Amère

Quand ai-je donc cessé d’exister ?

J’aimerais tant que quelqu’un me le dise. Non pour entretenir ma colère envers toi – je n’en ai guère, d’ailleurs : je suis encore capable, dans ma folie douce, d’un peu de discernement. Mais si on m’apprenait quels furent mes derniers instants de liberté, alors je pourrais me complaire dans leur souvenir, et les savourer avec la délectation qu’ils méritent. J’en garderais précieusement les réminiscences et les laisserais m’emporter, temporairement, lorsque l’existence me semble trop cynique, trop insupportable, et qu’il me prend l’envie de nous tuer tous les deux.

Jamais plus je n’aurai le droit de ne penser qu’à moi-même. Je m’efforce, chaque jour, de faire le deuil de l’individu que j’étais naguère, quand je pouvais parler à la première personne, quand toutes mes pensées ne convergeaient pas vers toi. Nous sommes maintenant un couple indissociable, deux êtres n’en formant plus qu’un, devant Dieu, et tous les autres : tous ceux qui me rappellent à l’ordre quand je faute en t’oubliant.

Mon corps et mon âme se plient à la règle que tu leur as imposée. La soumission opère avec tant de facilité, comme pour me rappeler qu’il n’est rien de plus naturel… Je me courbe, je me renie, je m’efface devant toi. Tu me prends mes forces. Tu me prends mon temps. Tous ces instants que tu exiges de moi, et que je te cède avec – malgré toute mon aigreur – une inébranlable dévotion. Te donnant tout ce qu’il m’est possible de donner, en sachant que jamais rien ne me sera rendu.

Je ne puis pourtant pas m’empêcher de te protéger. Tous mes gestes, toutes mes réflexions sont animées par cette idée première ; il semble que l’instinct soit plus fort que la volonté. J’accepte mon sort, et le rôle que tu m’as attribué.

Toi sans qui, à leurs yeux, je ne serais qu’une pauvre chose errante, malheureuse et incomplète. Toi sans qui j’incarnerais le comble de la futilité. Toi…, sans qui je serais cette créature plus vaine que le chat, ou l’écrivain : une femme sans enfant.