Anatomie du Chewing-gum : "sociétal"
charles-bovari
Introduction
Dans son roman « 1984 », George Orwell a inventé le mot-valise « novlangue » pour désigner le langage propagandiste et vecteur idéologique du régime totalitaire de Big Brother. Toute construction idéologique a besoin de s'emparer du langage, de créer des mots et d'en bannir d'autres, et pas seulement les dictatures qui n'en sont, finalement, que l'exemple extrême. Malheureusement, le concept de « novlangue » d'Orwell a eu trop de succès, bien trop de succès : tout le monde se le jette au visage et s'accuse d'en user, même les pires réactionnaires vis-à-vis de leurs adversaires. Faudrait-il rappeler une fois encore le parcours d'Orwell ? Dans les périodes de confusion et de doute comme celle que nous vivons, les valeurs s'inversent et les évidences semblent marcher sur la tête.
Ainsi, je préfère ne pas utiliser ce terme orwellien mais plutôt celui de « mot chewing-gum ». Ces mots en gomme, ce sont tous ces mots d'aujourd'hui que nous avons dans la bouche, que nous remâchons sans cesse sans trop savoir pourquoi ni d'où ils viennent. Je les compare à ces chewing-gum qui ont perdu tout goût, toute saveur à force d'être mastiqués machinalement, des journées entières. Pourtant, s'ils sont là, c'est qu'il y a une raison. Alors recrachons le chewing-gum et procédons à son anatomie.
Mot n°1 : « sociétal »
La première fois que j'ai entendu ce mot, je crois me souvenir que c'était vers 2007 ou 2008. Prononcé par un de ces publicitaires jouant au fin sociologue et parlant d'un machin quelconque « à fort contenu sociétal ».
D'abord, benoîtement, j'ai découvert cette nouvelle épithète dérivée de « société ». Jusqu'à présent, je n'attribuais que « social » à « société ». Puis le mot a pris son essor. C'est étrange, d'ailleurs, comme certains mots arrivent à décoller et d'autres restent au sol puis disparaissent. Lui, il a fait son petit bonhomme de chemin puis le succès est vite arrivé. C'est alors que j'ai compris : le « sociétal » est voué à remplacer le « social ». En un mot (justement !), le sociétal, c'est le mot qui constate l'échec social de la gauche. Voire davantage : c'est le mot qui évacue toute idée sociale. Il est donc parfaitement adapté à l'idéologie néo-libérale, qui atomise la société pour la réduire à la simple addition arithmétique d'individus. Le sociétal reflète parfaitement l'individuation que produit le néo-libéralisme sur notre monde. Rappelez-vous la célèbre déclaration de Margaret Thatcher : « La société n'existe pas ! ». Quelle véritable profession de foi néo-libérale ! Avec le sociétal, il n'y en réalité plus de société au sens d'un ensemble contradictoire, traversé de forces en conflits, dans des rapports de domination ou d'émancipation, mais pouvant aussi évoluer vers plus de justice au moyen de l'action. Agir sur le social, c'était, pour une gauche désormais morte et enterrée, vouloir transformer la société en un monde plus juste et plus humain. Avec le sociétal, il n'y a donc plus de rapports sociaux mais seulement des affaires individuelles. Et la fameuse « responsabilité individuelle» qui va avec. En fait, le sociétal ne s'occupe plus que du mode de vie de l'individu. Le sociétal est une cosmétique des mœurs. Et quoi de plus individuels que ces derniers ? Le mot nous a été répété jusqu'à la nausée lors de la loi sur le mariage homosexuel, cette grande « réforme sociétale ». Le mariage homosexuel ne transformera pas les rapports sociaux. Un couple de prolos homosexuel(le)s, bien que marié, restera un ménage prolétaire sous-payé. La dramatisation du débat sur cette loi, à mon avis voulue par ses propres promoteurs politiques, était peut-être une façon pour le PS de se croire revenu au temps de Jaurès. Cela dit sans trop y croire vraiment, le « sociétal » étant là pour le rappeler. Quelqu'un fit remarquer finement que le Parti Socialiste devrait bien plutôt se rebaptiser en « Parti Sociétaliste ».
Mais en attendant, il fait sa petite contamination des esprits, ce bougre de sociétal. Tiens, prenez le nouveau gadget à la mode des grandes entreprises : la RSE. Il n'y a pas encore si longtemps, la traduction de l'acronyme était « Responsabilité Sociale et Environnementale » des entreprises. Etre responsable socialement : bigre ! Fort heureusement, la responsabilité n'est devenue rapidement plus que sociétale. Ouf ! Pas de social. Et « environnemental » est assez flou en comparaison de son voisin « écologique ». Imaginez un peu ce à quoi ces grandes organisations capitalistes ont échappé : « Responsabilité Sociale et Ecologique ».
La tentative fut excellente, hélas, soit vous avez effacé les commentaires, soit le mouvement n'a pas pris. Du coup vous semblez ne plus être revenu ou avez changé de pseudo. Peu importe, moi je vous suis, et j'attends le mot numéro 2.
· Il y a plus de 7 ans ·enzogrimaldi7