin de l'été, après deux ou trois séjours clignotants, elle sera révélée, c'est chaque fois pareil et ça nous émerveille : on reçoit un pâton à Pâques, on renvoie une tatin aux moissons. La campagne la fait lever, la cuit, la dore et la garnit. Elle repart pour un an, et aux Pâques suivantes on mesure ce qu'elle a gagné comme femme et perdu de santé. Ça change des tantes dont on vérifie le vieillissement une fois l'an, pour les vœux.

Fin avril, on sort à peine de l'hiver, mais ici elle ose montrer ses jambes un peu blanches, ses chairs hardies à oublier les collants. Je comprends qu'à la ville, elle serait quelconque, pas encore éclose et concurrencée. Là elle se sent moins dévaluée et nous régale de ses longs mollets, de ses clavicules délicates, de ses tendons qui la manœuvrent comme une grand-voile, de ses escarpins bridés aux chevilles, de ses orteils qui picorent un peu de la couleur du sable. Elle les crispe en se concentrant et alors le sang se masse à leur pointe, soulignant bien la blancheur de sa peau, leur donnant de jeunes rides. Deux sources de notre agacement qui ne tarissent jamais : son corps et son jeu. Mais elle se penche pour jouer, et on l'absout à l'unanimité.

Une qui fait la gueule, c'est Jeanne, la moitié d'Auguste. Ce qu'elle peut l'irriter, cette très grande radasse ! Elle te lui ferait bien avaler un jeu complet, pour lui plomber le dedans. Mais elle se retient, revenant guetter de loin en loin, elle qui ne joue pas. Des démangeaisons d'Auguste, elle en aura sa part ce soir. Réparation privée d'une publique humiliation…

Vient un moment où la fascination capitule au score. Amandine a eu quelques coups de veine torpillés par Jean-Claude ; on l'a bien reluquée, à chaque mène il y a davantage de monde, et l'ambiance est à la fois plus détendue et moins au jeu. Malgré tout, l'équipe qui l'a généreusement acceptée ne peut éviter d'être menée. Il faudrait liguer la mécanique de Jean-Claude et la pointe de Guste pour neutraliser ce bras cassé au velouté de pêche dans lequel on épie la lumière qui danse.

Et donc, on est menés. De beaucoup, de beaucoup trop : douze points à rien. Amandine ne comprend pas pourquoi le temps vire à l'orage. Elle n'a jamais retenu le fait qu'une manche se joue en treize points. On est à un cheveu de l'humiliation. C'est dur. C'est aussi très cher pour le seul plaisir de retrouver un peu de jeunesse à la regarder bouger, pour être saoul avant l'apéro, pour se fabriquer des souvenirs. D'autant qu'elle s'énerve maintenant. Elle n'écoute rien, mais elle s'énerve.

- C'est toujours pas à moi ?

- Non, toujours pas. Attends, qu'on mesure.

Il n'y a que là qu'on l'oublie un peu. On a beau s'attendrir avec elle, on n'est pas inconscient jusqu'à lui confier le mètre, ou l'antenne de radio télescopique, ou la ficelle, ou le brin de paille… Elle bougerait – non, elle bougera – le jeu et va rouler dessus. Mesurer la distance entre deux boules, c'est une science au-delà de ses capacités. Jean-Claude nous a raconté qu'une fois en concours, il avait oublié son mètre, et ça c'est fait exprès qu'il a fallu trancher un point. L'un de ses adversaires a défait sa ceinture et commencé à se baisser. Mais il avait tant de ventre qu'il ne pouvait pas à la fois voir les boules et tenir droit. Il avait beau souffler, grogner, se tourner, dès qu'il tendait sa ceinture vers le sol, il partait en avant et se rattrapait de justesse. Il a fini par laisser tomber en jurant pire qu'à la foire, il avait failli y laisser le pantalon... Quand il est de bonne humeur, JC nous le mime et on en pleure de rire.

Remarque… S'il n'y avait pas l'enjeu, on le lui laisserait bien gaspiller, ce point cardinal, à Amandine. Elle prendrait le mètre, ou l'antenne de radio télescopique, ou la ficelle, ou le brin de paille, s'accroupirait, écarterait les jambes à cause de ses talons, puis essaierait d'accoler un bout de l'outil à une boule sans déranger l'autre. Elle s'y reprendrait à plusieurs fois, perdrait l'équilibre, et il n'y aurait pas assez de place autour pour tous les hommes qui voudraient la regarder opérer. Y'en a même qui se reculeraient un peu pour admirer l'ensemble. Du point, on se soucierait moins que d'avoir le meilleur angle.

Ce qui nous épate le plus, c'est son habileté de chèvre à garder l'équilibre sur ses talons alpestres. Elle peut tout faire, de là-haut : se baisser – quand ça arrive, Guste regrette d'être allé pisser à cinquante mètres. Le temps de retourner, elle s'est déjà relevée ; il a raté l'échappée d'une fesse hors du short, miroitement d'un paradis dont tous les autres reviennent exsangues du haut – elle peut courir, sautiller et, utile valeur ajoutée, tracer le rond du départ dans le sablage tendre du terrain. Ce rond de jambe si lascif lui a valu d'être nommée préposée aux cercles ; elle est ravie. Sauf qu'ensuite, ça ne rate jamais, elle demande si c'est à elle de jouer. Inutile de lui expliquer que, puisqu'on ne marque pas, ce n'est jamais à elle… Et même une fois elle n'a pas attendu la réponse. Sitôt le rond tracé, elle a jeté une boule. Guste et JC ont failli se battre pour décider si elle pouvait la reprendre…

- Boule jetée, boule jouée, a dit JC.

- On n'est pas en concours, ho ! Vas-y Amandine, reprends-la, c'est aux autres de commencer, c'est eux qui ont marqué.

- Ah mince !

Elle est un peu surprise de la véhémence qu'elle inspire. Elle qui voulait se détendre sous la chaleur des regards, elle s'aperçoit que la pétanque, putain, c'est sérieux.

- Et oui c'est sérieux, surtout avec JC, lui dis-je.

- Pourquoi ?

- Parce qu'il est semi-pro. Il fait un peu de compétition et il joue plus pour notre plaisir que pour le sien. Quand il est là, on joue mieux alors on voudrait pas le fâcher.

- Mais on joue pour s'amuser, quand même, non ? C'est qu'un jeu…

Adorable enfant ! Ange échappé de la bouche des enfers ! Providence incomparable d'une cascade de crème solaire dont je jalouse le parcours, je voudrais être le petit chat que tu laisses nue te regarder dormir, la goutte de sueur qui s'attarde en collier avant de s'abîmer vers ton en bas, la langue de tissu qui s'entortille à … Stop… C'est mon tour de jouer. Je m'accroupis au départ, gêné qu'on ait dû m'appeler, tendu.

Il y a un barrage de boules devant, je ne vois pas le but, je vais taper dans le tas et tant pis. Je lance un peu fort, le barrage se disloque et l'une des boules d'Amandine va se coller au quillou. On tient le point, on sauve l'honneur ! C'est pas glorieux, mais l'orage tourne au chahut gaulois, des bras se lèvent, des épaules se tassent. Sauf que Jean-Claude est armé. Il s'approche déjà, sûr de lui, et prend ma place.

- Pousse-toi, qu'il me fait de son air d'acier…

Spack ! Adieu notre unique point, qui va mourir entre les racines du châtaigner de l'église. Jean-Claude a fait un carreau et annonce « et treize ! ». Et là…

Là, Amandine dit « et moi ? J'ai encore une boule. »

- Hein ? Fait Guste.

- Ah ouais ? Je dis. Et je pense : tu pouvais pas le dire avant ?

- Et bien joue-là, dit un Jean-Claude insouciant.

- Mais comment ?

Il faut lui expliquer. La situation est tragique de simplicité : Amandine a seule une dernière boule. Tous les autres ont joué les leurs, JC en dernier pour réaliser son carreau magique. Ils ont treize point par terre. Donc soit on le leur reprend, soit la partie est finie. Pour le leur reprendre, il faudrait que par miracle Amandine parvienne à décaniller Jean-Claude et se mettre à sa place. Ce que JC pratique couramment, comme s'il bouffait des carreaux au petit déjeuner. Mais pour ça, il faut savoir tirer, attaquer la boule « plein fer », c'est-à-dire la faire tomber exactement sur l'autre pour que la violence du choc chasse la seconde en bloquant la première. Et franchement, le chien n'y croit pas plus que nous. Même si j'ai élargi le passage, même si la cible est bien visible, le terrain plat, la distance convenable, c'est quand même Amandine. Elle n'a jamais tiré, sauf par erreur, alors viser et toucher…

On se concerte du regard, avec Guste. On n'a rien à perdre. Un moment encore, monsieur le bourreau … Guste se dévoue pour expliquer à Amandine ce qu'on attend d'elle, prétexte pour la prendre au bras et la respirer de près. J'interviens, parce que j'ai repéré Jeanne qui revient des poules.

- Alors, c'est à toi, et tu es notre dernier espoir. Il te faudrait lancer le plus fort possible contre cette boule – et j'encadre de mes pieds la rayée or de JC, qui me fusille du regard. Tu vois ? Tu vises comme tu veux, surtout tu lèves bien le bras, tu calcules pour retomber là, tout droit, et boum ! Ta boule enlève celle-là, et on gagne.

- C'est simple, ponctue JC, méchant.

- Bon d'accord. Je sais pas si je vais réussir…

Elle a dit ça simplement, mais on voit que les autres pensent « nous on sait ! ». Et elle se place au départ dans un silence de mise à mort. Le dernier mouvement, c'est Jeanne qui vient fermer le cercle des voyeurs.

Tout le monde la regarde mais, pour la première fois, on s'intéresse plus au fond qu'à ses formes. Nos adversaires, bien qu'insouciants, ne peuvent s'empêcher d'imaginer l'inimaginable. Avec leur avance, ils savent que, si miracle il y avait, celui-ci devrait être suivi de beaucoup d'autres. Mais ils sont quand même embêtés, parce que ce serait la confirmation de la malédiction de l'endouzement. Etre endouzé, c'est crever devant l'obstacle, c'est avoir fait l'essentiel, moins le plus important, c'est perdre par peur de gagner, St-Jean d'Acre qui annule l'Egypte. Tous les joueurs du dimanche connaissent ce curieux phénomène qui vous laisse crever aux portes de la Terre promise, devant l'ennemi qui vous rattrape puis vous dépasse dans une dernière mène, à douze partout, que vous perdez fatalement, parce que la pétanque, c'est comme le désir : c'est dans la tête. En quelque sorte, Moïse lui-même a été divinement endouzé, à ce qu'on raconte…

De notre côté, on ne prie pas trop fort de peur que ça s'entende, car on voit plutôt le verre à moitié vide. D'accord, il est possible qu'elle touche. Elle peut aussi enlever le but et annuler la mène. Mais les chances sont si faibles. Autant se résigner, on sera moins déçu. Et pourtant, quand même… Et si... Elle pourrait… On ne respire plus… Un gamin déboule à vélo, dans un grand dérapage. Il s'arrête interdit sans que personne n'ait besoin de rien lui dire, retenu par le bouclier mental de silence et de concentration qui entoure le terrain. Plus rien ne bouge que la poussière. Seul le chien continue de transpirer de la langue. Amandine arme son bras, les pieds en dedans. Elle fait le curieux geste de viser, ferme un œil. Je vois JC qui lève les deux siens et refoule un soupir. On entend deux abeilles dans la treille du presbytère.

Amandine se décide enfin et jette sa boule comme elle livrerait un paquet de journaux. Dieu qu'elle est laide ! Aucune parabole, cloche, courbe. Sa boule mange le sol comme un ver, se traîne sur le ventre au lieu de rouler, on appelle ça une rafle. La honte suprême, le non-style parfait, qui échoue toujours quand le terrain est caillouteux, qui tape dans les barrages édifiés en défense, ceux qu'on accumule justement pour obliger l'adversaire à lever le bras. Mais le barrage, je l'ai déjà éclaté. Sa boule file et chacun a pu voir qu'elle partait droit. Un dieu invisible la pousse vers le but, aucun tapis de roulette surchargé de fortunes n'a jamais été scruté comme ce carré de sable où l'on joue pour rien. Aux deux tiers du parcours, tout le monde a compris qu'elle y va, elle y va foutre bien, laissant derrière elle un sillage de poussière sonore pire qu'Achille traînant le cadavre d'Hector, elle y va garce, passe les ruines du barrage et vient éclater pile la rayée or de JC dans un son mat de tocsin, prenant sa place et nous donnant le point…

Dans l'assistance, c'est fête nationale. Un délire, la Gloire de mon Père en mieux, une ovation qui fera le tour du village. Amandine a sauvé une mène ! Tout le monde vient l'embrasser, Guste se précipite, puis se ravise et lui empoigne les épaules. Moi qui ne suis pas d'astreinte conjugale, je lui appuie deux baisers aux joues, et j'y vais aussi un peu des mains sur ses fesses, en bon camarade. Nous qui croyions déjà embrasser Fanny, voilà soudain qu'on la palpe elle, cette fille de l'air et du feu, amnistiés d'avance d'en profiter un peu, exagérant notre joie pour en assaisonner la saveur dans son cou.

Les autres font la gueule mais n'y peuvent rien : ils sont bien endouzés. Pire, endouzés par Amandine. Un coup à déconcerter Jean-Claude, qui ne touchera plus rien de la soirée. Ce jour-là, on gagnera d'un point, après une remontée des enfers où on aura marqué jusqu'à quatre points par mène.

Après ça, on n'a plus revu JC de trois semaines. Mais on a tellement profité d'Amandine qu'on ne s'en est presque pas aperçu !

  • Grand merci de ce bel enthousiasme. Il me plaît d'autant plus que j'ai un petit faible pour ce texte :-)

    · Il y a presque 10 ans ·
    Slinkachu street art 02

    Gabriel Kayr

  • Que dire, Gabriel... ♥
    Ce texte est juste parfait. Il fleure bon la campagne, la Provence, les vacances.
    Il sent les hommes, le vrai, la rondeur lactescente de la jeunesse.
    L’authenticité, jusque dans la moindre virgule.
    Et je réalise soudain ce qui a pu se passer toutes ces fois, où j'étais moi aussi une Amandine.
    Nous sommes aussi insouciantes que nombreuses. Pour le plaisir de tous, et de la pétanque, dont je ne comprends toujours rien.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Juliehuleux 45

    Julie Huleux

Signaler ce texte