Amélie du train
roigoon
Depuis combien de temps m'étais-je endormi ? Ma volonté n'avait pu résister au confort de la première classe de ce train fonçant à 300 km/h en direction du nord de la France. Son léger mouvement de roulis me berçait de façon maternelle. J'affectionnais particulièrement cet état de semi léthargie qui me donnait l’impression d'être enfermé dans une bulle de coton. Le contrôleur fut la première personne à me déranger. D'un geste agacé, je lui tendis mon billet qui rejoignit, une fois perforé, le filet vide-poches placé devant mes yeux.
La seconde fois, à peine reparti dans les limbes, une jeune fille m'effleura et s'installa sur le siège voisin, côté fenêtre. Quelle surprise ! Habituellement, je voyageais plutôt en compagnie de femmes du troisième âge ou d'hommes en complet veston. Cette fois, ma voisine avait une petite vingtaine à tout casser. Elle s’empressa d'occuper l'espace vide autour d’elle. L'odeur qu'elle dégageait m'enivra. Son parfum, mélange d'iode et de jasmin, me rappela que mes vacances à Biarritz se terminaient. Je rentrai à Paris en éclaireur, ma famille devant me rejoindre la semaine suivante pour préparer la rentrée.
L'inconnue avait une coupe de cheveux à la garçonne qui n'ôtait rien à sa féminité. Je l'observai du coin de l'œil, amusé. Ses fossettes enfantines se creusèrent lorsqu’elle me sourit. Elle avait remarqué mon petit manège mais n’en sembla pas gênée. Elle tapa un texto sur son Smartphone à la vitesse de l'éclair. Regarder la danse de ses pouces me fit penser à mes propres enfants, trois garçons, dont la dextérité dactylographique était analogue. Malheureusement, la comparaison s'arrêta là quand elle sortit un roman de Paulo Coelho. J'avais beau essayer de les intéresser à la littérature, les jeux vidéo avaient définitivement corrompu mon éducation.
• Vous connaissez ? me demanda-t-elle tout de go.• Heu, oui ! répondis-je surpris par son audace.Son naturel me déstabilisa.
• Je l'ai trouvé tout à l'heure à la gare de bordeaux. L’histoire est passionnante.• Vous aimez lire ? poursuivis-je, pensant à la tête de mon fils s'il me voyait ainsi discuter avec une fille de son âge.• J'adore ça me dit-elle. Surtout les thrillers.• Tiens, comme moi !• J'ai lu celui que vous avez, là, le code Jefferson. Steve Berry, c'est ça ?Ses longs doigts fins, aux ongles vernis, se posèrent sur la couverture de mon roman. Elle avait de très jolies mains. Je m'abstins du moindre compliment. J'ai toujours eu un faible pour les mains.
Notre échange tourna autour des grands succès littéraires du moment, domaine dans lequel j'excellais. La littérature était ma passion.
• Vous faites des études de littérature ? lui demandai-je.• Non pas du tout. Je suis en école préparatoire.• Vous voulez faire quoi ensuite ?• J’aimerais faire l'ESJ, l’école supérieure de journalisme. Je rêve de devenir reporter, de voyager dans le monde. Mais bon, c'est super-dur et je garde les pieds sur terre.• Incroyable. C'est mon métier. Vingt ans comme reporter de guerre. Quelle coïncidence !Ses yeux se mirent à briller soudain d'un éclat que je connaissais bien : la lueur d'admiration des stagiaires lorsqu'ils découvraient ma réputation au journal. La discussion s'emballa. Elle vrilla son regard bleu dans le mien. Elle me posa plein de questions comme jamais aucun de mes enfants ne l'avait fait. Il ne fallait pas m'engager dans cette voie, j'étais intarissable.
Si j’avais dû avoir une fille, je suis sûr qu’elle lui aurait ressemblé. Espiègle, charmeuse, belle, intelligente. Les voyages offrent parfois de bonnes surprises. J'étais sur un petit nuage.
• Ça n'a pas été trop dur pour la vie de famille ? me demanda-t-elle soudain, mettant un terme à mon étalage de souvenirs d'aventures africaines. Votre femme a supporté tout ça ?Je n'osai y croire. Elle manœuvrait pour en savoir plus sur moi. Les paroles de collègues de la Rédaction me revinrent en mémoire. Ils vivaient des histoires passionnées avec de très jeunes femmes. Elles semblaient combler leur manque de père et ils profitaient de l'aubaine. C'était donc vrai ?
• Notre couple a traversé beaucoup de difficultés mais il a tenu bon. Enfin, on ne peut pas dire que je sois le plus heureux des hommes - Pourquoi fallait-il que je rajoute ça ? - Il y a des hauts et des bas. Et vous ?• Je suis célibataire depuis six mois.Elle s'arrêta là, laissant la porte ouverte à mille questions que je m'abstins de poser. L'information m'était suffisante. Je lui demandai où elle vivait. À ce stade, je commençais à entrevoir la possibilité d'une aventure extraconjugale. Cette jeune fille était vraiment séduisante. J'avais l'impression que mon cerveau était entré en ébullition.
• À Boulogne Billancourt, me répondit-elle.Je luttai pour ne pas crier de joie. J'habitais tout près.
Elle se leva pour se rendre aux toilettes. Ses jambes nues effleurèrent les miennes, ce qui enflamma mes sens. Sa frêle silhouette, balancée par le tangage du train, dansa le long du couloir. Les hommes présents dans le wagon levèrent la tête à l'unisson. Je souris. Aujourd'hui, la chance me tendait les bras. Tant de points communs allaient au-delà du hasard et ne pouvaient être que le fruit d'une providence bienveillante. Je jetai un coup d’œil à ses affaires afin de glaner quelques informations. Malheureusement, elle avait emporté son téléphone. Dommage ! Cette heure de discussion m'avait transformé en prédateur. Je ne la voyais plus comme une enfant mais comme une femme. J'imaginais déjà de folles nuits en sa compagnie, ses longues jambes emprisonnant les miennes dans un corps à corps passionné.
*
• Au fait, je m'appelle Amélie, et vous ? demanda-t-elle à son retour.• Philippe ! Enchanté, répondis-je abasourdi.Quand j'allais raconter ça à mon meilleur ami, il n'allait pas le croire.
• Je sais, votre nom est sur votre ticket, me dit-elle en me montrant le bout de carton dans le vide-poches. Philippe Dalambert, J’ai déjà vu votre signature dans un grand quotidien. Plutôt pas mal vos articles !• Bien vu, Mata Hari ! Que font vos parents ? Ils sont espions ? Elle m'avait déjà lu. De mieux en mieux !• Non, j'aurais bien aimé. répondit-elle en riant. Ma mère travaille dans une officine des nations unies. Elle fait beaucoup de missions à l'étranger. C'est peut-être de là que vient mon envie de voyages.• Elle habite avec vous ?• Oui ! Enfin, c'est plutôt moi qui habite avec elle. Elle est souvent absente. Comme ça, je peux arroser les plantes et donner à manger au chat.• Et votre père. Je crois comprendre qu'il ne vit pas avec vous.Je n'avais pas terminé ma phrase que je compris que le sujet était sensible.
• Je suis désolé, continuai-je, je suis peut-être trop indiscret.• Non… Non, ça va ! Je ne l'ai jamais connu et j'ai parfois des périodes de spleen. Il y a des jours où cet inconnu me manque. C'est dur à comprendre d'ailleurs, je n'en parle jamais. C'est peut-être lui l'espion qui m'a légué ce sens aigu de l'observation.Elle s'efforça de sourire ; sa gêne était palpable
• Moi je vous comprends. N'en parlez-vous jamais à votre mère ?• Elle déteste ça. Elle se met en colère. Trop de mauvais souvenirs ! C’est difficile d’admettre que je sois le fruit d’une étreinte rapide sur la banquette arrière d’une voiture à la sortie d’une soirée en Côte d’Ivoire. Il s'appelait Philippe, comme vous d'ailleurs.Une vague violente s'abattit sur moi instillant dans mes veines un fluide glacial. J'avais traversé l'Afrique de long en large quand j'étais correspondant de guerre avec, bien évidemment, de nombreuses aventures amoureuses.
• Qui a-t-il ? me demanda-t-elle ?• Rien… heu… j'ai un peu chaud.• J'ai réussi à avoir quelques infos. Je sais par exemple qu'il est né le dix octobre 1963. Ils ont couché ensemble à l'occasion de sa soirée anniversaire. Vous êtes né quand, vous, Philippe ?• Heu… moi… ? le douze… heu… le douze février 1964.• Vous n'êtes pas mon père alors. Dommage ! Pour la première fois depuis ses premières paroles, un silence s'installa entre nous. J'étais anéanti. Bien sûr, j'étais né le dix octobre 1963. Cette gosse, que je rêvais de sauter quelques instants auparavant, était ma fille. Une envie de vomir m'envoya à mon tour dans les toilettes. Je restai un long moment debout, devant la glace, incapable de mettre de l'ordre dans mes idées. Une fille ! J'en avais rêvé pendant des années et voilà que je l'apprenais, à 50 ans… Comme ça… Dans un train… Par sa bouche… Quel choc !
Je me passai de l'eau sur le visage. Je devais calmer cette tempête intérieure. Qu'allais-je faire ? J'imaginai le chamboulement au sein de ma famille. Comment allait réagir Nathalie, mon épouse ? Bien que la conception de cette fille ait été antérieure à notre relation, je la voyais mal accueillir cette nouvelle avec le sourire. Et mes enfants ?
Soudain, je réalisai qu'Amélie en savait probablement plus qu'elle ne le prétendait. Elle avait eu une réaction étrange en me montrant mon billet de train. Elle faisait semblant.
Notre arrivée à Paris était imminente. Dans quelques minutes, j'allais quitter cette personne. Je devais prendre une décision ; et la bonne, au risque de le regretter le restant de mes jours.
Je rejoignis ma place bousculant les vieux qui encombraient déjà le corridor. Le wagon se balança de plus belle, soumis aux changements d'aiguillages incessants à l'approche de la Gare Montparnasse.
Amélie était pensive. Elle regardait dehors.
• J'ai quelque chose à te dire, entamai-je d'une voix blanche.• Moi aussi, répondit-elle.• Je t'ai menti. Ma date de naissance n'est pas celle que je t’ai donnée mais bien le dix octobre 1963.Je marquai un silence pour lui laisser le temps d'intégrer ce qui était incroyable.
Elle baissa les yeux et eut un sourire ennuyé.
• Moi aussi je vous ai menti et je vous présente d'emblée mes excuses. Tout ce que je vous ai dit, depuis le début du voyage, est faux. Tout ! Mes parents se portent très bien et je n'ai nullement envie de devenir journaliste. Je suis étudiante en psychologie et je prépare une thèse sur la manipulation mentale dans le milieu criminel. Je vous ai choisi parce que j'ai vu votre nom en passant à côté de vous et que la place était libre. J'ai pris des renseignements sur votre vie avant de m'installer, notamment sur votre profil Facebook. C’est fou ce que l’on peut savoir sur les gens, surtout quand ils ne prennent aucunes précautions. Il ne me restait plus qu'à vous travailler. Je suis désolée Philippe. Vous avez été un de mes cobayes.