Amour dans le coma

David Charlier

            11 Janvier 2009, 12h23, quelque part en campagne normande.

— Pour la quatrième fois depuis une heure, fous-moi la paix et ferme-là !

— Tu roules trop vite, je te dis ! On n’a pas les moyens de payer l’amende quand les flics te choperont.

— Quels flics ??? On est tous seuls sur cette route de merde !!! Si je ne t’avais pas écoutée, on serait déjà arrivés chez Max au lieu d’être paumés au milieu de nulle part. Et tu t’étonnes que je roule vite.

— Ah, parce que c’est de ma faute en plus ! J’y peux rien s’y tu n’es pas foutu de lire une carte sans te planter. Et puis, Max peut bien attendre… Tout ça pour qu’il nous présente sa nouvelle pouf’ qu’il larguera dans deux semaines pour une nouvelle aussi blondasse, et aussi idiote.

— Ca suffit ! Prends le volant si tu es si maligne ! Et ne dis plus rien sur mes amis, ok ?!

Pour couper court à l’orage et avant qu’elle ne réplique, Julien mit le volume de l’autoradio à fond. Pour agacer un plus Stéphanie, il choisit une station diffusant du Hip-hop, style qu’elle détestait. Sa compagne ouvrit la bouche pour protester mais s’interrompit, vaincue, et se renfrogna en se calant sur son fauteuil. Pour ne plus avoir Julien en face d’elle, elle se mit à regarder sans le voir le paysage par la fenêtre. En réalité, elle se demandait comment ils en étaient arrivés là. D’ici trois mois, ils fêteraient leurs quinze années de vie commune. Alors qu’ils approchaient d’une commune de taille moyenne qu’elle ne connaissait pas, elle se remémora leur rencontre, pourtant placée sous les meilleurs auspices.

 Avril 1994, 22h38, Nanterre.

Julien était inscrit en fac de droit, la tête remplie de rêves. Il s’imaginait avocat, profession qu’il n’a jamais embrassée en réalité, au profit de celle de fonctionnaire dans le service juridique de la Mairie. Mais pour l’heure, il profitait de l’insouciance de la jeunesse et de ce vent de folie qui pousse ces étudiants — pas encore des hommes mais plus tout à fait des ados — à abuser des plaisirs de la vie avant d’être enfermés dans un carcan quotidien fait de boulot, de tâches ménagères, de quête d’argent pour parvenir avec difficultés à payer son premier tiers, le crédit de la voiture et de la maison. Avec ses amis, ils se juraient qu’ils ne deviendraient jamais comme cela, qu’ils mèneraient leur vie tambour battant jusqu’à leur dernier souffle, comme si chaque instant était le dernier, comme la plupart des gens de leur âge. Stéphanie, elle, était étudiante en gestion des entreprises, à quelques mois de la remise du diplôme. Elle vivait à deux cents kilomètres de là, dans une région sinistrée par le chômage, où l’avenir se résumait souvent à se faire embaucher dans une ferme des alentours pour effectuer les travaux les plus pénibles, ou à se lamenter sur son sort entre deux pointages à l’ANPE. Pour arrondir ses fins de mois et gonfler quelque peu les maigres subsides de l’Etat qu’elle percevait du CROUS, elle travaillait en dehors des cours comme serveuse dans un Mac Donald.

Elle s’y trouvait d’ailleurs, ce soir-là. L’affluence était forte, et elle pouvait à peine lever les yeux sur les clients qui se succédaient à la caisse. Julien, lui, se trouvait à un pâté de maisons de là, accompagné de trois ou quatre amis. Les conversations allaient bon train. Ils venaient d’assister à la victoire de leur équipe de rugby et cherchaient à fêter ça dans un bar du centre après avoir quitté le stade. Aucun des deux ne le savait à ce moment là, mais les prochaines minutes allaient être déterminantes pour le futur. Ce que l’on appelle le destin, sans doute. Ce genre de moment où tout peut se jouer, le pire comme le meilleur, ou simplement le carrefour que l’on rate, en passant devant sans le voir. Julien y penserait encore des années plus tard. Si Max n’avait pas autant insisté pour aller chercher un burger, si de son côté il avait poussé un peu plus loin la protestation, Dieu sait ce qu’il aurait loupé. Stéphanie y penserait aussi. Au moment où le groupe de potes entrait dans le restaurant, elle avait été appelée pour assurer la prise de commande au Drive. Elle avait à peine installé le casque sur ses oreilles que son manager lui demandait de réintégrer son poste. La fille qui devait ce soir-là occuper cette place venait d’arriver, après un quart d’heure de retard. Stéphanie écoutait d’une oreille distraite les réprimandes que le chef adressait à Rosie en traversant les cuisines. Elle vissa sur sa tête la casquette au logo de la boite, masquant ses cheveux retenus par un chignon et prépara un plateau sur le comptoir en invitant le premier client affamé à décliner sa commande.

Dans la file d’à côté, Julien examinait le menu au-dessus des caisses en se demandant s’il n’allait en fin de compte pas prendre quelque chose à grignoter. Ses amis refaisaient le match en maudissant l’arbitre et tel ou tel joueur de l’équipe adverse. La conversation s’enchaîna naturellement et rapidement sur les courbes généreuses de la prof de droit civil, objet de fantasme de tous les étudiants masculins de la promo. Julien sourit poliment et risqua quelques sourires. Personnellement, il ne ressentait aucune attirance pour cette femme, bien qu’il lui reconnaissait un charme et un sex-appeal certains. Il préférait les filles de son âge, plus natures, et dépourvues d’artifices, comme cette serveuse là-bas, sur le bord du comptoir. Elle leva brièvement la tête à ce moment-là sur le client qu’elle servait, et Julien crut recevoir un coup de poing en pleine poitrine. Il la trouvait définitivement magnifique et son accoutrement estampillé Mac Donald n’enlevait rien à sa grâce et à la fluidité de son corps. Malgré la distance et la fugacité du geste, il arriva à percevoir le côté rieur dans les yeux noisette de la jeune fille. Le sourire commercial qu’elle adressa au client lorsqu’elle lui remit son plateau le fit frissonner. Dès lors, il fut bien loin des préoccupations de ses amis qui comparaient l’image qu’ils avaient de la fermeté de la poitrine de la prof. Il bredouilla quelques mots pour expliquer que la file voisine avançait plus vite pour s’excuser. Max grogna brièvement en guise d’approbation et manifesta ensuite avec enthousiasme tout le bien qu’il pensait du fessier de l’infirmière du campus, sous les rires de ses camarades. Julien fit un pas de côté pour s’insérer dans la voie qui menait à la caisse de la serveuse. Il était subjugué par sa beauté et ne pouvait s’empêcher de fixer son regard sur elle, en espérant accrocher le sien. Il n’y avait plus que cinq clients avant que cela soit son tour. Il avait les mains moites et le cœur qui hurlait dans sa poitrine. Encore deux clients maintenant…

Stéphanie n’en pouvait plus. Ce soir, elle ne désirait plus qu’une chose : finir son service et rentrer chez elle prendre un bain parfumé. Par expérience, elle savait qu’elle devrait se savonner à plusieurs reprises pour oublier l’odeur de friture qui lui emplissait les narines. Elle prit d’un air las la carte bleue du client en cours. Ses gestes étaient rendus mécaniques par la fatigue : paiement, remise du plateau, nouveau client, nouveau plateau sur le comptoir, prise de commande, empilage de la nourriture sur le plateau, paiement, et ainsi de suite. En acceptant ce poste, elle n’aurait jamais imaginé que les fast-foods permettaient si peu de relations humaines, tout en voyant autant de monde. Du fast-talking en quelque sorte. Perdue dans ses pensées, elle enchaînait déjà le suivant cycle. Un menu big mac avec frites et coca, c’est parti. Elle compléta par les phrases rituelles :

— Sur place ou à emporter ?

— Honnêtement, si je le pouvais, je dégusterai volontiers mon repas sur place, et sur ce comptoir rien que pour profiter de tes yeux. Ils sont aussi agréables à regarder que leur propriétaire. On aurait envie de s’y noyer. Mais je pense que je vais tout de même m’asseoir à une table, il y a foule.

Stéphanie suspendit son doigt au-dessus du clavier de la caisse, interdite. On l’avait déjà draguée une ou deux fois ici, bien sûr. Mais il s’agissait à chaque fois de lourdauds complètement ivres qu’elle avait gentiment renvoyés dans leurs 22 mètres. Cette fois-ci, elle sentait une différence dans la voix, l’assurance teintée malgré tout d'incertitude de celui qui a mûrement réfléchi son entrée en matière. Elle releva lentement la tête pour distinguer sous la visière le client et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Le jeune homme était incroyablement mignon, et comme elle les aime : grand, brun, suffisamment musclé pour impressionner sans être outrancier, à la façon de ces dingues de salles de musculation. Il avait une fossette qu’elle rêvait de caresser et s’attarda sur un minuscule grain de beauté placé juste au dessus d’un coin de ses lèvres. Quand elle plongea son regard dans le sien, elle se sentit rougir et perdit ses moyens. Elle renversa le coca sur le comptoir et s’excusa avant d’aller en préparer un autre.

Julien était sous le charme. Il l’avait trouvé encore plus belle lorsqu’elle s’était mise à rougir. Il était soulagé et terrifié d’avoir réussi à placer la phrase qu’il ressassait sans cesse dans sa tête alors qu’il faisait la queue. Il redoutait la réaction de la jeune fille, mais s’était lancé sans y croire au moment crucial. Il était maintenant persuadé de lui avoir fait peur, et n’osait pas lui proposer un verre après son service. Peut-être ne le trouvait-elle pas à son goût. Il était confus et se mit imperceptiblement à fixer le bout de ses chaussures. Le temps qu’elle mit à lui servir un nouveau gobelet de soda lui parut infini, mais il prit son mal en patience. Plus les secondes s’égrenaient, plus il était convaincu qu’il n’était qu’un idiot. Lorsque le plateau s’éleva au-dessus du comptoir dans sa direction, il s’en empara sans un mot et risqua un regard. La jeune fille le fixait intensément. Son badge le renseigna sur son prénom. Sa gorge se noua d’angoisse quand il se décida à lui parler :

— Stéphanie, dit-il en lui désignant le rectangle de plastique, si c’est bien ton prénom. Je voulais dire que je m’excuse et que je…

— Plus tard, les gens attendent. Merci et bon appétit.

Contrit, il s’installa à une table au fond du restaurant, où ses amis l’attendaient. Ils avaient cessé leurs conversations depuis un moment, après avoir remarqué le manège de Julien. Il n’échappa pas à une foule de questions sur la caissière, qu’ils trouvaient « bonne et vaginalement motocultable » d’un commun accord. Il ne répondit qu’à demi-mot, troublé par ce qu’il ressentait. Les autres passèrent très vite à un autre sujet quand une jolie femme d’une trentaine d’années passa à leur hauteur. Il pinaillait sur son cornet de frites, le menton dans un poing, quand Max désigna quelque chose sur son plateau :

— Hé Ju’ ! C’est quoi ce truc sur ta serviette ?

Il perdit le fil de ses pensées pour regarder d’un œil torve la serviette susnommée. Et ses yeux s’agrandirent subitement. Il s’en empara et tourna la tête en direction du comptoir pour tenter d’apercevoir Stéphanie. Elle avait disparu, remplacée par un jeune boutonneux et maigre. Il se mit à sourire et relut les quelques lignes griffonnées à la hâte :

« Je finis mon service dans une heure et demie. Ce sera plus simple pour faire connaissance de partager un verre dehors si le cœur t’en dit. Attends-moi. Stéphanie »

11 Janvier 2009, 12h37, voiture de Julien et Stéphanie.

Elle soupira en allongeant ses jambes dans l’habitacle. Il l’avait attendue bien sûr. Ils étaient partis dans un bar huppé du centre ville, où ils avaient parlé de tout et rien sans voir le temps qui filait. En réalité, jusqu’à ce qu’un barman plus enhardi que les autres vint les prier de le laisser fermer l’établissement. Mis à la porte, ils avaient alors marché dans les rues étroites en racontant leurs vies respectives. Sans trop savoir comment ni pourquoi, ils s’étaient échoués sur un banc public pour poursuivre leur conversation jusqu’à cinq heures du matin où Julien l’avait raccompagnée jusqu’à la porte de son immeuble. Avant de la quitter, il avait risqué un timide baiser qu’elle avait accueilli avec bonheur. Elle se souvenait s’être endormie difficilement cette nuit là. Alors que l’aube dardait déjà ses premiers rayons, elle repensait encore à la nuit qu’elle venait de passer. Près de quinze ans plus tard, l’évocation de ce seul souvenir lui donnait autant la chair de poule. Jamais elle ne s’était sentie aussi à l’aise avec un homme. Julien l’avait comblée au-delà de toute espérance.

Après cette soirée, ils étaient sortis ensemble quelques mois, avant de franchir le pas et de s’installer ensemble. Les années ont défilé rapidement, et elle ne saurait dire à quel moment ils sont entrés dans une spirale descendante. Toujours est-il que le constat était sans appel. Depuis quelques mois, ils ne cessaient de se déchirer, de plus en plus souvent, de plus en plus violemment, et pour des raisons de plus en plus futiles. Ils s’étaient usés et perdus, mais il subsistait en elle un soupçon d’amour pour Julien. Tout du moins, voulait-elle le croire. Elle l’observa à la dérobée. Il avait un peu forci avec les ans, une ou deux rides étaient apparues au coin de ses yeux, mais il était dans son esprit le jeune homme charmant et charismatique qu’elle avait connu. Il était devenu dur avec elle, dominateur, contestant chacun de ses choix ou critiquant chacune de ses actions. En retour, elle le lui avait bien rendu, et elle n’en était pas fière. Pour tenter de reprendre le dessus, elle s’était mise à le contrer à son tour, ce qui allait être le début d’un cercle infernal où leur couple ne résisterait pas. L’un comme l’autre sentait le point final de leur histoire approcher à grands pas. Stéphanie savait que Julien partageait sa tristesse de perdre un Amour unique, la sensation d’avoir connu une histoire qu’ils ne retrouveraient jamais. C’est peut-être ça qui les fait encore résister, pensa-t-elle. Pourtant, elle était convaincue qu’il ne faudrait pas grand chose pour que ça redémarre sur les chapeaux de roues. Elle le regardait quelquefois longuement, espérant de sa part un sourire ou même un regard. Mais elle devait bien se rendre à l’évidence… Elle recevait de moins en moins souvent réponse à ses attentes, ou alors pas le genre de réponses qu’elle attendait. La conséquence étant qu’elle ne faisait presque plus aucun effort pour plaire, de guerre lasse.

A ce moment, elle sentit une larme tenter de percer ses paupières. En souvenir de ces moments, elle voulut faire une nouvelle tentative, la dernière se promit-elle, comme pour chacune d’entre elles ces dernières semaines. Elle baissa le volume de l’autoradio et lui dit, d’une voix qu’elle voulut douce :

— Julien, je voudrais te dire… Je suis…

— Quoi ?! la coupa-t-il d’un ton péremptoire. Qu’est-ce que j’ai encore fait de mal ? J’ai oublié mon clignotant au carrefour précédent ? J’ai pas fait tout exactement comme Son Altesse Stéphanie le désirait ? Tu veux que j’aille plus vite ? Plus lentement ? Ca ne sera jamais bon, je le sais ! Que vas-tu trouver encore pour m’emmerder ?!

Il n’avait toujours pas digéré sa remarque sur sa vitesse excessive, et définitivement persuadée que tout était perdu, elle se mit à bouillir. Julien continuait à l’abreuver de reproches, et elle explosa soudain :

— J’en ai marre !!! Tu comprends, j’en ai marre ! Tu passes ton temps à gueuler sur moi, à me reprocher tout un paquet de conneries, à me contrarier !

— J’en ai autant à ton service, figure-toi ! Si tu n’étais pas aussi marâtre, comme ta mère, j’arriverai encore à te supporter ! Mais tu es encore plus chiante que mon patron, et Dieu sait s’il en tient déjà une couche !

— Que viens faire ma mère ici ? Et puis si tu l’ouvrais un peu plus devant ton patron tu aurais pu obtenir ce poste que tu voulais à tout prix ! Au lieu de ça, c’est moi qui trinque ! Ca m’étonnerais que tu l’envoies balader quand il te redonne un dossier mal ficelé ! Non, ça non ! Les engueulades, c’est pour bibi !

— Parce que j’en ai rien à secouer de ses reproches ! C’est pas avec lui que je vis, à ce que je sache ! Tu en trouveras des mecs comme moi, tiens ! Parce qu’avec ton caractère de merde, c’est une vraie gageure de te supporter !

— Laisse-moi rire… Des mecs comme toi, ça court les rues ! Je n’aurai qu’à claquer des doigts pour te remplacer ! Et en mieux en plus…

— Pour en faire un autre malheureux, je lui souhaite bien du plaisir ! Et puis ça pour claquer des doigts et s’attendre à voir rappliquer des mecs à tes pieds, prêts à te servir, tu es championne ! Tu cherches quoi ? Tu veux qu’on se sépare ou quoi ?

Stéphanie s’arrêta net. La dernière phrase de Julien tournait en boucle dans sa tête. Elle sentait que de sa réponse dépendrait leur avenir à tous les deux et qu’ils jouaient à cet instant leur destin. Les yeux dans les yeux, ils se défiaient du regard, aucun ne voulant reculer. Elle céda du terrain en baissant la tête, puis reprit d’une voix sinistre :

— Julien, je crois que nous devrions…

Elle voulut lui dire la suite en le fixant à nouveau, mais un mouvement dans son angle de vision l’en détourna. Une tache sombre à travers le pare-brise qui attirait son attention. Quand elle vit la calandre du camion grossir à vitesse élevée, face à eux, elle hurla, une main plaquée sur la bouche :

— Julien, le camion ! Il va…

Ce dernier vit à son tour l’inévitable et braqua dans un geste réflexe pour revenir sur leur voie. La voiture partit dans une embardée qu’il ne put contrôler et sortit de la route. En se coinçant une roue avant dans le fossé, elle enchaîna sur des tonneaux, favorisés par la pente du terrain. A l’intérieur, les passagers étaient frappés par les objets emportés dans la voiture. Boitier GPS, lunettes, téléphones portables, cartes,… Tout était projeté ici et là. Les vitres en verre securit explosèrent en une myriade de grains argentés. Le vacarme assourdissant fit soudain place à un silence lugubre quand la voiture finit sa course en s’encastrant dans un chêne. Elle ne ressemblait plus qu’à un amas de tôle informe. Dans un dernier souffle, le moteur laissait exhaler un filet de vapeur. Le chauffeur routier avait déjà stoppé son camion et dévalait la pente en jurant pour rejoindre le véhicule et porter les premiers secours. Un homme âgé s’était lui aussi arrêté et appelait les pompiers sur son téléphone portable, depuis le bas-côté.

A mi-chemin entre ténèbres et conscience, Stéphanie vit ces dernières secondes au ralenti. Des douleurs irradiaient chaque parcelle de son corps. Un liquide chaud coulait sur son visage meurtri. Une grimace vint figer ses traits lorsqu’elle tourna la tête pour regarder comment allait Julien. Un frisson glacé lui toucha l’échine lorsqu’elle le trouva. Il avait les yeux ouverts sur le vide, inexpressifs. Un morceau de verre plus gros que les autres était enfoncé dans sa joue qui saignait abondamment. Son teint était pâle, presque cadavérique. Il était mort, elle le savait. Avant de sombrer pour de bon dans l’inconscience, elle murmura :

— Pardon… C’est de ma faute… Je ne voulais pas ça…

14 janvier 2009, 10H47.

Stéphanie eut d’abord la sensation de vivre, de respirer de l’air frais, même si chaque inspiration lui brûlait les poumons. Puis, vint la perception du son, du bip régulier d’une machine de réanimation. Petit à petit, ses nerfs et ses muscles réagirent aux ordres de son cerveau, et elle s’amusa un moment à pincer un tissu dont les plis se lovaient entre ses doigts. Elle ouvrit enfin péniblement les yeux sur une chambre d’hôpital. Les murs étaient peints en rose, et la reproduction sous verre d’un tableau était accrochée sur celui qui lui faisait face. Censé restituer un semblant d’accueil chaleureux, l’aspect faussement bucolique qu’il lui offrait lui donnait en réalité la nausée. Des stores vénitiens fermés l’empêchaient de voir la vue sur l’extérieur. Tout juste devinait-elle qu’il faisait jour, et ça lui suffisait pour le moment. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait là, ni depuis combien de temps elle s’y trouvait. Puis, tout lui revint en mémoire. La dispute, le camion, l’accident, Julien.

— Julien ! cria-t-elle dans un souffle.

Elle s’empara du bouton d’appel posé à côté de ses bras et appuya dessus frénétiquement. Dans la minute, une infirmière entra dans la chambre, un sourire aux lèvres.

— Bonjour Mademoiselle. Heureuse que vous soyez réveillée. Je m’appelle Julie et je veille sur vous depuis que vous êtes arrivée.

— J’étais avec un homme dans la voiture, il s’appelle Julien…

Julie prit une mine de circonstance et ajusta les oreillers.

— On en parlera plus tard. Je dois d’abord vérifier que vous allez bien et prévenir ensuite le médecin de garde.

Sans plus attendre, la jeune infirmière vérifia rapidement l’état de santé de Stéphanie et quitta la chambre après un dernier sourire. Stéphanie tenta de se lever, mais en vain. Ses jambes ne parvenaient pas à la porter et elle abandonna après quelques tentatives. Le médecin arriva d’ailleurs rapidement, la surprenant alors qu’elle s’installait sous les draps. Il la sermonna comme on l’aurait fait à un enfant, ce qui l’agaça immédiatement.

— Je sais ce que je fais, Docteur. Je suis quand même une grande fille, maintenant.

— Peut-être, mais écoutez ceci…

Son ton était plus professionnel. On sentait l’homme habitué à se faire obéir.

— Tant que vous serez sous ma responsabilité, vous ferez ce que je vous demande de faire. Dehors, si vous voulez faire ce qui vous chante, c’est votre problème. Mais tant que vous n’aurez pas signé de décharge, c’est moi le patron. Suis-je clair, Mademoiselle ?

— Très… Pardonnez-moi, je suis un peu à cran. Je ne sais pas ce qu’est devenu mon ami et je suis inquiète. J’ai eu le temps de l’apercevoir après l’accident, et je sais que son état n’était pas fameux. Dites-moi le sans détours. Est-ce qu’il est ?…

Le médecin inspira profondément, les yeux rivés dans ceux de sa patiente. Il reprit un ton plus empathique.

— Mort ? Non. Mais son état est très préoccupant. Il est arrivé dans le service avec des fractures multiples, un traumatisme crânien, de nombreuses coupures. Il est dans encore dans le coma. Nous avons dû parer au plus pressé et maintenir ses fonctions vitales.

— Mon Dieu... Il vivra ?

— Impossible de se prononcer pour le moment. Je dirais qu’il a une chance sur deux de s’en sortir. Et j’espère sans séquelles…. Vous avez eu plus de chance que lui. Je vous garde trois jours en observations et vous serez chez vous. Il vous faudra du repos pendant quelques temps, le temps pour votre organisme de se reconstituer.

— Je peux le voir ?

— Pas pour le moment. Demain après-midi, je vous ferai apporter un fauteuil roulant afin que l’on vous amène auprès de lui. D’ici là, vous restez au lit. Vous êtes encore sous les effets des diverses perfusions que l’on vous a administrées pendant votre sommeil et vous êtes trop faible.

— Merci Docteur.

L’homme repartit dans le couloir, la laissant seule avec sa culpabilité naissante. Les mots « coma », « une chance sur deux de vivre » passaient et repassaient dans sa tête dans une sarabande funèbre. Elle se maudissait d’avoir provoqué Julien, ce qui avait détourné son attention de la route. Elle ne se pardonnerait jamais ce qui venait d’arriver.

18 janvier 2009, 23h47, appartement de Julien et Stéphanie.

Une semaine. Une semaine depuis l’accident. Et Julien était toujours plongé dans le coma. Aucune évolution aujourd’hui, comme les jours précédents. Allongée dans le lit, les yeux rivés sur le plafond, Stéphanie prenait toute la mesure de l’amour qu’elle ressentait pour lui. Elle croyait que tout était éteint dans son cœur, qu’elle méritait mieux que lui, qu’elle allait retrouver le bonheur rapidement. Au lieu de ça, elle souffrait cruellement de son absence, de le savoir en lutte pour sa survie dans une chambre d’hôpital. Et tout ça à cause d’elle et de son caractère pourri. Ces derniers mois, elle a tout fait pour le faire sortir de ses gonds. Peut-être pour pimenter une routine qu’elle ne supportait plus. Les larmes affluèrent à nouveau, s’écoulant en rigoles tièdes sur l’oreiller. Des spasmes la prirent à la gorge jusqu’à la nausée. Ce qui la rongeait le plus était de savoir qu’il était maintenant trop tard pour rectifier le tir et reconquérir Julien.

Elle était restée la journée presque entière à son chevet, lui caressant la main tendrement sans savoir s’il en ressentait le contact. C’était en réalité elle qui avait besoin de sentir sa peau contre elle, d’en parcourir les contours doucement. Les médecins n’avaient constaté aucune amélioration dans son état et ne pouvaient qu’attendre, impuissants. Si tout était stable, rien n’indiquait encore le début d’une rémission. Stéphanie n’en pouvait plus de rester là, sans rien pouvoir faire pour l’aider. D’habitude, c’était lui qui la rassurait, qui prenait soin d’elle. Elle avait oublié comment elle se sentait belle et forte quand il la regardait. Elle ne se souvenait plus combien son aura l’envahissait jusqu’aux frissons quand il était à la maison avec elle. Stéphanie n’imaginait pas le futur si Julien venait à disparaître. Elle tentait de ne pas imaginer tout court qu’il puisse mourir. Il se réveillera, se disait-elle, me prendra dans ses bras et m’embrassera. Nous partirons aussitôt de cet endroit puant la douleur et la mort pour un paradis en pleine nature. Sauf que…

Elle se crispa soudainement. Sauf que notre dernière conversation, se disait-elle, n’était pas vraiment placée sous des signes favorables. Des multitudes de questions assaillaient ses pensées. Voudrait-il encore d’elle ? Lui en voudrait-il d’avoir été à l’origine de l’accident ? Le doute la rongeait autant que la culpabilité. Elle avait vécu avec ces derniers temps, se demandant si Julien avait quelqu’un d’autre dans sa vie. Elle-même ne l’avait jamais trahi, ce n’était pas son genre. Elle était convaincue qu’il était comme elle, mais au fond d’elle-même le démon de la jalousie refaisait parfois surface. Elle avait appris à le domestiquer, à ne plus le laisser disperser des soi-disant indices de la prétendue faute de l’homme qu’elle aimait. La sonnerie du téléphone mit fin à ses réflexions, à son grand soulagement. Elle sauta dessus et décrocha sans même regarder le numéro du correspondant. Elle attendait en permanence des nouvelles des médecins.

— Ma chérie ? Comment vas-tu ? Je suis morte d’inquiétude.

Sa mère. Elle soupira longuement. Ce n’est pas qu’elle ne s’entendait pas avec elle, mais ils n’avaient jamais vraiment eu d’excellentes relations. Pas de ce genre de relations mère / fille que l’on voit à la télévision en tout cas.

— Ca va, maman. Pas la peine de te faire du souci, je m’en sors.

— Tu manges un peu au moins ? Tu veux que je vienne te filer un coup de main ? Je peux venir après le travail sur le coup de six heures. Quand j’ai perdu ton père, j’avais bien besoin d’être entourée. Surtout avec deux enfants en bas âge. Ta sœur m’a appelée, elle propose de venir aussi.

— Maman, compare ce qui est comparable. Julien n’est pas encore enterré, à ce que je sache. Et papa est mort depuis plus de dix ans.

— Il me manque toujours, tu sais.

Stéphanie leva les yeux au ciel. Sa mère n’avait pas entamé son deuil depuis ce jour où des collègues de son père sont venus à la maison annoncer qu’« il y a eu un problème sur le chantier » . Son père était occupé près du sol et n’avait pas vu l’engin qui reculait dans sa direction. La nouvelle a été dure à encaisser, mais les filles l’avaient surmontée au fil des ans pour se construire des vies plutôt agréables. Leur mère était partie dans une dépression dont Stéphanie se demandait si elle prendrait fin un jour. Le fait qu’elle appelle à minuit passé était déjà une preuve en soi. Elle avait renoncé à la pousser à consulter et entamer une thérapie. Avec sa sœur, elle avait aussi pris l’habitude de ne plus répondre au sujet de son père quand sa mère remettait ça. Chacune des deux était consciente que transgresser ça leur vaudrait des heures de plaintes sur la noirceur du destin, sur la solitude, ou bien sur la lenteur des heures qui passent sans l’être aimé. Aussi, Stéphanie changea de sujet immédiatement.

— Je t’assure que je n’ai besoin de rien, si ce n’est d’être tranquille toute seule. J’ai besoin de digérer ça. A la limite, si tu veux m’aider, va prier pour lui et allumer un cierge.

Sa mère était une fervente adepte de l’Eglise et elle trouva ainsi un moyen de l’occuper sans avoir à supporter sa présence pesante. Elle l’aimait, mais déjà compliqué en temps normal, la voir chez elle en ce moment serait insurmontable. D’ailleurs, la proposition semblait satisfaire sa mère.

— C’est une excellente idée, ma chérie. Je te remercie. Tiens le coup. Je t’embrasse.

— Moi aussi, maman. A bientôt.

Elle raccrocha pensivement. Elle ne croyait pas en Dieu, et tous ces cérémonials qu’elle assimilait à du charlatanisme, mais se demandait si elle ne ferait pas mieux d’en faire autant. Au point où elle en était, ça ne risquait pas de faire de mal. Elle s’endormit sur cette idée, l’image du Christ sacrifié remplacée par celle de Julien sur une croix, le visage crispé par la souffrance.

12 juillet 1994, Carcassonne.

La foule était compacte et enthousiaste. Les musiciens étaient en forme et le temps extraordinaire. L’antique cité médiévale était parée de ses plus beaux atours pour recevoir Patricia Kaas. Toute la journée, les fans avaient parcouru les ruelles étroites, visités les remparts, avant de se masser vers l’entrée du public. On aurait cru assister au ballet des fourmis regagnant leur logis après une journée de labeur. Le concert se déroulait comme dans un rêve. Julien et Stéphanie étaient bousculés régulièrement par des adolescentes hystériques, mais ils en avaient cure. Ils se sentaient seuls, et bercés par la voix chaude de la chanteuse. Lorsqu’elle entama « il me dit que je suis belle », composée par Goldman, ils s’embrassèrent longuement sous les étoiles. Le bien-être qui s’empara d’eux était total. Rien d’autre ne comptait que ce moment et la joie d’être avec l’Autre. Toutefois, quelque chose dérangeait Stéphanie. Elle n’aurait pu le jurer, mais elle avait l’impression que Patricia Kaas recommençait la chanson pour la troisième fois déjà. Comme un disque rayé… Quand Stéphanie reconnut les accords de l’intro pour une quatrième reprise, elle sursauta…

19 janvier 2009, 4h06, appartement de Julien et Stéphanie

Recouverte de transpiration malgré la fraîcheur, Stéphanie se redressa d’un bond. Elle était en train de rêver de ce concert à Carcassonne où son amour avec Julien avait commencé à exploser en un feu d’artifice de bonheur. « Il me dit que je suis belle » était leur chanson. A l’époque, elle trouvait ridicule cette manie qu’on la plupart des couples à se choisir une chanson. Mais c’était avant de connaître Julien. Dans son sommeil, la chanson passait en boucle, mais elle était parfaitement réveillée et l’entendait encore distinctement. Elle fouilla la chambre du regard, convaincue d’être encore endormie. Elle finit par localiser enfin la source de la musique. Le poste CD posé sur la commode était allumé. Elle se leva et s’en approcha, sceptique. Elle n’avait pas souvenir de l’avoir branché, encore moins d’être allée chercher ce vieux CD, pourtant la plage de lecture était bloquée en répétition sur la chanson. Pas étonnant qu’elle ait rêvé de ce moment, songea-t-elle. Elle éteignit le tout, de plus en plus dubitative. Perturbée par la situation, elle avait dû le mettre en route sans y porter attention, dans un geste réflexe. Il est vrai qu’elle n’aurait pas eu le cœur à rechercher cet album ces derniers mois. Pour tout dire, elle était même écoeurée de Patricia Kaas, tant son image lui rappelait celle de Julien. Avec la nouvelle donne, elle était envahie d’une bouffée de nostalgie et revenait vers ces valeurs sûres d’une autre époque.

Elle se recoucha rapidement, et ne pensa plus à l’incident.

Même jour, chambre de Julien à l’hôpital.

Le jeune homme était étendu de tout son long. Stéphanie se laissait bercer par les sifflements des respirateurs, les bips réguliers des machines reliées au corps de Julien. Elle ne connaissait pas l’utilité du quart d’entre elles, mais savait qu’on les employait dans les cas graves. Son angoisse ne reculait pas. Elle caressait régulièrement le visage de son compagnon, lui tenait la main constamment, et lui parlait. Beaucoup. Elle avait entendu dire qu’il était nécessaire de parler aux gens dans le coma. Même s’ils ne répondent pas, lui avait-on affirmé, ils vous entendent au fond de leur cerveau. Elle n’était pas persuadée que cela fut vrai, mais elle y passa de l’énergie. Cela avait surtout l’avantage de l’aider à gérer ses émotions et de soulager sa conscience. Elle lui racontait ses journées, la peur de le perdre, et même l’épisode de la nuit avec le lecteur CD. Il en aurait sûrement rigolé et l’aurait taxée d’Alzheimer précoce. Elle l’aurait chatouillé et il lui aurait rendu avant de la prendre dans ses bras et de l’enlacer. Mais là, elle avait le sentiment de parler à une coquille vide. Elle se mit à pleurer à nouveau. Elle n’aperçut même pas l’infirmière qui entra puis ressortit aussitôt pour lui préserver son intimité quand elle la vit dans cet état.

20 janvier 2009, 5h05, appartement de Julien et Stéphanie.

Cette fois-ci, elle ne rêvait pas. Elle était persuadée d’avoir complètement éteint le lecteur CD. Elle avait même rangé le disque dans son boîtier et remis à sa place dans la bibliothèque du rez-de-chaussée. Et pourtant, les paroles familières résonnaient dans la chambre.

Il me dit que je suis belle
Et qu'il n'attendait que moi
Il me dit que je suis celle
Juste faite pour ses bras
Il parle comme on caresse
De mots qui n'existent pas
De toujours et de tendresse
Et je n'entends que sa voix

La bouche ouverte, les yeux exorbités, elle ne quittait pas l’appareil des yeux. Elle tenait les draps remontés sur sa poitrine d’une poigne si ferme que ses jointures étaient blanches. Quelqu’un se moquait d’elle et jouait le jeu cruel du chat qui pourchasse une souris. Quelqu’un qui les connaît assez bien pour choisir la bonne chanson et pour profiter de l’absence de Julien pour s’introduire chez eux. Peut-être l’intrus était-il encore ici, à la regarder dormir et jouir de sa terreur. Elle fouilla les ténèbres du regard à la recherche d’une présence et sursauta quand elle aperçut la forme derrière les doubles rideaux. Son souffle s’arrêta, elle était pétrifiée. Elle n’osait plus bouger, de peur que l’agresseur s’en prenne à elle. Néanmoins, elle approchait sa main de la table de chevet, en direction de l’interrupteur de la lampe. Quitte à être agressée, voire pire, autant savoir par qui. Elle tâtonnait sans quitter la silhouette informe sous le tissu épais. Un souffle glacé venu de nulle part vint soudain lui chatouiller les pieds et elle frissonna. N’y tenant plus, elle fit enfin la lumière dans la pièce.

— Je sais que vous êtes là, dit-elle d’une voix mal assurée. Sortez de là ou j’hurle.

Pas de réponse. La forme était immobile. Elle enfila son peignoir en sortant du lit. La peur avait laissé la place à une colère sourde. Elle s’approcha à pas feutrés de la fenêtre.

— Je ne sais pas qui vous êtes, mais je ne trouve pas ça drôle. Max, si c’est toi, tu vas me le payer. Julien ne te le pardonnerait pas non plus. Je te croyais plus intelligent que ça.

Toujours aucun bruit. Le souffle court, elle empoigna le bord du double rideau, retint sa respiration et le tira d’un coup sec. Rien. Rien d’autre que le vent qui s’engouffrait par la fenêtre entrouverte et qui faisait bouger le tissu. Elle crut que ses nerfs allaient lâcher. Elle se laisse tomber à genoux et se prit la tête dans ses mains pour pleurer.

— Mon Dieu, murmura-t-elle, que m’arrive-t-il ? Je suis en train de devenir folle. Julien, je voudrais tant que tu sois là.

Elle s’endormit en chien de fusil sur la moquette, ne comprenant pas ce qu’il lui arrivait. Le reste de la nuit fut laborieux, et entrecoupé de cauchemars.

 Même jour, 11h37, chambre de Julien à l'hôpital

Assise au chevet de l’homme qu’elle aimait, Stéphanie n’avait plus le cœur à parler. Elle venait de raconter à un corps silencieux sa frayeur de la veille. Elle aurait tant voulu qu’il se réveille et lui réponde. Elle ne parvenait toujours pas à expliquer ce qu’il s’était passé. Au réveil, elle avait contrôlé tous les accès de la maison, sans parvenir à voir quoi que ce soit de louche. Si quelqu’un s’était introduit chez eux, il avait les clés. Elle n’était plus vraiment sûre de rien, après tout. La fatigue et la tension pouvaient expliquer qu’elle ne prenne pas garde à certains gestes, pensait-elle. Néanmoins, elle se promit de vérifier deux fois toutes les fenêtres et les serrures le soir venu. Voyant son état, le médecin lui avait proposé la veille de lui prescrire des somnifères. Elle avait décliné, mais si elle devait passer une troisième nuit similaire, elle le rappellerait pour accepter son offre. Elle se sentait devenir folle.

Avant de partir déjeuner, elle observa quelques instants les traits de Julien. Il était comme apaisé, malgré le combat qu’il menait pour la vie. Elle aurait même cru voir ce sourire malicieux qui barrait si souvent son visage. Elle déposa doucement un baiser sur son front et se surprit à murmurer ce qu’elle n’avait pas prononcé depuis des mois :

— Je t’aime…

La ferveur qu’elle mettait dans ces mots était chargée d’espoir. Elle ne quitta pas Julien du regard en sortant de la chambre. Elle déjeuna dans un petit troquet à deux pas de l’hôpital, l’esprit ailleurs. Une famille avec deux gosses braillards mangeait à côté d’elle, perturbant de temps à autre le cours de ses pensées. Lorsque le refrain du titre phare de Patricia Kaas vint s’insinuer dans les méandres de son cerveau, des larmes tentèrent de percer ses paupières. Elle s’empressa de demander l’addition dès le café avalé et repartit en direction du CHU.

A son retour, Julien n’était pas seul. Un visiteur était courbé au-dessus de lui, attentif à la quiétude du blessé. Stéphanie le reconnut de suite. Elle s’avança sans mot dire, à pas feutrés, puis posa une main douce sur l’épaule de l’homme. Il tressaillit au contact, puis se retourna. Ses yeux rougis de douleur vinrent se poser sur ceux de la jeune femme.

— Merci d’être venu, dit-elle.

— Ca me semblait normal, il est comme un frère pour moi, répondit Max. Il aurait été content de me voir ici.

— Il « est » content, le reprit-elle. Même dans le coma, il perçoit ce qu’il se passe autour de lui. Le médecin me l’a affirmé.

— Dans ce cas, dépêche-toi de sortir de là pour qu’on aille boire un verre à ta santé, dit-il à Julien en se tournant vers lui. Je te dois la prochaine tournée, j’ai pas oublié.

Des sanglots agitèrent soudain ses épaules. Sa voix se brisa lorsqu’il continua :

— Putain, Julien… Pourquoi toi ?…

Il s’adressait maintenant à Stéphanie.

— Tu sais, Stéph’… Depuis l’accident, je suis allé plusieurs fois sur cette saloperie de route, voir l’endroit où votre bagnole est partie en live. J’arrive pas à comprendre comment vous avez fait votre compte. Dire que je vous attendais à la maison, que l’on se préparait à passer une excellente soirée… Quand les gendarmes ont appelé, je…

Il se coupa, le souffle court. Stéphanie attendit patiemment en ne lâchant pas Julien du regard. Elle était bien placée pour savoir que Max avait besoin d’évacuer un peu son trop plein d’émotions pour continuer. Après une inspiration, il poursuivit :

— Bref… Je m’en veux tellement. Je me sens responsable de ce qu’il s’est passé. Si je ne vous avais pas invités, si je n’avais pas tant insisté pour que ce soit vous qui veniez, si je n’avais pas chambré Julien sur son retard habituel, cela ne serait pas arrivé…

— Non, c’est entièrement de ma faute, Max. Et de personne d’autre…

Quelque chose dans le ton de Stéphanie désarçonna Max. Une onde glacée parcourut son échine jusqu’à lui hérisser la base des cheveux sur la nuque. Il eut soudain peur de ce que ferait la jeune femme si Julien ne s’en sortait pas.

— Que veux-tu dire ?…, lui demanda-t-il d’une voix qu’il aurait voulu plus assurée.

— Viens. Je t’offre un café en bas.

Elle tourna les talons sans ajouter un mot et l’attendit dans le couloir. Après avoir salué son ami, Max la rejoignit devant les portes de l’ascenseur. Par bonheur, la cafétéria était presque déserte, après le coup de feu du déjeuner. Ils s’installèrent autour d’une table collée contre une baie vitrée qui donnait sur les jardins du CHU. Stéphanie avait les yeux dans le vague, pas encore sûre de ce qu’elle allait révéler. Elle débita l’histoire d’une voix monocorde.

— Max, je dois t’avouer quelque chose. Je ne pensais pas devoir le faire seule, et dans ces circonstances, mais là, j’ai besoin de me confesser.

— Quoi ? Tu m’inquiètes, Stéph’…

— On s’engueulait lorsqu’on a eu l’accident. C’est pour ça que Julien a perdu le contrôle. Il ne faisait plus attention à la route, et nous allions percuter un camion. Lorsqu’il a déboîté, la voiture est partie en tonneaux. Tu n’es pas responsable, c’est moi qui l’avais provoqué. Depuis plusieurs mois, ce n’était plus la franche entente entre nous. On était l’un sur l’autre en permanence, prêt à la bataille à la moindre occasion. Et d’ailleurs, s’il ne s’en présentait pas, tout était prétexte pour s’engueuler. Il a changé, m’a fait beaucoup de mal, et je lui ai bien rendu aussi. On essayait de cacher la situation à tout le monde, toi y compris, mais ça n’allait pas fort entre nous. Pour tout te dire, on parlait de séparation sur le trajet. Et avec ça, aujourd’hui… Je ne sais plus où j’en suis… Le voir comme ça, tu n’imagines pas comme c’est horrible.

Le pauvre sourire qu’affichait Max la surprit, avant de l’irriter.

— Quoi ? C’est tout l’effet que ça te fait ? Je te dis que c’est à cause de moi qu’il est étendu sur ce lit, pour peut-être ne jamais sortir du coma, et tu souris ?…

— Stéph’… Depuis combien de temps je te connais ? Depuis combien de temps je le connais ? J’ai assisté à la naissance de votre histoire, presque en direct.

— Je ne vois pas le rapport…

— Moi si, répondit-il sans se départir de son sourire. Tu n’y es pour rien dans cet accident. Et même si j’ai du mal à m’en convaincre moi-même, je n’y suis pour rien aussi. Appelle ça le destin, la fatalité, la faute à pas-de-chance ou l’intervention divine si tu veux… Mais personne n’y est pour rien. Tu sais pourquoi je souris ? Parce que même si tu crois que tout est fini entre vous, je sais que tu trompes, je le sens…. Le soir où vous vous êtes rencontrés, je n’ai pas reconnu Julien. Il avait cette étincelle dans le regard, cet air abruti que l’on enviait tous, sans oser l’avouer. Il était tombé fou amoureux de toi dès le premier regard, et toi aussi tu étais mordue dès la première seconde. Pas une fois au cours de nos beuveries par la suite, pas une seule de nos conversations où il ne nous parle de toi, de ce que tu lui inspires. Et je peux te dire que j’étais quelque part jaloux de ce qu’il nous racontait. Avec les autres, nous trouvions nos couples médiocres comparés à celui que tu formes avec lui. Et tu ne le sais peut-être pas encore, ou tu ne le vois plus… Mais vous êtes faits l’un pour l’autre, je le sais depuis que la première fois où je vous ai vus ensemble. Vos engueulades sont de la connerie, à côté de ce que vous ressentez. Je peux te dire que la semaine dernière encore, il me parlait d’une surprise qu’il organise pour ton anniversaire. Je crois que je peux vendre la mèche, il ne m’en voudra pas. Bref… Il était complètement exalté et enthousiaste à l’idée de te surprendre. Et tu sais quoi ?… Je trouve ça génial, tant d’années après…

— Je ne sais plus… Tu as peut-être raison…

— Bien sûr que j’ai raison ! Vous vous êtes un peu éloignés ces derniers temps, vous êtres crevés, usés, mais tout peut repartir. Fais-moi confiance…

— Espérons juste qu’il ne soit pas trop tard…

Le souvenir de la situation présente leur revint en mémoire. Un ange passa pendant qu’ils sirotaient distraitement leur café. Puis, animée par une inspiration subite, Stéphanie brisa le silence :

— Dis-moi, on peut tout se dire, n’est-ce pas ?

— Je crois que tu as bien commencé depuis tout à l’heure. Je t’écoute…

— Tu avais remarqué que l’on ne s’entendait plus trop ?

— Plus ou moins, oui. Je me doutais qu’il y avait un peu d’eau dans le gaz ces derniers temps. Mais Julien ne voulait pas m’en parler alors je ne l’ai pas questionné.

— Tu savais que l’on avait une chanson fétiche ?

— Comme beaucoup de couples… Oui, je sais… Tu n’as pas idée de ce que Julien a pu me bassiner avec Patricia Kaas. Je me souviens même d’une fois où j’ai carrément coupé avec un couteau le câble qui amenait le courant à la chaîne HI-FI pour avoir la paix, ajouta-t-il en riant.

— Et tu as une clé de la maison ?

— Je ne sais pas. Peut-être… Dis-moi, Stéph’… A quoi riment tes questions ?

La jeune femme hésita un instant avant de dévoiler l’hypothèse folle qui avait traversé son esprit. Après tout, se disait-elle, au point où j’en suis

— Max… J’ai besoin de connaître la vérité… Je ne t’en voudrais pas si c’était le cas, je te l’assure. Tu t’es aperçu que ça n’allait pas entre nous, ça t’attriste parce que tu nous adores l’un et l’autre. Tu ne sais pas quoi faire, puis arrive cet accident. Tu dois être aussi bouleversé que moi…

— Oui, jusque là oui ! Mais où veux-tu en venir, bon sang !

— T’es-tu introduit chez moi hier soir et avant-hier soir ? As-tu touché au lecteur CD ? Dis-moi la vérité…

Incrédule, Max observait Stéphanie sans bouger un cil. La scène était comme figée, n’en était l’agitation que l’on devinait en cuisine. Le silence s’éternisait à en devenir gênant. Puis, sans crier gare, Max reprit la parole d’une voix douce :

— Stéph’… C’est une blague, n’est-ce pas ?… Pourquoi voudrais-tu que je vienne chez toi à ton insu ? Je ne suis pas un cambrioleur, et même si c’était le cas, je n’irais pas vider la baraque d’un ami plongé dans le coma. Tu es sûre que tout va bien ?

Il disait la vérité, elle le sentait. Elle se sentait lasse, incapable de faire face. Elle était désormais persuadée de devenir folle. Au fond d’elle-même, elle savait que Max était incapable d’un coup aussi tordu. Elle avait juste espéré que ce soit malgré tout le cas pour donner une explication rationnelle à ce qu’il lui était arrivé deux nuits de suite. Max la dévisageait encore en attendant une réponse. Tout son visage avait pris un masque d’inquiétude sincère. Elle se sentait confuse d’avoir douté de lui.

— Oui, ça va… C’est juste que je perds un peu la boule depuis deux jours. Je suis fatiguée, je ferai mieux de prendre un peu de repos.

— Je le crois aussi, Stéph’… Tu veilles Julien toute la journée depuis que tu es réveillée et tu n’es pas encore tout à fait remise de tes blessures. Je prends le relais. Rentre chez toi et va dormir, ça te fera du bien. Je t’appelle s’il y a du neuf, garde ton portable à portée de la main. Ca marche ?

— Ca marche. Excuse-moi, je ne sais pas ce que je dis en ce moment. Au lieu de te remercier comme je le devrais, je suis en train de te poser des questions idiotes.

— Ne t’en fais, ma vieille. C’est à ça que servent les amis. Allez, file !

— Merci d’être là, Max... Appelle-moi.

— Je n’y manquerai pas. Je le veillerai comme une mère veille ses petits. Il est en de bonnes mains avec moi.

Il lui adressa un clin d’œil qui lui réchauffa le cœur. Elle partit de l’hôpital un peu coupable d’abandonner celui qu’elle aimait, mais rassurée en contrepartie de le savoir entouré. Elle vit à peine défiler le trajet jusque chez elle. Se déshabiller et se glisser sous les draps lui prit à peine quelques secondes, et après s’être assuré que son téléphone était bien posé sur la table de chevet, elle ferma les yeux pour s’endormir rapidement.

 Même jour, heure inconnue dans la soirée, appartement de Julien et Stéphanie


Stéphanie tressautait dans son lit, le corps recouvert d’un voile de sueur. Son sommeil était peuplé de cauchemars, où elle se voyait sans cesse accompagner le cercueil de Julien vers sa dernière demeure, plus définitive. A chaque fois que l’on descendait le bloc de pin dans la fosse, elle se réveillait à moitié pour recommencer presque aussitôt le film du début, avec la mise en bière. Cette fois-ci, elle se leva pour se servir un verre de lait qu’elle dégusta lentement dans la cuisine en fumant une cigarette. Elle attrapa son téléphone qu’elle avait descendu dont elle effleura l’écran tactile pour le sortir de sa veille. Aucun appel de Max ou des médecins, constata-elle. Tout devait être stable, et conforme à ce qu’elle avait vu en quittant l’hôpital. Elle tentait de calmer le rythme cardiaque endiablé qui battait dans sa poitrine quand elle l’entendit, réduisant son effort d’apaisement à néant.

Un haut-le-cœur souleva son estomac et elle manqua de vomir son contenu. Sa main se relacha, laissant échapper le verre qu’elle renfermait et qui alla s’éclater en une myriade de morceaux sur le carrelage de la cuisine. Après l’introduction, vinrent les paroles tant redoutées :

Et quand le temps se lasse
De n'être que tué
Plus une seconde passe,
Dans les vies d'uniformité
Quand de peine en méfiance,
De larmes en plus jamais
Puis de dépit en défiance
On apprend à se résigner
Viennent les heures sombres
Où tout peut enfin s'allumer
Ou quand les vies ne sont plus qu'ombres
Restent nos rêves à inventer

Cette chanson, encore une fois. La musique provenait de l’étage, probablement du lecteur CD de la chambre. Elle ne rêvait plus, elle le savait. Cela lui était de plus confirmé quand elle se coupa la plante du pied sur un morceau de verre alors qu’elle s’approchait de l’escalier. Elle grimaça en ôtant l’éclat de son épiderme, et essuya rapidement la goutte de sang qui vint s’échapper par le petit orifice. Elle ne prit pas la peine d’aller chercher un pansement, impatiente qu’elle était de retourner dans la chambre. Elle était tout autant effrayée et fascinée. Elle avait en effet prit soin d’enlever le cordon d’alimentation du lecteur CD et de le laisser volontairement avec l’album de Patricia Kaas dans le coffre de sa voiture, près de la roue de secours. Elle ne s’expliquait pas comment elle pouvait entendre à nouveau ce titre. La tentation de fuir était grande, c’était d’ailleurs ce que lui dictait la raison, mais elle voulait savoir qui s’amusait avec ses nerfs. Sans même réfléchir, son instinct guidait ses pas sur les marches, jusqu’au palier distribuant les chambres et la salle de bains. La porte était encore entrouverte, telle qu’elle l’avait laissée avant de descendre.

Elle vit d’abord une ombre qui s’affairait autour de la commode, sur laquelle le lecteur chantait à plein volume. Elle poussa doucement la porte, prête à faire demi-tour, à s’enfuir et à ameuter tout le quartier si l’intrus se montrait menaçant. Au lieu de ça, elle le vit de dos, occupé à se déhancher doucement avec une partenaire imaginaire. Elle s’enhardit et fit un pas supplémentaire à l’intérieur. Circonspecte, elle plissa les yeux et s’avança encore. Cette carrure, ce mouvement des jambes si particulier, ces cheveux…, pensait-elle. Non… Ce n’est pas possible… Julien ?!

— Julien ?! laissa-t-elle échapper à voix haute.

L’homme se retourna lentement, le sourire aux lèvres. Son visage s’éclaira quand il l’aperçut. Elle n’en croyait pas ses yeux. Ses joues étaient intactes, sans les coupures que les éclats du pare-brise avaient creusées. Il se tenait debout, là, comme ça à la regarder en silence comme si rien ne s’était passé. Elle balbutiait maintenant.

— C’est bien toi ?… Mais… Mais comment as-tu fait pour sortir ?

— Tu te souviens ? L’été 94… Carcassonne… Patricia qui chantait… Ce baiser qu’aucun de nous ne voulait voir finir, dit-il en ignorant sa question. Pendant que cette chanson nous entrait dans l’esprit, pour ne plus jamais en sortir.

— Julien… Je… Mais comment est-ce possible ? J’ai quitté l’hôpital tout à l’heure, Max est resté sur place et devait me prévenir s’il y avait du neuf. Tu étais encore dans le coma…

— Chut… Allez, viens danser… Profite du moment présent.

Il lui tendait la main, attendant qu’elle la joigne à la sienne. Ce qu’elle fit comme un automate, interdite devant l’absurde de la situation. Le contact de sa peau était froid, presque glacé, comme s’il venait de passer plusieurs heures dehors, sous un froid intense. Il la prit dans ses bras et se lança avec elle dans un slow très lent. Elle scrutait chaque pore de son visage, cherchant des traces d’hospitalisation. Deux cascades chaudes coulaient sur ses joues. Malgré ses larmes, le calme qui habitait Julien pendant qu’il guidait leurs pas l’envahissait à son tour. Elle finit par s’abandonner totalement à son étreinte, sans plus chercher à en connaître les raisons qui l’ont rendue possible. Julien se mit à murmurer d’une voix douce à son oreille. Elle buvait chacune de ses paroles sans ajouter un mot. Elle ne se rendait même pas compte que la chanson passait en boucle, comme dans son rêve.

— Stéph’, j’ai réfléchi pendant mon coma. Je ne pas grand souvenir de l’accident, ni de ce qu’il a pu se passer par la suite. Mais je gardais une image dans la tête. La tienne… Et aussi les souvenirs de ce concert dans le Sud. J’ai pris conscience que je me suis comporté comme un con avec toi. Je n’aurais jamais imaginé que l’on en viendrait là, que l’on se déchire pour des riens, que j’y ai une grande part de responsabilités, alors que je t’aime comme au premier jour, si ce n’est d’avantage. Je souhaite de tout mon cœur que tu veuilles encore de moi, comme moi je veux de toi. Je t’appartiens, Stéph’…

— Bien sûr que je veux de toi. Je m’excuse, Julien, tout ça est de ma faute…

Il posa l’index sur ses lèvres.

— Chut… Ce n’est pas ta faute… J’espère juste qu’il n’est pas trop tard…

—    Mais non… Que veux-tu dire par là ?

Il ignora la question, une nouvelle fois.

— Tu crois que tu as encore cette robe rose si légère que tu portais à Carcassonne ? Je suis en pleine nostalgie de cette soirée. J’ai envie de la revoir.

— Euh… oui, je crois, répondit-elle gauchement, prise au dépourvu. Je l’ai toujours conservée. Dans le placard, il me semble… Avec tous nos souvenirs… Attends, je jette un œil.

Elle ne comprenait pas grand chose, et ne souhaitait pas le contrarier après ce qu’il venait de subir. Mais plusieurs choses étaient inexpliquées, pensait-elle, pendant qu’elle fourrageait dans les étagères et les cartons. Elle devait sortir plusieurs objets et les poser sur la moquette pour se faire de la place. Le tas grossissait au fur et à mesure de ses recherches. Elle finit par la dénicher au moment où elle n’y croyait plus et se retourna pour la brandir triomphalement à Julien. Mais la joie d’avoir remis la main dessus fit place à la surprise. Elle était seule dans la chambre. Elle abandonna le tissu sur le lit et courut de pièce en pièce en criant le prénom de son concubin.

Mais la maison était désespérément vide. Quand elle entra dans la chambre, la robe l’attendait sur la couette, inerte. Un coup d’œil sur le lecteur CD lui permit de vérifier qu’aucun disque ne se trouvait à l’intérieur et qu’il manquait le cordon d’alimentation. Le silence régnait à nouveau. Elle laissa libre cours à son désespoir et s’écroula sur la moquette, en proie aux larmes.

21 janvier 2009, 6H47, appartement de Julien et Stéphanie

Les prémisses du jour naissant lui caressaient le visage, la ramenant peu à peu du royaume des songes. Stéphanie avait la gorge sèche, et un mal de tête carabiné. Elle descendit comme un somnambule à la cuisine pour avaler une aspirine et un café. Elle prit une douche rapide et quitta la maison pour foncer à l’hôpital. Il fallait qu’elle voit de ses yeux la chambre de Julien, qu’elle constate qu’il était encore allongé sur son lit, à mi-chemin entre la vie et la mort. Ce qui était le cas lorsqu’elle franchit le seuil de la chambre, une demi-heure plus tard. Max était déjà arrivé. Lorsqu’il vit la mine déconfite de Stéphanie, il se leva d’un bond de sa chaise et lui mit un bras amical sur l’épaule.

— Ca ne va pas ? Tu as une sale tête.

Un instant, elle hésita à lui révéler les événements de la nuit précédente. Convaincue qu’il la prendrait pour une folle, elle n’en fit rien et éluda la question.

— Ce n’est rien. La fatigue, peut-être… Toujours aucune amélioration ?

— Aucune, non… Je suis resté là une bonne partie de la nuit. Et rien… Si ce n’est une fausse joie à un moment donné.

L’intérêt de la jeune femme était piqué au vif.

— Ah bon ? Comment ça ?

— J’étais assis sur la chaise où je me trouvais quand tu es entrée, à attendre. Et soudain, les appareils se sont mis à produire des bips de tous les côtés. Affolé, j’ai appelé les infirmières, je croyais qu’il nous quittait. Elles sont arrivées en trombe et m’ont rassuré. Les alarmes se sont déclenchées parce que son activité cérébrale était intense. Le rythme cardiaque s’affolait et sa température redevenait normale. D’après les médecins, il s’agissait de signes de réveil proche. A un moment donné, j’ai même cru sentir un mouvement dans ses doigts.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Subitement, comme ça avait commencé, tout s’est arrêté et Julien est retombé dans la léthargie que tu vois. Je venais juste de quitter la chambre pour aller te passer un coup de fil. Les infirmières sont sorties me rejoindre en me disant que ce n’était pas la peine d’attendre, que ce n’était pas pour le moment qu’il ouvrirait les yeux. Vu l’heure, j’ai préféré ne pas t’appeler pour t’en parler quand tu viendrais. Mais ça a été trois quarts d’heure où j’y ai cru.

Trois quarts d’heure ?!, explosa intérieurement Stéphanie. C’est le temps qu’avait duré la visite de Julien dans sa chambre. Elle pâlit et crut défaillir, mais tint bon. Une nouvelle fois, Max s’inquiéta pour elle et la guida d’une main ferme sur la chaise, où elle se laissa tomber.

— Repose-toi. Tu es toute blanche. Tu es sûre que tout va bien ?

— Oui, oui… C’est l’émotion de penser qu’on était à deux doigts de le récupérer. Tu peux rentrer, Max, je prends le relais. Et je voudrais être un peu seule avec lui.

— Je comprends, Stéph’… Je file…

Avant de partir, il lui jeta un regard où perçait le scepticisme. Il ouvrit la bouche comme s’il voulait ajouter une dernière chose, mais se ravisa et sortit de la pièce après avoir déposé un baiser sur le front de la jeune femme. Une fois seule, Stéphanie se mit à réfléchir. Elle caressait doucement le visage de Julien. Elle ne croyait pas au paranormal et à toutes ces inepties que l’on entendait de la bouche de pseudo-scientifiques à la télévision. Tout juste avait-elle lu un jour dans un magazine que l’on était encore loin de connaître le dixième des capacités réelles de notre cerveau. Elle ne pouvait se résoudre à croire à ce qu’elle avait vécu, comme elle était convaincue de ne pas avoir rêvé. Toute cette histoire ébranlait sérieusement ses convictions et ses connaissances sur l’être humain.

L’amour, associé au cerveau, était-il capable de telles choses ? L’expression qui disait qu’il permettait de déplacer des montagnes prenait ici tout son sens. Elle avait lu des récits qu’elle croyait inventés de couples qui clamaient partout avoir communiqué par télépathie avec l’être aimé. Elle en avait souri à l’époque. Mais maintenant, elle n’avait plus envie d’en rire.

— Si seulement tu pouvais te réveiller pour me raconter, murmura-t-elle.

L’amour profond qu’elle lui portait était la seule entité dont elle était persuadée de l’existence. Julien était l’homme de sa vie, elle ne voulait plus vivre qu’avec lui. Si le Julien qui est venu la voir est une création de son inconscient, au moins avait-elle désormais l’espoir que cet amour était partagé. Elle comprenait mieux pourquoi il regrettait qu’il soit peut-être trop tard. En effet, rien n’indiquait que Julien se réveillerait un jour. Derrière ce visage si paisible, il se trouvait prisonnier de son corps. Elle priait de toute son âme pour que ce ne soit pas jusqu’à la fin de sa vie. Attendre et espérer…

25 janvier, 14h00, chambre de Julien à l’hôpital

Stéphanie pleurait à chaudes larmes. Toutes les nuits suivantes, elle avait espéré, et redouté quelque part, une nouvelle visite de Julien ou de son fantôme, quel que soit le nom que l’on peut lui donner. Mais rien n’était venu animer le silence de la maison. En désespoir de cause, elle avait remonté le câble d’alimentation et le CD, mais à moins de le mettre en marche elle-même, Patricia Kaas ne faisait plus entendre les accords de sa chanson phare. Elle avait passé des nuits blanches, recroquevillé sous sa couette, à attendre vainement.

Mais ces événements étranges étaient déjà loin derrière elle ce jour-là. Julien avait ouvert les yeux deux heures auparavant, avait demandé péniblement où il était, ce qu’il faisait là, avant de l’apercevoir. Elle redoutait qu’il ne se souvienne de leur altercation ayant conduit à l’accident, mais elle expira de soulagement lorsque les yeux du jeune homme se sont allumés, puis embués. Il avait soulevé les bras avec difficultés pour l’inviter à s’y blottir et elle s’était littéralement jeté à l’intérieur et avait depuis la tête posée sur son torse. Il lui caressait faiblement les cheveux pendant qu’elle laissait s’expulser la douleur. Elle ne prêtait aucune attention au personnel médical qui défilait autour d’eux pour contrôler les signes vitaux du blessé et pour s’assurer que tout allait bien. Tout juste entendit-elle le médecin se réjouir qu’après ces jours de coma, Julien ne présentait pas de signes cliniques alarmants et qu’il ne garderait pratiquement aucune séquelle. Elle avait fait prévenir Max et sa mère et s’était réfugiée à nouveau près de Julien. Lorsque le ballet des infirmières cessa en fin d’après-midi, et qu’il se soit reposé, ce dernier demanda à Stéphanie de redresser un peu le dossier du lit, et il l’éloigna de lui doucement pour qu’elle s’installe sur la chaise. Elle avait les yeux rougis et reniflait régulièrement. Elle avait déjà vidé un paquet de mouchoirs et attaquait le deuxième.

— J’ai eu si peur, Julien, trouva-t-elle la force de dire entre deux sanglots.

— Je sais… Tout est de ma faute, Stéph’… Je culpabilise pas mal de t’avoir foutu les jetons comme ça…

— Non, c’est de la mienne, je n’aurais jamais dû te provoquer comme ça. Si je ne l’avais pas fait, tu aurais pu conduire tranquillement.

— Bon alors, c’est de la notre… Tu sais… Malgré tout, j’ai fait plusieurs rêves pendant mon séjour au pays de Morphée. Et je crois que c’est une bonne chose dans notre malheur ce qu’il vient d’arriver.

— Comment ça ? Tu as rêvé de quoi ?

Les battements de son cœur s’accélérèrent. Elle se cramponna sur le bord de la chaise, tout ouïe. Etait-il possible qu’il se souvienne avoir créé cette manifestation si réelle ?

— Du concert de Carcassonne. De notre baiser enflammé. De tout ce que nous avions vécu comme moments de bonheur ensemble. D’un slow aussi…

— Dans notre chambre ?, dit-elle d’un ton exalté.

— Euh… Non, je ne crois pas…

Il plissa les yeux d’incompréhension. Stéphanie était déçue mais prit soin de ne pas le montrer. Elle lui en parlerait plus tard. Il toussota.

— Bref… J’ai revécu toutes ces scènes et ton image a hanté mon esprit tout le temps. A un moment, j’ai eu vraiment le sentiment d’avoir le choix entre partir pour de bon ou revenir parmi les vivants. Malgré ce que l’on s’est fait mutuellement ces derniers mois, j’ai voulu revenir, grâce à toi. Dès les premières secondes, j’ai su que c’était toi. Parce que c’était moi aussi, et parce que c’était nous. Je t’ai aimé toutes ces années, et je sais que je t’aime d’une manière plus intense qu’avant. Je ne désire pas autre chose que vivre le reste de mes jours en ta compagnie. A nous de faire en sorte de ne plus nous éloigner bêtement l’un de l’autre comme nous l’avons fait. Nous avons été inconscients de laisser fuir cette chance… Enfin… Je te le propose, si tu veux encore de moi, bien entendu…

Un sourire se dessina sur les traits de Stéphanie. Elle laissait ses yeux se perdre dans ceux de Julien qui attendait sa réponse.

— Ca ressemble à une demande en mariage, non ?

Il sourit à son tour.

— Ca en a toutes les apparences, en effet… Alors ?…

— J’en pense que je vais me lever, quitter cette pièce,…

Il plissa le front, soudain soucieux. Ce n’était pas ce qu’il attendait. Mais il la laissa continuer.

— … hurler dans le couloir comme une folle et te rouler la pelle la plus longue de l’histoire de cet hôpital. J’accepte, bien entendu, andouille.

Reniant ses prévisions, elle se jeta au cou de Julien pour entamer directement la dernière partie du programme. Chercher une explication rationnelle aux mystères des dernières nuits était maintenant le cadet de ses soucis.

Max avait eu du mal à dénicher un bouquet de fleurs potable, mais il était hors de question qu’il retrouve Julien sans lui en trouver un. Il arpentait le couloir rapidement, entre marche et course. La porte de la chambre apparaissait déjà. Faisant fi des conventions et de sa correction, il se rua dessus et l’ouvrit presque à la volée, et s’arrêta net. Son cœur se remplit de chaleur lorsqu’il les vit enlacés, en train de s’embrasser comme il ne l’avait pas vu depuis des années. Ces deux-là étaient pour lui comme ses frères et sœurs, il se mit à sourire avec émotion en les observant quelques secondes. L’un comme l’autre n’avait pas remarqué son arrivée. Il referma doucement la porte et fit un signe de négation à l’infirmière qui allait entrer à sa suite. Un peu d’intimité ne leur ferait pas de mal, pensait-il. Il était à deux doigts de sauter au plafond en poussant un cri de triomphe. L’accident était monstrueux, mais il avait permis de sauver leur amour. Pensif, il reprit l’ascenseur pour descendre et sortir fumer une cigarette sous un beau soleil d’hiver. La nicotine fit son effet apaisant en circulant dans ses poumons.

Il prit son portable et rechercha un nom dans le répertoire. Il le trouva et appuya sur la touche d’appel. Son correspondant décrocha à la première sonnerie. Il attendait son coup de fil depuis quelques jours, aussi il ne s’embarrassa pas d’amabilités.

— Alors ?

— Il va bien. Il s’est réveillé, et il n’a pas l’air d’avoir de séquelles…

— Et avec Stéphanie ?

— Ca se passe on ne peut mieux. Tu les aurais vus… J’en rêvais depuis des années. Ils forment le plus beau couple que j’ai pu croiser de toute ma vie. Merci, Eric.

—    De rien, c’est le moins que l’on leur doit, non ?

— En effet… J’avais remarqué depuis quelque temps que ça n’allait pas fort entre eux. Ils ont beau essayer de le cacher, ils oublient que je les connais par cœur. Coup de bol d’être tombé sur toi à ce séminaire du boulot, n’empêche…

— Oui, je ne savais pas que j’avais un jumeau.

— Lui non plus ne le sait pas. Après recherches, j’ai trouvé vos actes de naissance. L’assistance publique s’est bien gardée de le dire à vos parents adoptifs.

— Ca ne pourrait plus être le cas aujourd’hui… Quel gâchis… Enfin, on va bientôt être réunis, non ?

— Oui, la surprise pour son… enfin, votre anniversaire tient toujours. En attendant, tu viens de lui offrir l’un des plus cadeaux qu’il mérite. Ton coup de main était salutaire, j’étais un peu perdu, et je ne savais pas sur qui compter. Il a fallu un peu effrayer Stéphanie, mais c’était pour la bonne cause. Dieu merci, j’ai retrouvé les clés que Julien m’avait filées il y a un ou deux ans. On a failli se faire gauler, mais ça a marché. Stéph’ s’est posé les bonnes questions. J’ai récupéré les micros et les caméras tout à l’heure. Je les ramènerai au boulot tout à l’heure. Sans ça, je ne sais pas comment on aurait pu être aussi synchrones. Même Julien nous a filé un coup de main, l’air de rien, en faisant cette drôle d’attaque quand tu es allé chez eux pour danser avec elle. Puisque j’en parle, belle initiative, Eric…

— Attends… De quoi tu parles, là ? Je ne l’ai pas rencontrée, je me suis juste caché à chaque fois pour lancer la musique, comme tu me l’as dit..

— Mais alors ?! Si ce n’est pas toi, qui est-ce ?…

— …

Max raccrocha, lugubre… Et si vraiment… ? pensa-t-il en remontant le regard vers la fenêtre de la chambre de Julien. Sur l’image prise par les caméras, il était persuadé qu’il s’agissait d’Eric. Il aurait fait tout pour ses amis, mais de là à imaginer que l’esprit de Julien lui aurait donné un coup de pouce… Il se mit à sourire et secoua la tête de dépit.

— Bien vu Eric, murmura-t-il pour lui-même. J’ai failli marcher… Tu me le paieras, je te prépare une blague du feu de Dieu pour ton anniversaire.

Il écrasa sa cigarette du talon, à demi-convaincu, et repartit dans le hall du CHU, aspiré par les portes coulissantes. Il était temps de saluer son vieux pote.

 

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