AMETHYSTE

Julie Barant

Nouvelle dédiée au concours "Villes du futur".

I -


Je n'étais pas à Paris quand tout a commencé. Je m'étais enfui, parti hiberner en plein mois d'août sur les côtes du Pas-de-Calais, chez mes grands-parents, eux-mêmes partis en croisière en Corse, me laissant pour seule consigne de ne pas laisser mourir les cactus.


C'est plus tard qu'on me raconta.


Les tâches violettes qui apparurent lentement dans le ciel. Les parisiens accusant pour une enième fois la pollution, sans pour autant s'inquiéter outre mesure. Puis le doute. Les médias nationaux ne réagissant pas tout de suite. Les tâches qui s'étendent.


Non, au commencement, je me contentais d'essayer de retrouver mon inspiration d'écrivain pour enfants en avalant goulument des grandes bouffées d'air salé. D'ailleurs rien n'avait changé là-bas, le ciel était toujours immense et bleu, et la mer son miroir gris et vert. Cela faisait maintenant trois semaines que je m'étais coupé du monde, refusant télé, internet, radio et journaux, quand le téléphone sonna.

Plongé dans les livres d'Histoire de la bibliothèque du grand-père, je ne répondais pas aux premières semonces. Le deuxième appel me réveilla à peine de ma torpeur, et je levais la tête au moment pile où le répondeur prenait le relai. C'est au 3e appel que je commençais à tiquer. Les retraites silencieuses ne valent rien si elles sont constamment coupées par de longues sonneries stridentes.


Je répondis donc au quatrième appel, avec un ton ne cachant rien de ma mauvaise humeur.


“Clay, est-ce que c'est arrivé jusqu'à toi ?”


Je reconnus tout de suite la voix de Mina.


“Rien n'est arrivé jusqu'à moi, c'est le principe d'une retraite loin de tout tu sais.

Le ciel est bleu chez toi ?

Comment ? Mais… Et bien oui, je sais que je suis dans le nord mais tout de même, en plein mois d'août, il fait beau aussi tu sais…

Mais non abruti ! Tu n'as pas vu les nouvelles depuis quand ?”


J'allais de nouveau objecter avec la définition même de la retraite quand elle se mit à raconter.


Quand j'étais parti le 5 août, lassé de l'overdose d'informations et de distractions parisiennes, j'avais coupé tout contact avec le reste de l'humanité, mais Mina n'avait raté aucun épisode de l'histoire. Le 8, une tâche violette apparut dans le ciel au dessus de la Tour Eiffel. Largement instagrammée sous tous les angles, cette tâche devint un phénomène de foire pendant au moins 3 jours. Puis elle retomba lentement dans l'oubli, telle une starlette sur la croisette. Le 13, une nouvelle tâche apparut, non loin de la première, mais l'effet de mode étant passé, personne ne s'en aperçut. Le 14 les deux tâches avaient grandi au point de se rejoindre et de ne faire plus qu'une. Et le 18, le ciel parisien était déjà recouvert de violet sur plus de sa moitié. Le mystère des tâches violettes était devenu une question de santé nationale. Tous les journaux en parlèrent enfin, des milliers de théories loufoques naissaient, et les syndicats de tous bords demandaient des analyses de l'air qui leur assureraient que ce qui touchait l'atmosphère ne s'avérait pas dangereux pour les travailleurs. Le 20, des tâches apparaissaient dans toute la France, et ma voisine Mina ne tenant plus, elle m'appelait et m'extirpait de ma retraite par ses coups de fil répétés.


J'avais du mal à croire ces histoires, jusqu'à ce que je rebranche toute l'électronique de la maison. Les chaines télé diffusaient leurs plus beaux feuilletons catastrophe, et interrogeaient lors d'émissions exceptionnelles de trois heures des spécialistes de tous poils, qui essayaient de répondre tant bien que mal à l'angoissante question “Que va-t'on devenir ?”. Des dizaines, que dis-je, des centaines d'alertes de sites d'infos à ce sujet encombraient ma boite mail, et les réseaux sociaux saturaient de blagues à propos des tâches violettes, et de photos “no filter” du ciel changeant.

Je décidais de rentrer voir le phénomène de mes yeux, étant certain que ça ne pouvait pas durer. Le ciel était bleu, et il ne pouvait être autrement bien longtemps.


Quand j'arrivais sur Paris, la ville était déjà recouverte de ce ciel violacé, et je reconnaissais à peine la capitale où j'avais grandi. Les émissions catastrophes avaient fait leur oeuvre, et avant de savoir si le ciel était réellement plus bleu ailleurs, beaucoup de parisiens s'étaient enfuis en banlieue voir à l'autre bout du pays pour les moins courageux. Les rues étaient quasiment désertes en pleine heure de pointe, et par conséquent de nombreux commerces et bars étaient fermés. Par chance, notre base de ralliement restait ouverte, et étrangement peu de ses habitués avaient déserté. Comme si dans ce quartier, les gens s'acrochaient à Paris comme des moules à leur rocher, n'imaginant  jamais en bouger, même s'ils s'était avéré que les pavés étaient toxiques.

Installé en terrasse, je jetais des regards effarés vers le ciel, puis sur les boulistes jouant leur partie comme si de rien n'était en face du bar. Le ciel avait effectivement pris une teinte violette, mais il était différent de ce que j'avais imaginé. Dans mon esprit, un ciel violet se rapprochait de celui du crépuscule, et je songeais à un violet pâle et peu lumineux, comme lorsque l'on tendait vers la nuit. Or ce que j'avais sous les yeux était éclatant, et plus proche du violine que du lilas. Le soleil et les nuages ne semblaient pas réagir à ce changement, et conservaient leurs habituelles luminosité et couleurs. L'angoisse commençait à me prendre. Que s'était il passé ? qu'est ce qui avait changé ? Est ce que qu'on ne risquait vraiment rien ? Trop de questions se bousculaient sans réponses, et je commandais ma deuxième pinte quand Mina arriva, l'air triomphant.


“Alors ? Monsieur l'Ermite-qui-ne-voulait-pas-croire-ces-sornettes est il finalement devenu un croyant ? C'est pas dément ?”


Et elle commença à s'installer, se débarrassant de ses sacs et veste en vrac tout autour de notre table et sur sa chaise, comme à son habitude, avant d'aller claquer la bise au barman en commandant une pinte à son tour.

Rien n'avait changé. L'Eglise Notre Dame de la Croix de Ménilmontant était toujours à sa place, notre petit bar avait toujours ses petites tables rondes en formica effet faux marbre, les petits vieux s'insultaient toujours de la même manière lorsqu'ils comptaient les points. Mina était toujours chargée de plusieurs sacs pleins de livres, gadgets, vêtements et autres babioles parfaitement inutiles mais fondamentalement nécessaires, elle parlait toujours trop fort et sans gêne, et l'immense touffe de cheveux roux frisés surplombant sa bouille d'éternelle gamine semblait toujours avoir sa propre volonté et partir à contretemps du reste de son corps. Ici, rien n'avait changé. Le reste de Paris et de la France subissait un mouvement de panique, le ciel sortait tout droit d'un cadre de Warhol ou d'un film d'Araki, mais ce coin de ville, ce bout de terrain bobo n'avait pas changé. Le contraste était d'autant plus effrayant qu'en rentrant sur Paris, j'avais eu la surprise de trouver la Gare du nord quasi déserte. Enfin, non pas déserte, mais avec une fréquentation largement diminuée, alors qu'en temps normal cette gare était la parfaite représentaiton de l'expression “foule compacte et hostile”. Je n'arrivais pas à déterminer si cela me rassurait ou m'effrayait encore plus.

Quand elle revint à notre table, elle n'attendit pas que je lui pose des questions, et sorti un gros album de l'un de ses sacs fourre-tout. Elle avait regroupé tous les articles qu'elle avait lu sur le sujet, et commença à m'en faire une revue détaillée. Elle avait clairement un don pour la documentation. Elle devait tenir ça de son travail en tant qu'assistante dramaturgique. Comme l'intitulé l'indiquait, elle assistait un grand metteur en scène, et à chaque projet de celui-ci, elle devait chercher toute la documentation possible se rapprochant de près ou de loin de la pièce qu'il créait, de sa vision des choses et de la mise en scène. Elle écumait internet, les bibliothèques, les galeries d'art, rapportait des dizaines de textes, d'articles, d'images, de vidéos, de sons, puis compilait tout de telle sorte qu'il n'avait qu'à tendre la main pour trouver ce qu'il cherchait, et ainsi avancer dans son travail. Je lui avais demandé plusieurs fois si ça ne la frustrait pas de faire ce travail, si elle ne voulait pas passer au niveau au dessus et diriger à son tour, et à chaque fois elle me rappelait avec un grand sourire que sa passion c'était la recherche, et que de toutes façons, faire preuve d'autorité ce n'était pas son truc. Elle était particulièrement enthousiaste concernant le changement de couleur du ciel, alors que je commençais à m'inquiéter réellement au fur et à mesure de ses explications.


Quand elle m'avait appelée quelques jours avant, j'étais persuadé que le phénomène ne touchait que la France. Je ne sais pas pourquoi je m'étais mis ça en tête, mais je comprenais maintenant un peu mieux ce que ressentaient ceux qui avaient réellement cru que le nuage de Tchernobil s'était arrêté aux frontières de la France. Peut-être cela était plus rassurant de penser à tout ça comme à un phénomène très limité, quelque chose qui ne pouvait qu'être éphémère, quelque chose auquel on peut échapper. Le ciel était en fait devenu violet par petites touches dans le monde entier, et cela continuait à s'étendre. A cette vitesse, les experts pensaient qu'avant la fin du mois de septembre, le globe serait entièrement recouvert de violet. De nombreuses théories avaient émergées, mais la plus probable n'était pas spécialement la plus rassurante. Selon certains scientifiques, la pollution de l'air, liée au développement toujours plus grand d'appareils “à ondes”, avait modifié quelque chose dans la composition de l'air et de la lumière, qui ne nous parvenait donc plus de la même façon. Les filtres avaient changés. Le changement aurait dû s'opérer beaucoup plus lentement, sur des centaines d'années, et personne ne savait réellement pourquoi il avait été si soudain. Beaucoup s'inquiétaient de l'effet de ce changement sur la peau, et prophétisaient l'apparition de nouvelles maladies. D'autres cherchaient absolument à rassurer les foules, et faisaient tout leur possible pour minimiser l'évènement. Mina me tendit mon propre exemplaire de l'album.


“J'ai tout vulgarisé, mais tu as tous les détails là-dedans. Perso je n'en ai pas vraiment compris la moitié, mais tu sauras peut-être en tirer plus de choses que moi !”


De mon côté, je ne savais pas si j'étais paralysé par la peur ou bien fasciné par tout ça. Je regardais le soleil se coucher et le ciel s'assombrir, passer du fushia au prune, pour terminer sur une nuit d'un bordeau profond.


Même la nuit avait changée. Et j'étais toujours au même endroit, à boire la même bière, entouré des mêmes personnes. Non vraiment, je ne savais absolument pas quoi penser ou ressentir à ce moment là.


Quelques jours plus tard, Mina et moi décidèrent de retourner chez mes grands-parents. Le ciel n'était pas encore totalement violet là-bas, mais dans quelques semaines, le bleu ne serait qu'un souvenir si l'on en croyait tout ce qui se disait. Nous embarquâmes dans sa petite voiture blanche, avec des bagages pour quelques jours seulement, et une demi douzaines d'appareils photo différents de toutes sortes. Il nous fallait immortaliser le bleu de toutes les manières possibles avant que ce ne soit fini. En chemin nous nous arrêtions souvent, attirés par une tâche bleue que nous prenions en photo immédiatement, ou bien essayant de faire un détour pour vérifier par nous même s'il n'en restait pas sur telle ou telle portion de route. Arrivés à destination, nous restâmes un long moment en haut de la falaise, à regarder l'horizon au dessus de la mer. Une longue démarcation, à des kilomètres de là au large, séparait le ciel en deux au dessus des vagues. Le violet semblait avancer tranquillement sur la mer, et bientôt il engloutirait la plage également, tout comme il semblait avoir déjà engloutit les plages britanniques que l'on pouvait apercevoir au loin. Cette idée m'angoissa soudain si fort que j'en eu la nausée. Le ciel que j'avais toujours connu, le ciel de mon enfance, celui qui m'avait toujours rassuré et calmé jusqu'ici, ce ciel là était en train de disparaitre sous mes yeux. Dans quelques jours, quelques semaines tout au plus, ce serait un nouvel univers, une nouvelle vue. Sans que je ne m'en aperçoivent les larmes s'étaient mises à couler abondamment, et ma vue se brouillant, je me recroquevillait, assis sur le capot de la voiture, la tête dans les mains. Je sentis les bras de Mina m'entourer les épaules, et sa tête se poser sur la mienne, laissant ses cheveux frisés dégringoler tout autour de mon visage, et cacher au reste du monde ma crise de larmes. Il devait y avoir quelque chose d'étonnant à voir un petit bout de femme tout en cheveux protéger et rassurer un grand brun dégingandé en train de pleurer comme un bébé, assis sur une clio blanche. Après un moment, les sanglots se calmèrent, et c'est un peu honteux que je relevais la tête vers mon amie et voisine. Avant que j'ai eu le temps de marmoner des excuses ou des explications pour cet épisode émotif, elle éclata d'un rire franc et me dit :


“Et bien il était temps que tu craques ! Tu as tenu plus longtemps que moi !”


Puis plus doucement elle reprit :


“Personnellement j'ai pleuré toute une nuit, la première semaine. Le mec que j'avais ramené chez moi ce soir là était d'ailleurs tout penaud, c'était assez drôle à voir.”

“Je ne comprends pas bien ce que tu veux dire…”

“J'ai l'impression que l'on vit tous ça à un moment. Une sorte de grosse crise d'angoisse, avant de commencer notre deuil. Parce que c'est ce qu'on va devoir faire tu sais. Notre deuil du ciel bleu.”


Je me rendis compte que l'évènement l'avait touché plus profondément que ce que j'avais pensé au départ. Son visible enthousiasme pour tout ce qui attrayait au changement de couleur du ciel n'était en fait que sa manière à elle de gérer son angoisse face à tout ça. J'en étais là dans mes réflexions, la fixant de mes yeux encore humides, quand je réalisais le drôle de tableau que je devais offrir. Les yeux rouges, les joues aussi, la morve coulant au nez et les cheveux en bataille, je devais avoir l'air d'un gosse qui aurait vieilli beaucoup trop vite. Je me redressais et essayais de reprendre une contenance tout en farfouillant dans mes poches pour trouver un mouchoir. Mina me tendis un paquet neuf juste au moment où j'extirpais une petite boule blanche froissée de mon manteau, relicats d'un mouchoir oublié là certainement depuis des mois.


“Allez, mouche-toi, on rentre à la maison.”


Le lendemain, nous nous installions sur la falaise toute la journée, une caméra pointée constamment sur l'horizon, et tous nos appareils photos avec nous. Nous sommes revenus tous les jours pendant presque 3 semaines. Nous avons regardé le ciel bleu disparaitre au fur et à mesure, et quand il n'en a plus resté une goutte, nous avons remballé nos appareils, et sommes rentrés à Paris.



II -


L'humanité a ceci d'étrange et envoutânt qu'elle ne renonce jamais vraiment et que le moindre obstacle la voit prête à sacrifier la moitié de sa population pour arriver à le franchir. Et le principal obstacle que peut rencontrer l'humanité, c'est l'humanité elle-même.


Aussi quand les drones sont apparus, et qu'en 2015 les Etats-unis leur ont ouvert leur espace aérien, rapidement suivis par le reste du monde, beaucoup ont commencé à chercher en secret comment contrer cette menace. Quelque chose de si nouveau et qui met tous les gouvernements du monde d'accord, ce ne pouvait qu'être une menace. Et effectivement, le temps leur donna raison. Les pays utilisaient déjà les drones de manière militaires, et quand cette technologie fût ouverte au grand public, elle fit un bon en avant. Les artistes s'en emparèrent, tournant des films avec, créant des sculptures mouvantes, s'en servant de pinceaux, et mille autres usages étranges et divers. Les sociétés de sécurité engagèrent des pilotes de drones pour offrir une nouvelle prestation à leurs clients, et il devint commun de voir des drones se balader dans les supermarchés, les entrepôts et même les boutiques de luxe. Il y eu un grand débat sur l'utilisation des drones en tant qu'outil pédagogique avancé dans les écoles, il pourrait permettre aux élèves loin de tout de faire des sorties auparavant impossible, juste en envoyant un drone à la place d'une classe, qui observait son évolution en direct. De nouveaux jeux vidéos en “réalité immergée” virent le jour, utilisant les drones comme caméra qui emportaient les joueurs sur des terrains réels, en direct. Des centaines de milliers d'autres usages furent trouvés à ces petites merveilles volantes, et bientôt le ciel des grandes villes en fût envahi.


C'est à ce moment là que les voix des détracteurs commencèrent à se faire entendre plus précisément. L'usage abusif de caméras et de tout autre appareil de prise de vue s'était répandu comme ils le craignaient, et la liberté d'expression ainsi que l'intimité des gens étaient largement compromise. Si les gouvernements refusaient de légiférer, sous pression des lobbys et des grands groupes aux intérêts financiers évidents, les anti-drones sauraient donner les moyens à qui le désirait de se protéger, et forceraient ainsi la société à rendre l'usage des drones obsolètes. Comme il était hors de question de vivre constamment enfermés, et que détruire les drones qui passaient au dessus de chez soi était dangereux et clairement interdit, des associations de ceux qu'on appellerait plus tard “Les Brouilleurs” se formèrent dans le monde entier. Il s'agissait de fournir aux gens qui le désiraient le matériel nécessaire pour brouiller les ondes qui guidaient les drones, et de leur apprendre à s'en servir afin de faire chuter ou de détourner les machines volantes qui les dérangeaient tant. Très vite les Brouilleurs furent assez nombreux pour que la pratique se démocratise, et se transmette de plus en plus rapidement.


Mais à chaque fois que les Brouilleurs pensaient avoir quasiment anéanti la pratique dronesque, de nouvelles techniques et de nouveaux matériels toujours plus puissants et toujours plus poussés voyaient le jour. Et les Brouilleurs répliquaient avec, à leur tour, des appareils plus puissants et plus technologiques. Et ainsi de suite, jusqu'à ce que cela devienne commun d'avoir à sa fenêtre différentes machines, bloquant ou développant les ondes électromagnétiques, de façon plus ou moins complexe. Cette espèce de gueguerre semblait pouvoir durer des siècles encore, poussant l'humanité à se dépasser constamment en matière de technologie. De nombreuses autres voix s'élevèrent alors, arguant de la dangerosité toujours plus poussée de cette exposition complexe aux ondes magnétiques. La question de la santé publique était soulevée, et de nombreux “Grenelles du magnétisme” furent tenus à travers le monde. La question fût même abordée lors du G20. Les gouvernements étaient poussés par l'opinion publique à prendre des décisions drastiques, des décisions qui seraient communes, car cela ne servait à rien que seuls quelques pays fassent l'effort de protéger leurs habitants, si tous leurs voisins pouvaient potentiellement leur rebalancer leurs résidus d'ondes nocives. Mais bien entendu, comme toujours lorsque les grands de ce monde doivent se mettre d'accord pour la santé de tous, un compromis fût quasiment impossible à trouver, et l'on se retrouva au bord de la guerre plusieurs fois.

Quand les scientifiques américains dévoilèrent qu'ils travaillaient au développement d'une sorte de bombe à impulsion électromagnétique limitée, qui pourraient ne détruire que certains appareils ciblés, le reste du monde en prit ombrage, et chaque pays sur-développé fît plancher ses meilleurs scientifiques pendant des années sur la question. La Troisième Guerre Froide se profilait, et c'était au premier qui arriverait à découvrir le Saint Graal, comme au temps des premiers pas sur la Lune.

En quelques années, les pays firent des centaines de tests, et étrangement pendant ce temps là, la polémique autour des drones disparut, ainsi que les appareils de protection aux fenêtres. La mode était passée, l'engouement éteint, et comme d'habitude, l'humanité retournait à ses petites habitudes comme si de rien était. De cet épisode, le grand public n'avait gardé qu'une nouvelle forme d'ultra-smartphone, et le réflexe de vérifier son exposition magnétique en sortant de chez soi le matin. Les drones en eux-même étaient de moins en moins utilisés civilement, ou alors à très courte portée et pour un usage récréatif.


En ce temps là, le ciel était encore bleu, et personne n'avait même une vague idée de ce qu'il allait arriver.


Quand la dernière goutte de ciel bleu disparut, les populations avaient déjà commencé à s'habituer au violet. Ce n'était déjà plus vraiment un sujet à la mode, et même si pendant quelque temps le monde entier avait les yeux rivés dans la même direction, très vite chacun retourna à sa petite vie, à sa petite guerre, à sa petite ambition. L'humanité s'adapte vite à ce genre d'évènement, faute de s'adapter correctement.

Ce que la plupart des gens ne pouvaient pas savoir, c'est le désordre et la panique qui avait gagné les gouvernements mondiaux lors de cet évènement. Personne ne devait savoir, mais la cause de tout ceci, ils la connaissaient depuis le commencement.

Les recherches sur les bombes à impulsion électromagnétiques avaient porté leurs fruits, notamment grâce à un accord secret convenu entre certains pays qui avaient partagé leurs recherches. La machine ainsi créée était une véritable révolution, et produisait une sorte de bouclier repoussant certaines ondes. Cela devait empêcher tout survol intempestif et non autorisé des territoires, mais cela risquait aussi d'endommager le fonctionnement de certains appareils modernes, tels les Holophones ou certains moyens de transport. Et tous savaient que la population ne renoncerait pas si facilement à ses conversations holographiques ou à ses courses déposées directement dans le réfrigérateur par les robots volants dédiés. Afin de régler cette question de sécurité internationale, ils décidèrent donc de classer la machine “secret défense”, et d'en cacher l'existence au plus grand nombre.

Ils mirent en route les machines presque 1 an avant l'apparition des premières tâches dans le ciel. Les premiers temps l'expérience fût considérée comme un grand succès, et l'on expliquait le mauvais fonctionnement des appareils endommagés par l'obsolescence programmée, ou tout autre complot économique voué à nous faire dépenser toujours plus. Vexés qu'on les accuse de la sorte, les entreprises trouvèrent rapidement un moyen de compenser leurs pertes et de remplacer ce qui ne marchait plus. Très vite, le peu de drones encores en usages furent remplacés, puis doucement oubliés... Mais au bout de quelques mois, les scientifiques officiels commencèrent à s'alarmer. Quelque chose était en train de modifier les longueurs d'ondes en général. Ce n'était pas grand chose, mais on ne pouvait pas savoir par avance l'influence que cela aurait sur l'être humain. Des cobayes humains furent donc utilisés, afin de voir si le bouclier electromagnétique avait réellement une influence néfaste sur l'être humain. Quand les expériences furent terminées, on conclua que certes, cela changeait légèrement la donne, mais qu'au final, ça n'était pas bien dangereux et que, à côté de la sécurité internationale, franchement, ça ne faisait pas le poid.


C'est pourquoi quand les tâches apparurent, les grands de ce monde ne se sentirent pas exactement à l'aise dans leurs chaussures. Cacher au monde une opération de telle envergure était déjà assez compliquée sans qu'en plus une preuve immense et impossible à ignorer n'apparaisse. Car c'était forcément ce qui avait opéré le changement. La modification des longueurs d'ondes avait touché la lumière à l'endroit où le bouclier avait été déployé, et en conséquence, le ciel n'apparaissait plus bleu.


Et comme il était hors de question qu'ils reconnaissent leur erreur et mettent hors service leur petit bijou de technologie, le ciel resta violet.



III -


Lorsque j'entendis la clé tourner dans la serrure, et la porte de mon appartement grincer, je savais que j'allais devoir subir une sacrée correction de la part de Mina.


Sans prévenir, je l'avais laissée presque deux semaines sans nouvelles. Ce n'était pas dans mes habitudes, et le fait qu'elle ait utilisé la clé de secours de mon appartement pour comprendre ce qu'il se passait montrait à quel point elle s'était inquiétée. Quand elle entra, je me levais en sursaut, prêt à me défendre en cas d'attaque physique. Mina est le genre de personne capable de vous fracasser littéralement la tête si jamais elle vous avait cru mort et que vous ne l'étiez pas. Je me repassais en tête toutes les excuses possibles que je pourrais inventer pour m'expliquer, mais aucune ne me semblait satisfaisante.


J'avais passé ces 15 jours enfermé, simplement parce que je n'avais plus la force de voir du monde pendant un moment.

Depuis que le ciel était violet, beaucoup de gens étaient, comme moi, tombés dans une sorte de mélancolie constante. Certaines crises étaient plus fortes que d'autres, et l'on n'avait pas encore trouvé de solution pour ces gens si sensible aux différences de lumière, et qui étaient touchés si violemment par le changement de couleur du ciel. Un journaliste avait appelé ça “La Dépression Amethyste”. Un élan poétique sans doute. Toujours est il que l'Améthyste, de son petit surnom, avait réussi à grossir les rangs des dépressifs en tous genres de plus de 40%, et les recettes des grands groupes pharmaceutiques aussi en passant.


J'étais donc debout dans mon salon quand Mina fit irruption, prêt à recevoir au moins un chapelet d'injures.

J'entendis la porte se refermer, puis le bruit de sacs trop lourds posés sans ménagement sur le parquet du couloir. Le claquement de ses talons se déplaçant vers moi était décidé, mais elle prenait son temps. Quand elle apparut dans l'embrasure de la porte, je décidais de parler en premier. Peut-être que si je la noyais de paroles, elle n'aurait pas le temps de me crier dessus…


“Je sais ce que tu vas dire, et je suis désolé, j'aurais dû te donner plus de nouvelles, j'aurais pu au moins envoyer un mail, tu as raison, mais j'étais vraiment pas capable de tenir une conversation même écrite tu sais, mais ça va mieux, je vais faire un peu de rangement et me reprendre, ne t'inquiète plus, tu vas v…”


Pendant que j'étais atteint d'une soudaine diarhée verbale, Mina me regardait, les sourcils froncés, sans rien dire. Et avant que j'ai eu le temps de reprendre mon souffle, elle me tourna le dos, et retourna auprès de ses sacs. Un peu abasourdi de ne pas me prendre la volée attendue, je la suivais, en bafouillant des excuses et en lui demandant ce qu'elle faisait. Elle prit l'un des gros sacs qu'elle avait apportés, et sans un regard pour moi, se dirgea vers ma chambre. Là, je la vis sortir du sac une petite lampe, une de celles qui se collent n'importent où et n'ont pas besoin d'être branchées pour fonctionner. Elle examina longuement le plafond, puis, avec l'air de quelqu'un qui prend une décision importante et salutaire, elle grimpa sur un tabouret et colla la petite lampe ronde en plein milieu. Elle redescendit, sembla faire quelques calculs, et me fourra le sac dans les bras avant de remonter sur le tabouret.


Donne m'en une.

Je… Une quoi ?


Elle tourna un regard agacé vers moi, et je regardais enfin dans le sac. Il était rempli de ces lampes en forme de bulle. Alors que j'allais commencer à argumenter sur ma liberté de choix concernant ma décoration intérieure, un raclement de gorge exaspéré m'arrêta, et obéissant, je lui tendis ce qu'elle demandait.

En silence, elle recouvrit le plafond d'une spirale de petites lampes-bulles, m'obligeant à la suivre dans toute la pièce avec le sac dans une main et le tabouret dans l'autre. Quand le sac fût vide, elle admira son oeuvre d'un air satisfait, et toujours sans un mot pour moi, repartit chercher un autre sac dans le couloir. Elle s'installa cette fois ci dans le salon, et recommença le même manège, se servant toujours de moi comme assistant. Quand elle eu terminé, j'étais quelque peu rassuré de n'avoir que deux pièces dans mon appartement. J'allais demander des explications quand elle retourna dans le couloir, pour aller chercher un troisième et dernier sac. Cette fois ci, elle en sortit trois grands rouleaux, un gros rouleau de scotch double face, un mètre de couturière, et un niveau.

Je commençais à réellement m'inquiéter. Tout d'abord parce que je ne comprenais absolument pas ce qu'elle allait faire de tout cet attirail, et ensuite parce qu'à ma connaissance, elle n'était jamais restée si longtemps silencieuse. Elle travaillait minutieusement depuis plus d'une heure, et pas une seule fois elle n'avait fait une phrase complète. je redoutais d'autant plus l'éventuelle crise de colère contre moi qui suivrait.

Sans un regard pour moi, elle se dirigea vers le plus grand mur de mon salon, juste en face de la fenêtre. Elle détacha la grande affiche de film qui trônait là depuis mon arrivée, sans réagir à mes grognements de reproche, et commença à mesurer la hauteur du mur, puis la largeur. Elle fit de petites marques au crayon, puis retourna vers ses rouleaux. Elle en déroula un premier, et installa consciencieusement du scotch sur tout l'arrière, avant d'aller l'installer sur le mur, et de vérifier avec le niveau si son oeuvre était bien droite. Satisfaite de son travail, elle recommença avec les deux autres, les posant à la suite du premier, pour former une immense fresque murale occupant la plus grande partie de mon mur.


Dès qu'elle avait déroulé le premier rouleau, j'avais été pris de stupeur. Je ne bougeais plus, tétanisé. Du bleu. Une immense coulée de bleu ciel, à peine soulignée par quelques bâtiments qui me semblaient familiers. Quand elle eu fini son installation, je reconnus une photo que nous avions prise ensemble, un jour d'été, installés pour un pique-nique sur le toit de l'immeuble. Du haut de ses septs étages, il offrait un panorama impressionnant sur Paris, et cette journée avait été particulièrement belle. Un immense ciel bleu s'étendait désormais à perte de vue dans mon salon.

J'entendis Mina rire légèrement, et alors que je me tournais vers elle, elle me tendit une baguette magique. Je la regardais, encore plus ahuri, quand elle éclata de rire.

C'est une télécommande pour les lampes, abruti !


Et comme je n'avais pas l'air de comprendre, elle me reprit la baguette des mains, la dirigea vers l'une des lampes au plafond, et appuya sur un petit bouton. La bulle s'alluma, et commença à diffuser autour d'elle une douce lumière bleue. Une à une, Mina alluma les lampes, avec de grands gestes théâtraux.


Va essayer dans ta chambre, tiens ! Je t'en ai pris une Harry Potter, mais si tu préfère, je peux avoir d'autres trucs rigolos, comme un tournevis sonique, un champignon, une grosse marguerite… Et quand tu maintient le bouton allumé, tu peux en allumer plusieurs en même temps t'as vu ?


Pendant qu'elle m'expliquait, je m'amusais à répandre en rythme des jets de lumière bleutée à travers mon appartement. Comme un gamin, je courais d'une pièce à l'autre en riant,


Bon. Si après ça tu déprime encore au point d'oublier que tu as une voisine qui a besoin de te taxer régulièrement du sucre, je viens moi même t'écorcher vif. Et au fait : La fresque, je te l'offre, mais tu me dois 200€ pour les lampes. Tu as le droit de me payer en restaurants, pintes et autres menus services.


Devant son grand sourire triomphant, j'explosais de rire à mon tour.



Quelques semaines plus tard, nous montions une boutique en ligne, où nous vendions des copies de la fresque installée dans mon salon, ainsi qu'un recueil des photos que nous avions prises lors des derniers jours de ciel bleu. Petit à petit j'y ajoutais mes nouveaux contes pour enfants, pleins d'histoires de cieux mystérieux et de couleurs délavées. Mina quand à elle produit un ouvrage extrêmement complet sur l'arrivée du ciel violet, parfaitement documenté, avec toutes les hypothèses qui avaient été évoquées pour expliquer le phénomène, interview de scientifiques, d'artistes et de gourous divers et variés à la clé. Nous eûmes un succès fou, comme tout ce qui traitait de l'Améthyste, ses causes, et ses solutions. La grande mode à l'époque était d'arborer sur ses vêtements le motif “ciel bleu” avec ou sans nuages, comme si même si l'azur nous avait quittés, nous refusions de le laisser partir si facilement.

Puis au fur et à mesure, quand l'engouement fût passé, nous commençâmes à tourner notre petite entreprise vers d'autres sujets, toujours en restant associés, et même à engager d'autres auteurs, pour nous diversifier.


Cette année cela fera cinq ans que le ciel est devenu violet. Mina et moi sommes toujours voisins, même si elle ne vit plus seule, les petits vieux jouent toujours aux boules devant l'église, et la pinte de bière est toujours fraiche à la terrasse de notre bar préféré. Rien n'a changé, et à la fois, tout a changé.

Et aujourd'hui dans les journaux, une enquête très documentée sort, prouvant l'existence de machines à impulsions électromagnétiques, cachées depuis des années par les gouvernements mondiaux. Devant moi, mon amie sort un classeur tout neuf, découpe l'article, et le range soigneusement.



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