Ankou

Cædrik San

Il y a de la poussière de papier partout dans ses cheveux noirs et son corps transpire une ingénuité éparse. De l'encre sombre tache sa peau nue, anémique, qui se détache en oxymore des ténèbres de l'arrière-plan. On ne discerne que trop violemment les contours peu pulpeux de ses courbes aiguisées aux extrémités tranchantes. Son épine dorsale, saillante, irrigue son dos d'une nonchalance à peine retenue et, sur toute l'essence de son être se lit l'indifférence et l'absence d'attachements qu'ont ces gens déprimés et désintéressés de tout. Cette façon triste qu'ils ont de rester sans bouger à remuer on ne sait quoi dans leur plaie.
Il relève la tête, l’œil vide. Son regard se perd dans le lointain infini. Ses yeux frôlent l'inaccessible, le vague d'un monde imaginaire où tournoient, en masses lourdes et sporadiques, les murmures d'une vie sombre au passé dérangeant. L'impossible et ses phantasmes troublants, ses visions irréelles d'un univers inexistant et d'une saveur qui n'atteindra jamais les limites de ses lèvres pâles. La candeur innocente qu'ont ces enfants de regarder ailleurs et de chercher les rêves où ils ne se trouvent pas : cette façon si naïve de croire qu'il y a toujours la meilleure part des choses chez les autres et que c'est pour cette raison qu'il faut continuer de croire en l'onirique. Mieux vaut croire en l'intouchable que ne plus croire en rien.
Il n'y a, sur ce lit, que ce vulgaire garçon creux, absent, maculé d'obscures pensées. Il se concentre sur un cendrier plein à déborder de mégots nauséeux. Des images de toutes sortes semblent se dresser à lui comme des murs et parviennent, l'espace d'un instant, à lui arracher le fantôme d'un sourire contenu qu'il s'empresse, furieusement, de repousser d'une ferme et intransigeante manière : un serrement caractéristique de la mâchoire et un froncement de sourcils agressif, méprisant. Il referme ses crocs acérés sur ces faibles pigments de couleurs mensongères, trompeuses, que son esprit torturé s'amuse à faire resurgir. Les vacarmes d'un passé trop lourd où s'abrite, bienveillante, une folie douce, prête à faire surface et à éclater. Les bulles d'oxygène sous l'eau cherchent toujours à atteindre l'apparence paisible du lac. Comme les souffles d'un corps noyé.

Il tente de vaincre ce filet fielleux d'euphorie indésirable, mais peut-on seulement triompher de nous-même ? Nos remords nous assiègent de toutes parts et trouvent toujours le moyen de nous rejoindre, même au fin fond de nos marais boueux intérieurs.

Il se contient, se retient d'exploser, ses bras maigres le long de son corps, affichant un mépris inestimable qui ne laisserait aucun témoin inchangé. Une expression angoissante d'arrogance, de douleur lucide, qui nous touche intérieurement, mais d'une manière différente de celle qu'on associe généralement à la pitié. Une sorte de sympathie pour les évènements que l'on ne connait pas, pour un passé et une histoire qui nous sont inconnus mais qui semblent perturbant au point de nous rendre triste sans même savoir. Juste à son visage, on devine tout. On imagine les démons, la mémoire, la mélancolie, mais on ne peut qu'imaginer, puisque cette personne, fraîchement débarquée durant la nuit, chez vous, ne vous laisse aucune chance de percer son jardin secret. Elle reste hermétique à toutes approches, à toutes forme de soutien : moral, physique. Peut-être trop traumatisé pour réagir à quoique ce soit. Trop perturbé pour nous montrer qu'elle est vivante, alors elle reste creuse de sens, sans but évident, une âme en peine capturée et torturée par une série de stigmates des temps passés. Peut-être l'accident de bateau, d'avion, que savons-nous ?
Un jeune homme étrange, arrivé nul ne sait d'où, en plein désert hiémal de l'Antarctique où il n'y a personne. Un perdu ou un naufragé, assez chanceux pour survivre à ce froid infernal et guider ses pas, dans l'inconscience, vers l'unique base d'observation à des centaines de kilomètres à la ronde. Un rescapé de tragédie grecque peut-être, toujours vivant derrière les rideaux lourds.

« C'est un drôle d'endroit pour vivre » avait-il dit.
« C'est un drôle d'endroit pour se perdre » avais-je répondu.

Peut-être qu'un visage flotte dans sa tête, tout seul, sans qu'il ne l'appelle, comme il nous arrive à tous de le faire quelques fois. Cela répand peut-être, dans ses membres, un murmure frissonnant de mémoire, comme des oiseaux qui frémissent sous les feuilles d'un arbre endormi. Ses pensées s'enfilent sans doute en guirlandes de fumée, mais se heurtent à un état de dégoût farouche qu'il n'affiche, sur son visage, que par quelques tressaillements involontaires et douloureux.

Ce n'est qu'une fois plusieurs minutes écoulées qu'il sent notre regard sur sa nuque et qu'il retourne vers nous un faciès songeur, affligé. Son attitude n'a en rien changé, mais ses traits s'adoucissent aussitôt, comme s'il ne lui semblait plus convenable d'afficher un tel visage. Comme si, de continuer en ce sens, l'exposait aux dangers d'ouvrir l'étendu de tous ses secrets cachés à un parfait inconnu.
Bien que coincé dans un chalet de bois mal isolé, aux tremblements incertains et parfois surprenants, il ne s'inquiète de rien et reste immobile à nous fixer. Intrigué, on garde nos pupilles rivées sur lui, sans vraiment savoir si notre regard se porte garant, à lui seul, de trahir toutes nos interrogations. Pendant que dehors le vent souffle avec la force suffisante pour abattre une forêt de maigres conifères, on reste immobile aussi, emmitouflé dans une lourde couverture de laine, à attendre sans savoir qui ou quoi.

Un perdu errant dans l'Antarctique. Un disparu parmi la glace et le givre. Un soupçon de vie dans cette enfer de rien, cette prison d'étreinte, l'Eden aux crocs mordant et à l'envie féroce de réduire tout au néant du bout du doigt. Au milieu des bourrasques de vent et des tornades de poussière et de neige : un angelot déchu, tombé pour racheter notre humanité et nous rendre un peu moins seul. Un enfant, même, à peine proche de sa majorité : un corps faible fixé à des jambes malingres aux chevilles et aux pieds nus, rougis par le froid mordant de là-bas. Des bras ballants glacés, habillés de cristaux blancs. Poudrerie scintillante. Une chemise déchirée couverte de neiges et de taches carmines, un pantalon effilé sur les coutures.
De notre solitude sempiternelle peut naître un monstre avide de vie. Affamé de n'importe quoi d'un peu réel, de palpable. D'un peu de chaleur humaine, de réconfort dans cette prison de verre. Et cette chevelure tangible sous nos doigts, mouillée mais soyeuse.
La solitude anéantit les inhibitions d'un homme. Même celles sacrées. La véritable solitude, celle où il n'y a jamais personne à qui parler, personne à voir ou à entendre. Seul, livré aux vents forts, au froid et aux sons étouffés produits par les rares chutes de neige blanche. Alors, cette surprise, cette visite inattendue nous rend nerveux. Curieux. Nos mains moites tremblent d'elles-mêmes. Alors qu'on croit entendre battre notre cœur, il nous semble plutôt sentir notre estomac se tordre sous la faim insatiable qu'ont ces bêtes sauvages affamées. Ces picotements sur l'épiderme, l'excitation gagne du terrain et les monstruosités nous abordent petit à petit, prenant un peu plus d'ampleur sur notre jugement. S'agrippent à nous comme des tentacules féroces et nous entrainent lentement vers l'horreur en nous submergeant d'idées et d'envies, de pulsions viscérales à assouvir sur-le-champs.

Et c'est de cette façon qu'on se retrouve, le lendemain, désillusionné, le corps nu collé contre celui d'un garçon étrange qu'on ne connait pas, en costume d'Adam autant que nous. Le dos laminé de traces d'ongles. Le cou tordu sous les marques de longues mains, la peau bleue empreinte d'une bestialité passée sans comparaison d'ampleur : le pire de jamais, la violence brute qui laisse des traces nettes autant aux corps qu'aux esprits.
On se réveille avec les pensées vaporeuses, la bouche sèche. Une poignée de cette chevelure coincée dans les doigts.
Très peu de souvenir, juste une chaleur satisfaisante dans ce désert de glace et de vent. Ce désert de solitude silencieuse.

« Tu n'as pas froid ? Je peux remettre des bûches à brûler dans la cheminée » avais-je dit.
« Je n'ai pas froid. Je ne sens jamais rien, de toute façon » avait-il répondu.

Peu lui en chaut : indifférent à n'importe quel sujet entamé, il préfère rester dans le vide, ni vraiment humain, ni vraiment vivant. Indifférent à l'odeur amère et suave d'un café fraichement passé, indifférent à la faim seule ni la soif. Tout juste présent et à peine concerné lorsqu'on lui pose des questions sur sa propre personne. Le dos courbé, ou allongé à plat ventre sur le lit, rien ne le dérange, rien ne le bouleverse. Il semble nous ignorer. Nous inscrire très loin derrière, presqu'en dernier sur sa liste de propriétés. Peut-être nous en veut-il. Après tout, ce n'était pas rien. Peut-être a-t-il encore mal.
Peut-être est-il seulement comme ça de simple nature : solitaire aussi, très peu bavard ou tout juste timide. Quoiqu'il en soit, le temps s'évade tranquillement en cette unique compagnie. Quelque chose d'agréable se répand dans notre corps, comme une bouffée de vie. À ces personnes qui pensent être les dernières de l'humanité, une bouffée de vie peut ressembler à n'importe quoi d'un peu vivant : un garçon tourmenté, étrange de surcroit, et alors ? Juste de le voir, son dos rouge de marques, ses épaules et sa nuque fragile ; de voir son torse se gonfler sous une inspiration légère, ses côtes se creuser pour accentuer l'apparente maigreur de son corps maladif. Juste ça, cette seule vision banale des choses : un humain qui respire, nous fait croire que, bientôt, tout sera fini. On quittera cet endroit glacial, blanc par-dessus tout, et on pourra revenir sur la vraie terre ferme, après cinq ans d'isolement. Mais seulement quand tout sera fini.

« Comment vous vous appelez ? » avait-il dit.
« Emmet » avais-je répondu.
« C'est la Vie. La Vérité, en hébreux. »
« Peut-être bien, je ne sais pas. »

Et de l'entendre le crier toute la nuit durant. Entre la chaleur des couvertures, ou le visage enfoncé dans un oreiller. De quoi rendre quelqu'un fou. De quoi détester son propre nom, après coup. Emmet. Entre des gémissements et des soupirs : Emmet, le nom des choses, la vie animée ; le nom véritable.
À l'agonie, courbaturé, à peine réveillé par le café noir, les yeux rivés sur l'angelot inconnu, on cherche quelque chose à dire. Trop curieux. Trop nerveux aussi : les mains nous tremble sur les bras comme n'importe qui en plein sevrage. Sevrage de proximité. Et juste à le voir comme ça, de dos, retourné vers le mur à regarder absolument rien, on se dit qu'il serait tout aussi facile de recommencer.
Mais non. On cherche dans notre tête quelque chose d'intéressant à dire. Juste pour se changer les idées et discuter : on essaie de trouver pourquoi lui, en se posant tout un tas de questions sur l'individu, le garçon ; pourquoi ici, pourquoi ou comment, et tout ça sans jamais vraiment trouver la bonne façon pour formuler une seule et vraie question.
On se sert un second café en prenant bien soin de lui en proposer un aussi, pour voir si sa réaction serait différente. Pour se faire pardonner, peut-être, ou juste pour faire comprendre qu'on est pas vraiment méchant et que ce qui s'est passé n'était qu'un écart de conduite fort malencontreux. Une négation à peine affirmée de la tête, à la façon des désintéressés et des rancuniers.
On a beau chercher, au final la seule chose qui nous vient à l'esprit, c'est la faim charnelle. La dépendance déjà gravée, déjà imprimée dans tous les tissus de notre être. Et, obnubilé, tous les tabous n'existent plus : l'humain devient méchant, et on s'approche à pas de loups. On s'assied au bord de lui, la tête vide, le cœur débattant à grand coup de chamade dans notre poitrine. On s'attend à une sorte de résistance. À des cris, des mouvements brusques de frayeur. Mais il n'en est rien.

Après tout, il semble mort. Peu lui en chaut : il se laisse faire.
Juste cette simple chaleur, la peau contre la peau, nous rend fou. Elle injecte dans notre sang une vitalité nouvelle, une envie de se fondre et de rester comme ça, pour toujours. Rester collés, à fleur de peau, l'épiderme zébré de rayures et de sueur, les frissons aux bras et le souffle en cavale. Essoufflé. Étrangement fatigué, mais repu.
Le dos collé contre la tête du lit de bois, à moitié recouvert d'un drap et d'un garçon au corps léger et au poids imperceptible. Une tête noir aux mèches éparpillées en gros nuages sombres. De l'encre qui coule sur une feuille vierge, sur les draps blancs d'un lit froid. Des tentacules avides qui s'enroulent autour de nos doigts : qu'on caresse avec une lenteur et une douceur qu'on ne se connait pas.
La question se forme sur nos lèvres avant même qu'on ne puisse prendre le temps de l'analyser. Tout bascule, notre tête, notre vision s'embrouille avec la brutalité d'un éclair électrique.

« Et si tu restais ici ? Je ne connais même pas ton nom, mais tu pourrais vivre avec moi. »

Le souhait ou la nécessité ? Le souhait de toujours garder cet angelot auprès de nous, avec nous, contre nous, bien serré, bien calé dans nos bras. La nécessité parce que la mort viendrait effleurer notre âme si nous devrions nous retrouver seul, une nouvelle fois. Le besoin ou bien l'envie ? Le besoin plus que l'envie, quoiqu'il n'y ai rien de désagréable à sa présence, non plus. La menace, alors qu'on empoigne fermement son épaule, inconsciemment, ou alors... ou alors.
On plonge ses doigts à la recherche de sa peau pour en épouser chaque pore. Celle toujours glaciale.

« Emmet. »

Pause. Sa voix sonne lourde. Terne, tellement lointaine qu'elle nous semble venir d'un autre monde. Cette déformation de la réalité nous dérange au point de nous faire ouvrir les yeux. On se rend compte, enfin, de ce qui se passe avec nous, avec lui. Quelque chose cloche aussi certainement qu'un nez sur le visage d'un poisson.
La positions des deux corps : nous le dos contre le lit, lui allongé entre nos jambes, à moitié sous la couverture, un pied sorti dont il remue imperceptiblement les orteils, comme nerveux. Nous, soudainement timide à l'idée de se sentir ainsi proche l'un de l'autre : presqu'un adulte certes, mais l'incertitude du temps nous envoie sa décharge amer au fond de la gorge. L'espace nous semble incongru, impossible. Et ce garçon ? D'où vient-il ? Pourquoi ici, et comment ?

« Appellez-moi ainsi aussi. Je n'ai plus de nom, alors appellez-moi Emmet également. Je veux être la Vérité. »

Il se lève avec toute l'aisance qu'il est possible d'imaginer pour un corps aussi famélique. Il repousse la couverture et nous quitte. La rage et l'insatisfaction est telle que, sans vraiment prendre le temps de s'en rendre compte, notre poigne se referme sur son bras avec la force d'un étau mécanique. Non. Ne pas partir. Ne pas nous quitter. Mais, quelque chose émane d'on ne sait où. Quelque chose qui nous fouette comme un coup de vent et qui nous laisse sans énergie, sans consistance. Un étrange sentiment de vide nous fait lâcher prise et l'angelot se dérobe sous nos doigts. La chaleur. La peau douce s'éloigne.
Ses contours tranchants se déplacent, ses longues jambes blanches avancent vers le poêle en gros fer de notre vieille cheminée. Ses pieds butent contre le sceau à vieux charbons de bois et il se penche, ni curieux ni vraiment amusé, juste neutre et aussi glacial que le sifflement à l'extérieur. Il plonge une de ses mains dans les cendre et se saisit d'un morceau noir et assez volumineux. Tâchant ses doigts et ses poignets contre les bords du récipient. Il se redresse avec la lenteur et la même indifférence que lorsqu'il s'est éloigné de nous : il nous regarde, le visage imperturbable. Ses yeux rivés vers nous nous scrutent avec la profondeur d'un abysse océanique.

Il revient. Un pied devant l'autre, et reprend sa place tout contre nous. La bête enragée dans notre cœur se calme légèrement, toujours contrariée, toujours haineuse et pleine de fiel envers cet écart de conduite : en avait-il la permission ?
Agité d'un subtil mouvement, il choisit de se déplacer. Il change de position et ses membres maigres se placent contre nous. Il se retourne et enlace notre cou de ses bras fluets. Son visage ne cède à rien : peu lui en chaut après tout. Il n'est rien, il n'est que l'ombre de ce qu'il était avant. Sans doute un garçon joyeux et enjoué, moqueur peut-être. Très certainement manipulateur. Il n'y a qu'à regarder cette façon qu'il a de nous regarder pour comprendre que quelque chose ne fonctionne plus. En lui. Quelque chose est brisé. Et ne sera jamais réparé : parce qu'il est comme nous, un peu mort à l'intérieur, la conséquence de cet accident qu'il vient d'avoir, de son naufrage peut-être, de la perte de ses parents ; un peu mort en-dedans, ou juste traumatisé. Peut-être un peu par nous. Certainement. Et alors ? Rien ne lui dérange. Il était déjà brisé avec qu'on ne le brutalise.
Il enjambe nos cuisses et s'assied. Intrigué, on le laisse faire. On pose même les mains sur sa taille en le regardant faire. Curieux, nerveux un peu, parce que ce charbon ne nous inspire rien qui vaille.

Il porte une main à notre cou. Ses doigts glacés nous font frisonner.
Il lève le charbon et en pose l'extrémité sur notre front. On garde nos yeux rivés vers lui. Et lui de garder son regard accroché au nôtre, avec sa façon effrayante de nous regarder comme si nous n'étions rien. Comme s'il nous traversait de part en part, sans rencontrer la moindre résistance.

« Emmet » dit-il.

Et de l'inscrire sur notre front avec ce crayon improvisé : bout de charbon rugueux qui étire notre peau mais qui parvient à écrire.

« Qu'est-ce que tu fais ? » dis-je.

Ce à quoi il ne répond rien. Alors on essaie de se relever, de repousser son corps. Mais que fait-il ? À quoi joue-t-il ? Sa poigne sur notre cou se durci et ses ongles s'enfoncent dans notre chair tendre.
On essaie de se relever. Mais son corps, si fragile, si léger normalement, son corps qu'on parvenait à soulever, à retourner et à déplacer avec tant d'aisance la veille encore, voire quinze minutes plus tôt aussi... pèse lourd sur nos cuisses. Le lit craque même, le matelas s'enfonce sur notre poids commun soudainement plus massif, oppressant. Le plancher de réagir avec la même difficulté, un grincement désagréable caractéristique du bois malmené.
Son visage, toujours imperturbable, continue de nous scruter avec la même attention, indifférent à notre inquiétude, indifférent aux bruits menaçant des structures en sapin.

À l'instant où son charbon quitte la surface de notre peau, tout redevient normal. Avec une telle brutalité que l'instant d'avant nous semble irréel. Que nous arrive-t-il ? Avons-nous tout imaginé ? Mais cette sensation de pression, d'étouffement, semblable à une sorte d'apnée, était-elle réelle ? Pourtant.... Et son regard inflexible.

« Emmet. Je n'ai plus de nom alors je resterai avec vous. J'ai tout oublié. Je ne sens ni le froid, ni la faim. Ni la douleur. »

Il approche son pouce de ses lèvres. L'insère et le lèche pour en mouiller le bout. Ses yeux ne quittent pas les nôtres pour autant et un sourire, imperceptible, à peine visible, vient étirer la commissure de ses lèvres.
Il place son doigt sur notre front. Emmet. La vie en hébreux, le nom véritable. La Vérité. L'absolu Vérité. Le nom du Créateur.

« Met. La mort. Le Mensonge véritable. L'infini néant. »

Effacer la première lettre. Emmet, mmet. Et puis, on ferme les yeux, soudainement alourdi par le sommeil et embourbé dans les nuages d'un monde nébuleux, les souvenirs, notre vie, notre enfance. Les images de nos amis, la famille. Nos soirées, nos premières fois de tout, les lèvres, l'amour. Cette nuit. Et la poignée de cette chevelure coincée dans notre poigne ferme, tellement douce, tellement soyeuse.

« Je suis l'Ankou. Et je suis venu pour vous. Je n'ai ni sentiment, ni volonté, j'agis parce qu'il m'est indiqué de faire les choses. J'exécute une série d'action dans l'unique but d'atteindre mes objectifs. Je suis venu pour toi. Venir te chercher. »

On s'endort.
La mort en hébreux.
Et ce garçon. Pour lequel on voulait vivre.

« Je suis votre Ankou. Je ne connais pas la douleur, mais les remords me hantent tout mon mandat durant. Et vos souvenirs me hanteront également. La vie est ainsi faite, la morte suit son cours et ni les vivants, ni les morts n'y peuvent quelque chose. »

L'Ankou. Le dernier mort de l'année. Un forçat condamné aux travaux.
Une brise de chaleur. Il pose son front contre le nôtre et ferme les yeux.

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