Amériques - 1

nyckie-alause

« Qui voyagera avec nous aujourd'hui ? » a demandé le guide. 

Il le dit toujours en venant accueillir les groupes sur le parvis du musée.


Le garçon pâle, celui qui est vêtu de noir des pieds à la tête, se tourne vers le groupe des jeunes gens agglutinés sur l'esplanade des Amériques. Jusqu'à présent il leur tournait le dos, les sens aux aguets comme un félin prêt à s'enfuir à la première alerte, il les observe, seul.

Sur sa tête un casque audio blanc dessine une ligne de fracture. 


« Qui voyagera avec nous aujourd'hui ? » répète le guide.


Charly le garçon pâle se rapproche, évitant de frôler quiconque, louvoyant entre les filles et les garçons qui instinctivement se déplacent pour le laisser avancer. Le voici à quelques mètres de l'homme. Les autres comme attirés par ce glissement se déplacent à sa suite sans cesser leurs conversations.


« Bonjour et merci de m'accorder votre attention, dit l'homme en appuyant ses mots d'un geste de bienvenue. Je m'appelle Vasco, n'hésitez pas à m'interrompre, posez-moi des questions si besoin, je suis ici pour vous. »


Charly avance encore. S'il persiste, dans un instant il l'aura rejoint, sera gêné, ne saura pas que répondre si Vasco l'interroge. Blasé ! Il fait mine de n'éprouver aucun intérêt pour la visite alors que le groupe se déplace vers… vers quoi d'ailleurs, vers cette salle à droite de l'entrée, une salle qui sur le plan  sorti de sa poche se nomme « Amériques 1 ».

Bon, l'Amérique on la connait, les films, la littérature, l'Histoire et les histoires, les découvertes c'est certainement ça… Mais ce S à la fin du mot quelle drôle de choses, surtout juste avant le 1. 

Vasco d'un grand mouvement de bras circulaire les invite à regarder ou à se rassembler enfin, ou à se taire qui sait ? Il présente le premier tableau. Des espagnols casqués, de bons sauvages, une nature exubérante et même un chien dont on ne sait s'il est espagnol ou indien. 

Il n'en fallait pas plus à Charly pour que son imagination ne prenne le chemin qu'il préfère, la route du départ définitif.

Il ne sort pas le carnet de croquis de son sac, en général les autres élèves se moquent, on lui dit « Hé l'artiste tu fais quoi ? Hé t'écris à qui dans ton carnet ? » Il y en a toujours quelques uns qui provoquent une bousculade pour le lui arracher, voir par dessus son épaule, et rire s'il fait mine de s'éloigner. C'est pour éviter tout ça qu'il ne se déplace qu'avec son casque sur les oreilles et fait mine de ne rien entendre. 

Il observe le coin gauche du tableau, celui où la forêt s'assombrit, les arbres se resserrent, des brillances fugaces disparaissent derrière les troncs, des yeux jaunes brillent d'un éclat inquiétant quand les jeunes gens défilent en riant et sans y prendre garde avant de se presser au tableau suivant. Le garçon reste immobile. Les jeunes gens comme une vague autour d'un rocher l'ont évité et ont suivi Vasco en oubliant la présence de Charly.

Mais pourquoi ce S à Amériques ? Le brouhaha s'éloigne à mesure que Charly pénètre plus profondément dans cette jungle tropicale. Le ciel n'est plus perceptible, l'air s'assombrit au fil de sa marche, une bête passe en rampant avant de s'enrouler autour d'un tronc pourri affaissé en travers du layon. 

Le silence entretenu dans ce lieu se teinte du sifflement de la climatisation occulté bien vite par des cris stridents issus de la canopée, des disputes, des fruits qui se détachent et chutent sur un sol spongieux en éclaboussure. Son regard erre et se faufile entre les bottes des espagnols. Il sent l'odeur délicatement moisie et graisseuse des cuirs ocres, le parfum ferreux des casques dont un est posé à côté d'une épée plantée dans le sol comme pour délimiter un territoire à venir. 

Charly préfère s'éloigner du groupe car il sait ce qui va advenir. S'il le pouvait encore il les préviendrait, mais il est décidément trop tard. Le personnage qu'il est en train de dessiner dans son carnet ? Ce n'est que lui-même et TROP TARD sort de sa bouche comme un cri, en majuscules noires. Décidément il fait bien de s'écarter à vive allure, les deux groupes vont s'affronter . Là, sur la gauche une échappée reste possible. Il voit bien que ce chemin doit être très fréquenté car les pas l'ont creusé. Sur le côté des pierres sont empilées comme des repères pour les jours où le brouillard vient de l'océan et s'entête à faire disparaître espagnol, indiens et bêtes sauvages. Au-delà de la ligne de crête est-ce un nuage qui se forme ou la fumée d'un incendie. Il a l'impression que s'échapper ne sera plus possible Son dessin s'assombrit de traits croisés, un ciel fuligineux s'écoule sur le paysage. Charly, sur la page suivante, fait apparaitre des enfants et des hommes qui courent vers le relief et il prend conscience que ce qu'il prenait pour une colline escarpée est un volcan. Il sors de sa poche un crayon 5B et le paysage disparait presque dans la nuit. Ne reste que les plantes des pieds que la course effrénée dévoile blanches, blanches.

Une sonnerie ? Il regarde sa montre… 

Non, un appel lancé du navire dont il aperçoit la proue derrière les rochers de la côte. Un appel au retour, une injonction de repli immédiat ? Déjà des rougeoiements remplacent les fumées, de sourdes explosions couvrent les cris des hommes, des feulements d'angoisse précèdent aux cris stridents des singes, aux craquements des arbres qui se brisent. Toute cette vie qui regagne l'océan avant la disparition… Dernière page du carnet, dernière page de l'histoire. Une vague immense soulève un navire aux mâts tordu, sur le rivage des casques ont été abandonnés comme des coquillages, déjà les crabes se les approprient, ou des bernard-l'ermite gigantesques. Une faune de fin du monde. Des singes mutants remplacent les conquistadors disparus et gravissent les parois du volcan qu'aucun feu n'anime plus. 

Vasco a rebroussé chemin pour retrouver Charly assis sur le parquet devant le premier tableau de la première salle. « Viens Charly, le musée va fermer. Demain il y aura une autre visite et peut-être que tu pourrais essayer d'atteindre la seconde salle, non ? »

— Peut-être, peut-être, je crois que j'en ai terminé avec ceci… Il lui montre la couverture du carnet sur laquelle il vient d'écrire :

« La nouvelle Amérique » tome 1.


Voilà se dit Charly la vraie raison du S d'Amérique et du 1.

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