Andernos

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ANDERNOS


Il faut avoir ressenti la fébrile animation copulative des courtes nuits estivales, après avoir vu les corps triomphants et nus des jeunes Allemandes, superbement dorés par un soleil contondant et rincés par les vagues fraîches de l’Atlantique.


Il faut avoir vu la fantaisie des jeunes citadins, Bordelais et Parisiens, venus tester l’efficacité de leur testostérone, en séduisant leurs cousines, méconnaissables dans ce nouveau décor, en affrontant les vachettes insoumises de Labat, et en s’imbibant d’une piquette trop vite auréolée du label
«Bordeaux», aussi prestigieux que trompeur.


Il faut, enfant, avoir suivi les longues files des chenilles processionnaires, aux corps jaunes, noirs et velus, avoir respiré ce pollen d’or aux parfums entêtants du mimosa et de la sudation résineuse des pins, qui envahit les vérandas et fait
tousser les asthmatiques.
Avoir longtemps regardé l’autre lente procession, motorisée, du retour du Petit ou du Grand Crohot, de la  Flammèche, du Cap Ferret, du Porge ou de Lacanau, avoir déambulé dans la double avenue du Général de Gaulle, avoir arpenté la jetée, avoir tenté sa chance au casino de nougat, avoir goûté les crêpes au Grand Marnier de Chez Pépé.


Avoir tourné, sans fin, à bord des avions en tôle, suspendus à l’axe du manège par de simples chaînes métalliques, puis, plus tard, avoir connu le décor de science fiction de la Corvette, que les habitués appelaient « la Crevette ».


Avoir dansé, au rythme des « bandas », pendant la Fête de l’Huître, qui est aussi celle de la saucisse et d’un vin blanc trop acide, qui parvient toutefois à faire chanter les Anglais en patois landais.

Avoir fait l’amour dans les dunes, ou dans les bois de la plage des Quinquonces.
Il faut avoir senti, au creux de l’estomac, le craquement, délicieusement terrifiant et cent fois renouvelé, des orages qui crèvent, après le 15 août, comme pour
rappeler aux vierges étourdies, que les vacances s’achèvent bientôt…


Il faut, simplement, avoir passé, dans son enfance ou sa jeunesse, ne serait-ce qu’un été sur ce littoral excité, pour comprendre le désespoir que peut y causer le vide de l’hiver.


Les villas fermées, les longues avenues vides, bordées de platanes chauves, cette bruine fine et si fréquente, les marées basses qui dévoilent les bateaux couchés sur la vase,comme autant de cadavres en putréfaction et, surtout, cette
lumière triste, blafarde que l’on croirait d’origine lunaire.


Et ces pins, trop sagement alignés, coupés de «parefeux» et de profonds fossés, dans lesquels sont allés agoniser tant d’amis, broyés dans les tôles enchevêtrées de leurs GTI invincibles.


Les commerces encore ouverts étaient rares.
Le Codec, où l’on entrait en clignant des yeux, tant la lumière crue du néon était aveuglante, après la clarté laiteuse du jour, et où l’on croisait forcément un voisin, un collègue ou une vague connaissance. Au rayon boucherie, le sourire
enjôleur d’Yvon, charmait les Madame Bovary du coin.
Les Nouvelles Galeries, pourtant déjà plus très fraîches, et les Arts Ménagers, où s’achetaient tous les cadeaux de la Fête des Mères.
Deux boulangeries-pâtisseries prétentieuses fournissaient la Forêt Noire et les Éclairs du dimanche, l’une aux paroissiens de Notre Dame de la Paix, et l’autre à ceux de Saint-Éloi.
Heureusement, Madame Moreno, près du stade, plongeait tendrement sa main fripée dans de grands bocaux d’où elle retirait deux fois plus de bonbons que ce à quoi donnaient normalement droit les quelques pièces vite glissées
sur le comptoir. Mais un pressing imbécile et peinturluré eut tôt fait, après sa mort, d’éloigner les enfants de cette boutique, qu’ils avaient pourtant fréquentée pendant trois générations.


Les jeudis après-midis, c’est à La Maison des Jeunes et de la Culture, si mal nommée, que l’on s’appliquait consciencieusement à dégoûter des cohortes de condamnés au solfège, pendant que Bernard plaquait, sur le tatami et sous son
quintal, des gamins de six à dix ans.


Plus tard, sur des banquettes miteuses et sous le regard ironique d’une patronne revenue de tout, c’est à l’Hippopotame que les jeunes mâles échangeraient, devant un gin fizz trop sucré, leurs appréciations sur les performances sexuelles de gamines pleines de bonne volonté, mais aussi dépourvue qu’eux d’imagination.


Et dans cette parenthèse hivernale, semblable à une grossesse difficile, avant la délivrance de l’été, l’ennui était anesthésié à coups de ragots. Un pompier pyromane, un autre homosexuel, la légèreté d’une femme de gendarme ou les dettes d’un épicier fondaient onctueusement dans le thé des mères de
famille, dont bien peu avaient un emploi.


Les hommes, eux, feignaient de retrouver les vertus martiales de leurs aïeux, lors d’interminables parties de chasse.
Leurs pères avaient déjà éradiqué toute faune sauvage. La bécassine avait pratiquement disparu, la bécasse était réservée à une élite, le chevreuil et le sanglier se chassaient en battues, entre notaires et médecins, le col vert exigeait un chien et un bateau ou une «tonne», la caille ne se rencontrait plus que
dans les chasses privées, l’ortolan n’était plus qu’un souvenir et le lièvre se faisait rare.
Ne restaient que les grives de passage, le faisan de lâcher, le lapin d’élevage et des perdrix décharnées. Et, surtout, la palombe, canardée depuis des «pylônes» de plus en plus haut.
Au lever du soleil, Gros Minet pouvait encore réaliser quelques beaux coups de filets et faire, «aux pentes», une belle moisson d’alouettes.

Plus tard, tous monteront dans le Médoc pour se mettre à la tourterelle, mais seulement pour emmerder les écologistes.


Dans ces matins givrés, Mitraillette, bègue depuis l’Indo, tentait, au milieu des rires gras, de faire partager, sans succès, sa terreur. Coupé de sa section, il avait passé une journée, terré dans un trou, pendant que les Viets, dont il voyait les pieds, ratissaient la zone.

D’autres dédiaient chaque coup de 12 aux Fellaghas.


Le 12, justement, était choyé comme bien peu d’épouses. La platine toujours finement ciselée, il situait son propriétaire, comme la voiture le ferait, quelques années plus tard.


La pause se faisait devant un feu de sarments de vigne, sur lequel grillait l’entrecôte. Charcuterie, viande, camembert, une baguette et un litre de rouge par personne, minimum : il aurait fallu ajouter l’infarctus dans les statistiques consacrées aux accidents de chasse…


Un peu avant Noël, venait la saison des lotos où, dans la fumée des Gauloises et le parfum anisé du Pernod, on pouvait se fâcher à mort pour un jambon, un panier garni, une caisse de vin ou une cafetière électrique.


Ce terroir cyclotimique connaissait, pourtant, entre la frénésie de l’été et l’ennui morbide de l’hiver, deux courtes périodes d’une sublime normalité.
En mai et octobre, avant l’arrivée et après le départ des estivants, le Bassin retrouvait une sérénité majestueuse et pouvait, à nouveau, ensorceler.


Mais la magie des ces trop courtes saisons masquait mal le désespoir insoupçonnable qui, pendant l’hiver, gangrenait les âmes.

Ils étaient nombreux, des deux sexes et de tous âges, à se donner la mort à chaque nouvelle gelée.
Quel touriste, en les voyant si démonstratifs en juillet, aurait pu deviner qu’ils se pendraient en janvier ?

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