Anna Ivanova, de la Russie des tsars à Paris

Allain Louisfert

Anna Ivanova de la noblesse russe, pendant la campagne de Russie, devient veuve du général comte Ivanov et épouse plus tard son ami d'enfance, prussien devenu son ennemi, de l'armée de Napoléon.



                 Allain Louisfert


Anna Ivanova, de la Russie des tsars à Paris

Roman

Seuls les personnages historiques sont réels.



                Napoléon en Russie

Le 23 juin 1812, le jour où la Grande Armée de Napoléon Ier franchit le Niémen, Anna Ivanova1 était loin de penser que sa vie basculerait quelques semaines plus tard. Vivant dans l'aisance la plus parfaite, entourée de domestiques, qui n'étaient rien d'autre que des serfs, elle menait sa vie de châtelaine au château de Kalouga2. La différence d'âge avec le général comte importait peu pour elle. Depuis longtemps le tsar Alexandre Ier s'attendait à une attaque de Napoléon qui n'avait qu'un but : conquérir l'Europe, aussi ce ne fut pas une réelle surprise.

Le général Arkadiy Ivanov, comme tous les chefs d'état-major de l'armée, fut rapidement appelé pour participer à l'élaboration d'un plan de défense afin de faire face aux cinq cent soixante-dix mille hommes de l'armée impériale.

La belle femme qu'était Anna Ivanova ne fut pas particulièrement affectée à l'idée de ce départ. En ce début d'été 1812 la nature explosait après le long hiver qui avait largement empiété sur le printemps. Anna avait contribué aux préparatifs de départ de son mari. Il ferait le trajet jusqu'au palais du Tsar à Saint-Pétersbourg en moins de deux semaines si l'état des chemins le permettait. Il serait assisté de son aide de camp le colonel Kropotkine et de plusieurs cochers et palefreniers ainsi que d'hommes d'armes de confiance. Il avait été prévu trois berlines tirées par deux chevaux chacune. Les relais (toutes les quarante verstes) pourvoiraient aux changements de chevaux, ils feraient halte pour la nuit tous les deux ou trois relais.

Anna Ivanova était seule maintenant (entourée de ses domestiques), le général filait vers St Pétersbourg, avant son départ précipité il n'avait pas manqué de « confier » sa jeune épouse à l'intendant du domaine, ce dernier fut-il flatté ?

Elle se remémorait quelquefois les bons moments de son enfance passée sur les terres de son père Piotr Fédérov au château de Petchora dans l'Oural. C'est dans les jardins de ce château qu'il était permis, certains après-midi d'été, aux enfants de Piotr Fédérov et de Natalia Fédérova sa femme, de convier pour les jeux les enfants d'un « bon rang » vivant à proximité. Parmi eux le jeune Helmut, bien qu'allemand, ne « tranchait pas » et était accepté par la bonne société russe. Anna voyait sans déplaisir arriver, pour partager ses jeux, le jeune Helmut. Aussi loin qu'elle pouvait se souvenir elle revoyait le petit garçon d'abord timide, de son enfance puis plus sûr de lui, de son adolescence. Ils avaient le même âge. Ce n'est que vers leurs dix-sept ou dix-huit ans qu'ils cessèrent de se rencontrer, le père d'Helmut devant s'en retourner dans son pays en 1805 à Osnabrück. Ils s'étaient embrassés comme de bons camarades d'enfance mais avec une certaine affection lors de cette séparation.

Anna avait été entourée de précepteurs français et allemands durant toute son enfance et son adolescence aussi parlait-elle bien les deux langues comme de nombreux Russes de la bonne société. Elle était une jeune et jolie jeune femme aux cheveux châtain clair, aux jolis sourcils fins et arqués, aux yeux bleu ciel. Une petite fossette enrichissait son visage noble, elle était de taille moyenne, la finesse de son corps s'ajoutait à celle de son visage. Des boucles d'oreille aux jolis petits rubis et saphirs la rendaient encore plus attirante et plus d'un homme aurait succombé à son charme. Ses joues légèrement roses s'empourpraient quelquefois. Hélas de ce couple disparate (le général avait dix-huit ans de plus qu'elle) aucune progéniture n'était venue égayer les jours, c'est plus d'une fois qu'Anna avait reproché à son mari son peu d'empressement auprès d'elle.

Anna Ivanova

- Je ne serai jamais grosse, êtes-vous sûr que vous vous y prenez bien ?

Arkadiy Ivanov

- Je t'ai déjà dit cela, tu ne veux pas que je m'y prenne comme je le voudrais et c'est l'échec.

- Que voulez-vous dire ? Ah non pour cette chose, je ne veux pas ! Si vous insistez je vais en parler avec mère…

- Je te l'interdis ! Si tu veux parles-en avec les serves !

- Oh ! Vous me choquez, c'est horrible de penser cela, à votre place j'aurais honte de m'exprimer ainsi. Quel manque de respect pour ces femmes ! De plus vous savez pourquoi je vous dis cela ! Vous savez les apprécier les serves, quelle outrecuidance !

(Anna avait des raisons bien personnelles d'en vouloir à Arkadiy : elle savait tout de sa liaison avec une serve : Agnessa, bien après leur mariage, d'où un enfant mâle : Filipp, qui ne quittait pas les jupes de sa mère, domestique d'Anna ! Aussi étonnant que cela puisse paraître : cette dernière s'était attachée à l 'enfant …) Agnessa, jolie blonde de vingt-trois ans au charmant visage et à la silhouette gracile s'était révélée incapable de résister aux avances empressées de son maître. Il faut dire qu'il n'était pas de bon ton de se refuser lorsqu'on était une serve, d'autre part il semblerait qu'Agnessa était peu scrupuleuse sur les moyens de parvenir à une amélioration de son statut et les interdits enseignés par la morale chrétienne ne la préoccupaient pas outre-mesure ! Cela avait fait « jaser » autant chez les domestiques que parmi la bonne société, l'épisode de la naissance de l'enfant fut un de ceux qu'Anna préféra enfouir au plus profond d'elle-même. Quant au père il ne sembla à personne qu'il fut particulièrement repentant.

*

L'union d'Anna avec Ivanov avait été le fruit de longues tergiversations entre ses parents et l'officier supérieur du tsar qui n'était encore que colonel, son père surtout avait âprement posé ses conditions mais sa mère n'avait pas été sans apporter sa touche personnelle à l'élaboration de ce mariage, Anna qui n'était encore qu'une toute jeune personne sans expérience de la vie n'avait pas eu beaucoup la parole mais cette façon de procéder n'avait rien de choquant à cette époque !

Plusieurs semaines passèrent, l'été 1812 battit des records de chaleur, apparemment il ne se passait rien d'important, à part quelques mouvements de troupes qui se dirigeaient vers l'ennemi. Anna Ivanova ne recevait pas de nouvelles du général comte très occupé auprès du tsar, les jours se succédaient doucement.

Et pourtant ! L'armée impériale poursuivait sa marche d'une façon inexorable en se dirigeant vers Moscou. Le château du Général Ivanov se trouverait sur son trajet. Au matin ensoleillé de ce 1er septembre 1812, une estafette militaire arriva au trot de son cheval fumant de sueur, portant un pli d'une extrême importance, destiné au général. Bien qu'il ne lui fût pas destiné, Anna s'en empara avec autorité et lut ceci : « l'armée ennemie se dirige vers Moscou qu'elle atteindra probablement vers le 15 de ce mois si rien n'est tenté pour l'arrêter. Avons besoin de plusieurs dizaines de divisions pour stopper l'avance ennemie, les armées de Napoléon sont à trois cents verstes de Moscou ». Signé : Général M. Lebedeff Commandant la 5e division d'infanterie de la 1ère Armée de son Altesse Alexandre Ier, Tsar de toutes les Russies ce 30 août 1812

Anna blêmit, une domestique remarqua sa blancheur et la fit asseoir avec empressement. Anna calcula rapidement que Napoléon et son armée ne se trouvaient qu'à soixante verstes du château de Kalouga. Ils pourraient être là dans deux jours se dit-elle et elle sentit la peur l'envahir (comment les soudards se comporteraient-ils ? Étaient-ils bien encadrés ? Napoléon lui-même avait-il un semblant d'humanité ?) En fait on ne savait pas grand-chose de lui. « Ils » ne pourront pas manquer le château ! Il n'y avait pratiquement aucune défense ici, il valait mieux ne pas résister…à cette immense armée d'invasion. Le soldat qui avait apporté le billet, après une heure de repos pour lui et son cheval était reparti rendre compte à son régiment.

Les deux jours suivants furent empreints, on le croit sans peine, d'une grande anxiété. Anna Ivanova était désemparée, les domestiques amoncelèrent le plus possible de vivres et en cachèrent d'autres du mieux qu'ils purent. Certains commençaient à céder à la panique. Anna ne dormit pas cette nuit-là ni la suivante.

Le 4 septembre au matin un grondement d'abord à peine perceptible s'amplifia progressivement : les centaines de milliers d'hommes de l'Armée Impériale, porte-drapeaux en tête (qui à pied, qui à cheval traînant les canons, les cantines) approchaient. Plusieurs dizaines d'hommes pénétrèrent sur les terres en longeant les dépendances, à l'affût d'une bonne affaire, hirsutes mais néanmoins présentant bien dans leur uniforme rouge, bleu et blanc que manifestement ils conservaient en assez bon état malgré les difficultés de leur vie de soldats.

Un peu plus tard deux officiers à cheval arrivèrent devant le perron. Un lieutenant de hussards vint se présenter à Anna Ivanova et dans le plus pur style russe lui demanda l'autorisation de bivouaquer et d'installer sa compagnie le temps du repas de midi à quelques centaines de mètres du château. Anna ne réfléchit pas, peut-être sous le charme, mais sans se l'avouer, du jeune officier tiré à quatre épingles et acquiesça. Ils se regardèrent dans les yeux sans ciller mais Anna se troubla légèrement comme si elle avait soudain pris conscience que cet homme, bien que son ennemi, n'était peut-être pas un inconnu pour elle. L'officier quitta le perron et en remontant sur son cheval, un petit déclic se produisit dans son esprit, il salua respectueusement et s'en alla avec les autres officiers. Anna Ivanova fut en proie à un dilemme qui la taraudait d'autant plus fort que son mari le général était profondément impliqué dans cette guerre entre la Russie et l'Armée Impériale. Elle aussi aimait beaucoup sa patrie mais cet officier qui arrivait sans qu'on l'attendît vint troubler ses sentiments et l'idée fit son chemin dans sa pensée que ce lieutenant sûrement d'origine prussienne ressemblait à ce jeune Helmut Krauss compagnon de jeux de son enfance. Le fait qu'il parlait un russe parfait avec l'accent de l'Oural vint la conforter dans cette idée. Mais lui l'avait-il reconnue ? Que se passa-t-il dans sa tête après cette courte entrevue ? Il se dit qu'il ne pourrait quitter cet endroit sans la revoir.

Helmut était maintenant un bel homme de type germanique, de taille moyenne, châtain foncé, aux yeux bleu-vert, son uniforme de lieutenant qu'il portait depuis peu (il venait de quitter celui de sous-lieutenant) était très seyant.

Pendant que sa compagnie bivouaquait, il se posait des questions : l'Empereur lèverait-il le camp juste après que ses troupes se seraient restaurées ou bien resterait-il dans les environs jusqu'au lendemain matin ? Apparemment les troupes s'étaient plutôt bien comportées dans la région envers les populations, il n'y avait eu que peu de désagréments signalés par le « bouche à oreille » local. En fin d'après-midi l'ordre de mouvement n'étant pas venu, Helmut, n'y tenant plus, prétexta un besoin d'information quelconque, auprès des autres officiers prussiens, (il ne faut pas s'imaginer qu'il n'y avait que des Français enrôlés dans les armées impériales) se rendit au château et s'adressa à l'intendant du général comte pour demander à être reçu par le maître des lieux. Bien sûr il ne pouvait savoir qu'Anna serait la seule maîtresse de l'endroit et le ciel étant avec lui Helmut fut rapidement introduit auprès d'elle.

Anna Ivanova invita son ami d'enfance et d'adolescence à s'asseoir sur le canapé du salon d'honneur, les domestiques les plus proches furent priés de les laisser seuls. D'abord Anna resta sur sa réserve, ensuite elle laissa ses sentiments s'exprimer plus librement et à la fin de l'entrevue qui passa trop vite Anna Ivanova avait retrouvé l'entrain de sa jeunesse.

- Helmut, vous ne serez pas étonné, je suppose, si j'essaie de vous faire ressentir la surprise que j'ai de vous revoir dans ces conditions, comment pouvais-je m'attendre, dans le malheur que subissent nos deux pays, à ce que nous nous rencontrions !

- Anna, je comprends ce que vous ressentez dans les circonstances actuelles et croyez que ma peine est égale à la vôtre ! Néanmoins le contentement que j'ai de vous retrouver, de te retrouver amoindrit ce chagrin.

Anna très sensible à la marque d'affection induite par ce tutoiement ne résista pas à cette curiosité bien féminine d'en savoir un peu plus sur les conditions d'existence de son ancien ami de jeunesse et malgré toute la réserve qu'elle se devait de garder envers Helmut elle s'étendit, oh un tout petit peu, sur sa vie de comtesse, ne manquant de rien sur le plan matériel mais où il n'était pas difficile de se rendre compte que son union n'était pas un mariage d'amour. Anna tout doucement s'était approchée d'Helmut, lui avait pris la main et ils avaient continué d'échanger sur leurs jeunes années pendant un temps qui soudain leur parut trop long. (Il semble que tous deux avaient les yeux brillants au moment de se quitter.)

C'est sur une joue empourprée qu'elle reçut un baiser furtif de celui qui n'était autre que son ennemi, ceci par la folie des hommes ! Ils étaient accablés, chacun des deux devait se demander s'ils se reverraient.

Rien ne filtrait des préparatifs militaires auxquels participait le général Ivanov mais on peut être sûr que le Tsar Alexandre ne manquait pas de se préoccuper du sort de son pays et bien que le nombre de divisions de son armée était loin d'atteindre celui de l'empereur, les choses allaient bon train pour mettre en face de l'armée de Napoléon le maximum d'hommes armés et décidés.

Les domestiques bien que serfs pour la plupart n'étaient pas maltraités, en règle générale les serfs ne recevaient pas de salaire, les paysans serfs avaient droit à un lopin de terre qu'ils pouvaient cultiver pour satisfaire à leurs propres besoins, ils avaient le droit d'élever des animaux. Le maître du domaine s'arrogeait le droit bien souvent d'avoir une maîtresse serve, la tradition était respectée en ce lieu ! Les domestiques du cercle intime d'Anna Ivanova étaient nourries et habillées et jouissaient de certaines prérogatives, Elena, une jolie femme bonde aux yeux bleus passait pour une domestique particulièrement proche d'Anna et ne se gênait pas pour lui rapporter les petits cancans entretenus par les femmes du « cercle », Agnessa avait fait les frais, si l'on peut dire, de la promiscuité des femmes de service et Ivanov aussi ! Néanmoins Agnessa et Elena restaient amies tout en se méfiant l'une de l'autre ! Il n'est pas insensé de considérer qu'Elena éprouvait une certaine jalousie envers Agnessa. La solidarité entre domestiques (serves et serfs pour la plupart) n'était néanmoins pas près de se démentir, une tradition de résistance - passive – les liait les uns aux autres envers les possédants exploiteurs du peuple servile. Ne disait-on pas que les propres parents du général comte s'étaient séparés de certains domestiques en les vendant ? Il faut noter que l'autorisation du propriétaire des serfs pour convoler était une règle très suivie dans la société russe.

Les femmes proches d'Anna ne manqueraient pas de se poser des questions sur l'entrevue entre leur maîtresse et l'officier ennemi. C'était l'intendant du domaine (lui n'avait pas le statut de serf) Maxime Raskolnikov, qui avait son appartement ici, qui servait d'intermédiaire entre les maîtres et les domestiques, enfin plus particulièrement ceux qui n'avaient pas la chance d'appartenir au premier cercle d'Anna Ivanova.

Le lendemain matin Napoléon leva le camp, l'énorme machine de guerre reprit la route de Moscou, quelques heures après il ne restait plus que les traces des différents bivouacs. Entre le général et Anna rien ne serait plus comme avant quelle que soit la tournure des événements. On ne sait comment arriva aux oreilles du général comte une rumeur selon laquelle son épouse aurait reçu un officier de l'armée de Napoléon, toujours est-il que le général qui avait quitté Saint Pétersbourg à la tête d'une division et qui se préparait à en découdre avec l'armée française reçut cette nouvelle avec une certaine amertume. Il se promit de demander des comptes à son épouse lorsqu'il arriverait dans les environs à la tête de ses troupes. Ses plans furent contrariés car l'avance de l'empereur vers Moscou allait lui interdire d'atteindre sa propriété et la confrontation aurait lieu rapidement. Cette terrible bataille eut lieu à Borodino3 le sept septembre et l'Histoire retiendra cette date (vingt-huit mille morts chez les Français et plus de quarante-cinq mille chez les Russes).

Le régiment d'Helmut Krauss eut relativement peu de victimes, l'officier prussien profita de la désorganisation consécutive à cette bataille pour déserter et se fondre dans la population, ce qui ne lui fut pas trop difficile puisqu'il pratiquait le russe couramment. Seule difficulté : avec l'uniforme qu'il portait il lui fallut faire preuve de ruse, il enleva les marques de son grade assez facilement ainsi que celles de son appartenance à l'armée impériale du mieux qu'il put. Il se rendit chez un marchand de vêtements à la ville la plus proche puis reprit (en sens inverse) la direction de Kalouga qui ne se trouvait qu'à une cinquantaine de verstes du lieu de cette funeste bataille (funeste pour les deux armées). Quant au Général Ivanov, celui-ci mourut en héros à la tête de ses troupes dès les premières charges des soldats de l'empereur… Helmut se déplaçait avec circonspection et en partie la nuit. Quand il arriva à Kalouga, il ne se rendit pas au château mais dans la ville du même nom où il prit pension chez une vieille femme du peuple pour quelque temps : il préféra cette solution pour passer quelque peu inaperçu, de toute façon sa solde d'officier étant plutôt misérable il ne pouvait se permettre des largesses sur le plan de l'hôtellerie ! Il devait se méfier de la population car il était convaincu qu'il pourrait être considéré comme un espion et attirer l'attention, néanmoins il s'arrangea pour s'enquérir des nouvelles du château, il ne savait pas que le général était décédé mais il l'apprit assez rapidement, la nouvelle de sa mort s'étant propagée comme une traînée de poudre. Mais il lui fallait vivre ! Il commença de chercher un emploi dans le domaine de ses compétences : donner des cours d'allemand aux enfants de notables de la ville (pour le français il n'en était plus question), ceci lui prit beaucoup de temps, les circonstances s'y prêtant peu ! Il trouva enfin une place de gouvernant chez un joaillier fortuné chez qui il enseignerait sa langue aux enfants : deux filles de 15 et 17 ans et un garçon de 12 ans, il ferait partie du personnel et à ce titre resterait à demeure dans cette famille et n'aurait pas de problèmes d'intendance, seule sa rétribution ne fut pas à la hauteur de ses espérances. Anna Ivanova sut-elle qu'il était en ville ? Un matin du mois d'octobre qui sentait déjà l'hiver, il fut arrêté au saut du lit par la gendarmerie, peut-être un des domestiques qui l'avait entr'aperçu le mois précédent l'avait-il dénoncé ?

Après le décès tragique de son mari et les funérailles en grande pompe qui lui furent faites à l'église orthodoxe de Kalouga, Anna prit le deuil mais il ne semble pas qu'elle souffrit longtemps de la disparition subite du général comte.

                                     Nijni Novgorod

Helmut Krauss devait être présenté au procureur du tsar de la ville de Nijni Novgorod à quatre cents verstes à l'est de Moscou car la grande ville de Moscou était en proie à la terrible révolte du peuple russe contre les armées de Napoléon. Il y avait près de six cents verstes depuis Kalouga. Un convoi d'une vingtaine de suspects fut formé au départ de Kalouga, ces infortunés (dont quelques Prussiens) furent jetés dans trois énormes voitures conduites par des moujiks frustes, un homme en arme dans chacune, les fers aux pieds pour tous les prisonniers sans distinction. Les chevaux seraient changés aux relais, les repas pris dans la forêt la plupart du temps, les besoins naturels des prisonniers se faisaient après les repas. L'intendance suivait : plusieurs chars à quatre roues dans lesquels était entreposée la nourriture, une cantine rudimentaire composée d'un four en briques réfractaires faisait partie du voyage, ce fourneau était alimenté après la halte de la nuit avec le bois ramassé dans la forêt par les prisonniers auxquels on enlevait les fers pour cette besogne, sous la surveillance armée bien sûr.

A Nijni Novgorod, quand ce fut le tour d'Helmut de se trouver confronté au procureur (celui-ci un homme débonnaire d'âge mûr, avec d'énormes favoris) il se dit qu'il devait jouer son va-tout et usa d'un maximum de charme (si l'on peut dire) en utilisant la langue russe. Le fait qu'Helmut Krauss se soit engagé dans les armées de Napoléon (il n'était pas russe !) ne parut pas au procureur un crime abominable mais il devait être châtié en tant qu'ennemi et prit deux ans (de camp). Tout dépendait du camp où l'on se trouverait pour purger sa peine de travaux forcés, certains étaient réputés très durs, d'autres plus « laxistes ».

Helmut fut envoyé au camp de cette ville de Nijni Novgorod réputé comme modéré, ce n'était pas le bagne comme on pourrait se l'imaginer après avoir lu les classiques russes! Dostoïevski a souffert bien davantage qu'Helmut. Seul l'hiver qui commençait rendrait la vie dure à ces hommes pas – ou peu - habitués au travail au dehors par des températures tombant à -30°C. Les prisonniers de ce camp ne portaient pas les fers, ils devaient pour la plus grande partie d'entre eux abattre des arbres au passe-partout (grande scie maniée à deux). Certains autres Allemands firent partie du nouveau contingent, les condamnés qui se trouvaient déjà dans ce camp étaient aussi bien des « politiques » que des serfs qui avaient fui leur terre et leur maître souvent dépourvu d'humanité. En dehors du travail très pénible, les conditions de vie étaient -presque - supportables : ils vivaient dans des baraques en bois où ils prenaient leurs repas dans des réfectoires, la nourriture n'était pas à la hauteur de leur attente ! Les lits superposés par trois, étroits, avec un matelas – si l'on peut dire - de fleurs séchées et de feuillages, permettaient de prendre quelques heures de repos. Le chauffage était des plus rudimentaires : un poêle à bois qui enfumait leur dortoir mais diffusait une certaine chaleur, c'était chacun leur tour de l'alimenter. Les portes des baraquements étaient fermées de l'extérieur pour la nuit. Les commodités réduites à leur plus simple expression se trouvaient au bout de chaque baraque. Pour se laver il était permis de faire chauffer de l'eau dans des bassines déposées en équilibre sur le poêle (bien des heurts se produisaient au moment du partage), en hiver c'était la « corvée de neige » avant la fermeture des portes, il fallait remplir les bassines d'une bonne quantité de neige qu'on faisait fondre, en été on allait puiser l'eau du ruisseau (quand il y en avait).

Peu de temps après le départ d'Helmut vers Nijni Novgorod Anna apprit par sa « camériste » préférée, Elena, que le jeune officier ennemi qui s'était « montré au château » il y a quelque temps, avait déserté, avait séjourné dans la ville de Kalouga puis avait été fait prisonnier et envoyé dans un camp « de punition » (ses propres mots) à Nijni-Novgo Novgorod. Anna Ivanova ressentit un véritable choc en apprenant cela (Elena ne la quittait pas des yeux), elle cacha du mieux qu'elle put son trouble aux yeux de ses domestiques et fit semblant de vaquer à ses occupations en attendant d'être seule. Ainsi il l'aimait ? Anna s'était souvent posée la question, si elle n'était pas sûre de ses propres sentiments, elle devait bien reconnaître dans son for intérieur qu'il ne la laissait pas indifférente. Les nuits suivantes elle imagina un scénario qui petit à petit deviendrait un projet : faire tout ce qui serait dans ses possibilités pour le sortir de là. Elena n'allait jamais en ville, d'autres domestiques s'y rendaient souvent pour les besoins du service, on ne pouvait empêcher ceux-ci de parler entre eux. Anna pensa qu'un ou plusieurs hommes à son service avait recueilli certaines informations et les avaient colportées au château. Anna avait espéré que les soldats de l'empereur ne mettraient pas la région à feu et à sang par vengeance. Ce qu'elle ne sut jamais c'est que Napoléon lui-même (un jour qu'il était en proie à l'une de ses mémorables colères) ordonna qu'on brûle un château sur les hauteurs de Kalouga…Il semble que l'ordre n'ait pas été exécuté. Était-ce bien celui d'Anna qui avait été « visé » ?

C'était la retraite de Russie (l'aigle baissait la tête !) Les soldats qui étaient pourchassés sans relâche par les troupes du tsar avaient déjà assez à faire pour sauver leur vie mise à mal par le terrible hiver russe, que Napoléon n'avait pas assez pris en considération mais pour eux, les Russes, l'hiver était leur allié. Nous étions au début de l'hiver, les déplacements ne se faisaient qu'en traîneau (troïka) tiré par trois chevaux. Il était possible d'installer une protection (une bâche) sur cette troïka qui permettrait d'être à l'abri des chutes de neige. Le plus souvent deux personnes pouvaient y prendre place tandis que le cocher était - bien sûr - soumis aux intempéries. Anna utilisait souvent ce moyen de transport : en été la berline, le traîneau en hiver, même pour parcourir des distances énormes. N'avait-elle pas rendu visite à ses parents, dans leur castel de l'Oural plusieurs fois en berline et une fois en troïka ? Elle n'était pas vraiment une « petite nature » malgré son apparence noble et fragile. Elle comptait sur son influence, celle de son père aussi pour tenter de faire abréger la peine d'Helmut Krauss. En tant que veuve du général comte Ivanov cette idée germa dans sa tête qu'on ne pourrait pas lui refuser cette faveur même si – à priori - cette demande pouvait entacher son honneur, ce dont elle ne se préoccupait pas outre mesure !

Il restait à mettre sur pied cette expédition car c'en était une à cette époque de l'année. Elle avait déjà eu affaire à Nicolaï – un homme d'un certain âge - tout dévoué à sa cause, pour ce genre de déplacement lointain et à risque, c'est pourquoi elle lui fit savoir qu'elle aurait prochainement besoin de ses services pour l'accompagner à Nijni Novgorod. Curieusement le Nicolaï en question ne sut comment s'y prendre pour faire comprendre à sa respectable maîtresse qu'il aurait préféré qu'elle choisisse quelqu'un de plus jeune que lui (il se faisait vieux…) Elle se dit qu'elle y penserait mais cela la préoccupa car il lui fallait quelqu'un de grande confiance pour être à ses côtés dans la troïka : un homme qui savait se servir d'une arme, contre les loups (qui attaquaient les chevaux) et les bandits de grands chemins. Pour le cocher n'importe quel moujik ferait l'affaire, il faudrait néanmoins qu'il remplisse le rôle de palefrenier aussi pour s'occuper des chevaux à chaque halte dans l'auberge où ils s'arrêteraient pour la nuit. Une troïka était tirée par trois chevaux (d'où son nom), les hôtelleries comportaient en général une écurie pour les chevaux et le cocher.

Nous étions le jeudi, ils partiraient le lundi suivant. Anna demanda à l'intendant de désigner quelqu'un pour remplacer le vieux Nicolaï. Il faudrait aussi préparer les chevaux et un peu d'avoine d'avance pour le cas où on n'en trouverait pas dans toutes les pensions. Elle prendrait un minimum de bagages : une seule malle et quelques sacs pour le cocher et l'accompagnateur. Le lundi donc, quand tout fut prêt : les chevaux attelés, les trois fusils chargés (par le canon), la poudre et les plombs de réserve, les bagages déposés à l'arrière, les quelques vivres, les sacs d'avoine puis les couvertures, les manchons d'Anna sur la banquette ainsi que sa chaufferette à ses pieds, ce fut le signal. L'accompagnateur, Igor, jeune garçon de vingt ans dont les parents, moujiks comme lui, travaillaient sur le domaine, avait pris place aux côtés d'Anna, l'équipage avait enfin pris son essor, le cocher en bonne place armé de son fouet.

La distance de Kalouga à Nijni Novgorod (environ six cent cinquante verstes) serait couverte en une dizaine de jours sauf difficultés imprévues. Anna avait décidé de ne pas passer par Moscou et prendrait un chemin plus au sud, un peu plus long car elle ne voulait pas voir Moscou dévastée après une longue et héroïque résistance des habitants eux-mêmes. La matinée était bien entamée lorsqu'ils s'en allèrent, la première halte dans un village à la sortie de la forêt fut bientôt atteinte : c'était une auberge de campagne, la tenancière pas particulièrement amène se dérida lorsqu'elle comprit qu'elle avait affaire à une dame de qualité. Ses deux hommes de service étaient attablés à quelque distance de sa table, elle partagea la sienne avec quelqu'un qui faisait penser à un notable de la région, à en juger par l'empressement de l'aubergiste envers lui, celui-ci, pour lier conversation, manifesta son étonnement de rencontrer une personne comme elle dans cet endroit surtout par ce temps hivernal. Dès la sortie de l'auberge, il fallut repartir sous une bourrasque de neige dont la couche s'épaississait de minute en minute, les patins s'enfonçant dans la poudreuse, les pieds des chevaux faisaient de même ; heureusement la chute s'arrêta rapidement et la vitesse des chevaux augmenta un peu. Quand ils s'arrêtèrent un peu plus tard ils ne purent que constater qu'ils n'avaient pas couvert une grande distance depuis leur départ, l'équipage se remit en marche alors que le jour déclinait, il ne faudrait pas tarder à s'arrêter à la prochaine ville : Derevnia.

L'hiver devenait de plus en plus pénible à supporter à mesure qu'on avançait dans le mois de décembre, la longueur du jour diminuant régulièrement. La distance parcourue chaque jour diminuait aussi. Anna Ivanova en vint à se maudire d'avoir pris cette décision de voyager avant Noël mais elle ne pouvait envisager de reculer, il fallait poursuivre, on ne pouvait circuler la nuit bien sûr. En fait ce n'est pas dix jours qu'il fallut mais le double. Les fusils ne servirent qu'une fois : les loups affamés à cette époque se jetèrent sur les chevaux, Igor visa juste, un loup fut tué, les autres n'insistèrent pas mais un peu plus tard, lors de l'arrêt suivant, on put entendre leurs hurlements pas très loin !

Des incidents, ils n'en manquèrent pas : Par deux fois ils perdirent leur route, tournèrent en rond, retrouvèrent des traces, étaient-elles les leurs ? Pas de soleil pour s'orienter certains jours, il ne fallait pas perdre de vue les bornes de verstes ! Le froid vif, terrible sous la bourrasque de neige et la bise glaciale fragilisaient à l'extrême les chevaux et nos voyageurs.

Vers la fin de l'après-midi du 20 décembre, alors qu'ils n'étaient pourtant plus très loin de leur étape de Pavlovo, petite bourgade de quelques dizaines d'âmes enserrée dans une forêt sans fin et ne trouvant pas l'auberge, alors que les monstrueuses congères s'amoncelaient sur la piste et effaçaient les obstacles, ils faillirent perdre la vie dans la tourmente et ne durent leur salut qu'à deux infortunés qui comme eux essayaient de se remettre sur la bonne route après avoir versé. Si ceux-là qui, heureusement étaient de la contrée, ne s'étaient pas trouvés sur leur chemin, leur expédition se serait arrêtée ce jour.

L'équipage fut attaqué, lors d'une tempête de neige, par des brigands, c'était à la tombée de la nuit. C'est grâce au sang-froid du cocher qui frappa un des assaillants à coup de fouet, qu'ils se sortirent de ce mauvais épisode : l'homme fut contraint de lâcher la bride du cheval de droite qu'il avait empoignée après le brusque arrêt de la troïka sous la menace du groupe armé sortant précipitamment du bois. L'effet de surprise aidant ils purent poursuivre leur périple sans encombre, nos aventuriers en furent seulement pour la peur, il avait bien semblé à Anna Ivanova qu'elle avait entendu des injonctions en français lorsque l'attaque eut lieu, ce fut un moment d'intense émotion.

Anna Ivanova et son équipage arrivèrent le 22 décembre à Nijni Novgorod. Anna se fit annoncer chez le procureur Metsvedef, comme c'était la fin de l'après-midi, ce dernier accepta de l'écouter et lui promit une entrevue pour le lendemain matin 10 h. Même si elle fut un peu déçue de ne pas avoir été reçue immédiatement, elle se dit qu'elle serait plus détendue le lendemain après une nuit de sommeil mais elle ne dormit pas beaucoup.

Le lendemain :

- Mes respects, Madame la comtesse Anna Ivanova, recevez mes condoléances.

- Je vous remercie. Monsieur le procureur, comme je vous l'ai rapidement exposé hier après-midi, voici l'objet de ma visite : je me permets d'intercéder en la faveur de ce jeune officier prussien Monsieur Helmut Krauss qui a servi dans l'armée de l'empereur tant exécré Napoléon mais je suis sûre qu'il n'est pas l'ennemi de notre chère Russie. Il s'est engagé alors qu'il se trouvait dans son pays en Allemagne, dans le département de l'Ems Supérieur, alors sous administration française à Osnabrück4 .

- Madame Anna Ivanova, je vous fais remarquer que Monsieur comment dites-vous ? Krauss a bénéficié de ma clémence et je m'étonne qu'une personne de votre qualité, veuve du général Ivanov intercède en sa faveur.

S'ensuivit un échange mi-courtois, mi-tendu entre les deux protagonistes, le procureur parlant d'une quasi-impossibilité de revenir sur une décision prise. Bien sûr Anna Ivanova s'étendit sur les liens tissés entre eux pendant leur enfance et leur adolescence et jura que rien d'autre n'était à l'origine de sa demande, sa gêne était visible…

A la fin de l'entrevue, le procureur ne lui donna pas de réponse positive mais lui proposa, en lui demandant de ne pas prendre ombrage de sa façon « cavalière » et peu protocolaire de régler « amicalement » l'affaire lors d'un bon repas, entre amis à la façon russe. Elle accepta avec empressement une invitation à dîner pour le lendemain soir 24 décembre dans un des meilleurs restaurants de Nijni Novgorod. Anna donnerait congé ce soir-là à ses deux fidèles serviteurs et les gratifierait de quelques pièces, ce serait peut-être la première permission de leur vie ! Anna ne s'était pas attendue à une telle invitation, il y avait là deux gros propriétaires terriens dont un avec son épouse, un notaire, un pope (on sait qu'ils savent vivre !) en plus du procureur. Ce fut une vraie fête, on porta des toasts au tsar Alexandre, on fustigea Napoléon. Helmut Krauss pouvait s'attendre à être libéré après le Noël orthodoxe en janvier, c'était gagné ! Mais cela Helmut ne le savait pas. C'est la nuit qu'il pensait le plus à elle, ses rêves lui procuraient les tendres moments d'évasion que le brusque réveil auquel il fallait bien se soumettre détruisait inexorablement. Helmut avait connu quelques femmes, il n'était pas particulièrement sentimental, était-ce ses conditions de prisonnier ou bien un amour plus fort que ce qu'il avait connu jusqu'ici qui le rapprochait d'elle avec davantage d'intensité ? Chaque jour qui passait, il se faisait le serment de lui montrer son amour lorsqu'il serait libre. Hélas il n'était qu'au début de sa détention et il lui arrivait d'avoir des velléités d'évasion !

Cette idée s'insinua avec d'autant plus de force, que nous étions dans la période de Noël, il crut bon de s'en entretenir avec un Allemand, compagnon d'infortune.

Ils ont enfin réussi à s'échapper, prenant prétexte d'une envie pressante, abandonnant la coupe de leurs arbres, Helmut s'était écarté puis un peu plus tard Mathias ne le voyant pas revenir demande au garde s'il peut s'absenter quelques minutes pour voir où en est son acolyte (autorisation accordée). Bien sûr ils se font la belle. Mais pas pour longtemps ! Rattrapés, Helmut se rend en levant les bras, ce qu'oublie de faite Mathias, le résultat ne se fera pas attendre : abattu !

Une autre fois, lors d'une tourmente de neige qui n'en finit pas, ils ne peuvent se rendre sur le lieu de coupe ; lors de la promenade des prisonniers qu'il serait inhumain de laisser enfermés plusieurs jours sans aucune sortie, les deux mêmes « profitent » du désordre et tentent d'en terminer avec le camp, ils ne sont pas repris (et n'osant y croire se retrouvent en ville où ils se réfugient dans une pension tenue par une vieille femme portée sur la vodka.) Ils boiront toute la nuit, la vieille qui n'est pas une mauvaise personne maternera les deux ex-combattants de la Grande Armée, leur apportera le thé au lit le lendemain matin, apprendra quelques mots d'allemand, chantera à tue-tête avec ses deux protégés dont l'un parle un russe parfait… et toujours l'abominable réveil !

Il lui arrivait même de ne plus distinguer le moment du rêve de l'état de veille et se mettait à s'en vouloir de ne pas oser passer à la réalisation de celui-ci : s'évader pour de bon.

Helmut avait une certaine affinité avec Mathias, ils essayaient de travailler ensemble le plus souvent.

Un matin du début de janvier Helmut vit arriver un Français au camp, il se rapprocha tout naturellement d'Helmut quand il comprit qu'ils avaient servi le même maître, le nouvel arrivant avait une légère balafre au visage, ceci n'étonna pas Helmut outre mesure, en quoi ceci aurait-il semblé anormal chez un ancien soldat ? Ils ne manquèrent pas de découvrir que, malgré leur différence de grade - Pierre était simple soldat -, ils en étaient arrivés à la même conclusion : il ne leur restait plus qu'à déserter l'armée de l'empereur après la défaite de celui-ci due en grande partie au terrible hiver. Bien sûr la désertion pouvait être punie de mort... Si l'on était repris ! Nosdeux comparses entretinrent des rapports cordiaux que leur différence d'origine ne vint pas altérer et se soutinrent dans l'adversité.

Anna Ivanova décida de séjourner pendant quelque temps dans une pension de bonne classe à Nijni Novgorod, ses hommes de service passant le temps  ainsi : le jour en ville dans quelque auberge et la nuit avec les chevaux à l'écurie (ils étaient au chaud, c'était là l'essentiel). Elle écrivit à Helmut (elle savait très bien qu'elle ne pourrait le rencontrer), on ne sait ce qu'elle lui dit dans cette lettre, le procureur lui avait fait promettre de ne pas l'avertir de sa libération prochaine. Elle se fit donc conduire à l'entrée du camp où elle déposa la lettre qui lui serait remise d'une façon sûre.

*

Ensuite il fallut penser à prendre le chemin du retour vers Kalouga et sa demeure qu'elle avait hâte de retrouver. Les souffrances qu'ils avaient endurées au voyage aller ne furent presque rien à côté de celles rencontrées pendant le voyage de retour tant les conditions météorologiques désastreuses les firent souffrir, ce fut au-delà de ce que l'on peut imaginer ! Ils faillirent perdre la vie une nouvelle fois lorsque le cocher, cet homme têtu d'une quarantaine d'années heureusement doté d'une force herculéenne, prit une décision qui aurait pu être fatale. Pour gagner quelques verstes, il préféra traverser un lac vers son extrémité. Après qu'un des chevaux eût glissé il tomba lourdement en endommageant la glace, celle-ci se rompit sur deux mètres, le cocher sauta sur la surface gelée pour relever l'animal et le tirant avec force, il permit au traîneau de retrouver la glace dure alors qu'il avait déjà commencé de s'enfoncer dans les eaux glaciales. Sans sa présence d'esprit, peut-être que Kalouga ne les aurait jamais revus. Anna très en colère sur l'instant remercia vivement Piotr et lui fit promettre de toujours éviter les lacs gelés.

L'équipage arriva sain et sauf au château de Kalouga le 21 janvier 1813. Le cocher reçut une gratification et retrouva son occupation, Igor qui avait été aux côtés d'Anna pendant près de deux mois, s'étant très bien comporté, ferait maintenant partie du premier cercle des domestiques.

                                      Retour au château

La vie reprit pour Anna Ivanova, Helmut serait bientôt libre, peut-être avait-il déjà été libéré, reviendrait-il bientôt en ville ? Anna espérait secrètement qu'il en fût ainsi. L'hiver commença de relâcher son étreinte vers la fin du mois de mars, Napoléon était retourné en France, la Russie pansait ses plaies, Moscou commençait de se relever de ses cendres. Les visites reprirent au château, les condoléances affluèrent de toute la Russie, Anna se faisait quelquefois conduire sur la tombe de Piotr-Arkadiy Ivanov.

La façon qu'avait Elena de se conduire envers sa maîtresse ne manqua pas d'attirer l'attention de cette dernière, en effet Elena depuis quelque temps la fuyait et quittait ostensiblement les lieux lorsqu'elles se retrouvaient toutes les deux (seule à seule). Le servage était encore monnaie courante en Russie au début du 19e siècle et il n'était pas rare que des serfs s'échappassent du domaine auquel ils étaient « attachés » et c'était une occupation courante pour la gendarmerie de rechercher ces fugitifs et de ne pas les retrouver (le plus souvent) ! Nicolaï quitta le service du château sans crier gare au début du mois d'avril, vous savez : celui qui avait préféré ne pas faire partie du voyage à Nijni Novgorod. Elena joua l'étonnement lorsque les autres femmes de chambre en parlèrent mais ces dernières ne furent évidemment pas dupes car Elena était la fille de Nicolaï, elle aimait son père mais avait la réputation de le « mener par le bout du nez » or, lui, allait facilement en ville (ce qui n'était pas le cas d'Elena). On peut supputer que c'est lui qui avait informé sa fille de sa rencontre -fortuite- avec Helmut, l'officier de Napoléon (reconnaissable même s'il n'avait plus sa tenue d'officier).

La suite, on la devine facilement, Anna Ivanova ne fut pas la dernière à trouver une explication à l'arrestation d'Helmut Krauss. Elena fut bien punie car elle ne reverrait peut-être pas son père.

Quand Helmut fut libéré, vers la fin du mois de janvier - l'administration du camp de Nijni-Novgorod n'ayant pas été particulièrement diserte sur les personnes impliquées dans sa libération mais pour lui l'intervention de son amie de cœur ne fit aucun doute, cette preuve d'amour l'emplit de reconnaissance - il ne pensa plus qu'à revoir sa bienfaitrice et commença de se rapprocher de Kalouga. Peu importe le nombre d'étapes, les travaux où il trouva à s'employer, les moyens de transport extrêmement lents mais un beau jour de juin il entra enfin dans la ville. Les sentiments de xénophobie n'étaient plus à leur paroxysme chez les Russes depuis quelques semaines, Helmut pouvait s'en rendre compte, cela devenait plus facile pour lui.

La vie au château de Kalouga reprenait son cours habituel, chacun à sa place. La bonne société russe n'en finissait pas de jouir de ses prérogatives.

Helmut ne pouvait envisager de se présenter sans qu'un signe lui fût fait si petit soit-il, il en était à guetter ce signe mais comment l'interpréter ? Anna Ivanova songea de nouveau à donner des concerts dans la ville comme elle le faisait au temps du général Ivanov, elle excellait au hautbois, elle en jouait chaque jour ; quand elle s'estima prête, elle demanda à l'intendant de « contacter » l'imprimeur habituel pour préparer les affiches qui la rappelleraient au bon souvenir de la classe aisée de Kalouga. Ses récitals étaient gratuits, c'était une façon d'entretenir de bonnes relations avec la châtelaine.

Helmut avait trouvé une place de gouvernant auprès des enfants d'un riche propriétaire, il y avait toujours des pères de famille aisés soucieux d'apporter une éducation européenne à leur progéniture ; il avait beaucoup de temps libre, allait au théâtre le soir et au concert, il fréquentait sans réserve les puissants de la ville. Il habitait la pension Gomulka. Les Russes sont plutôt gourmands, joviaux, aiment la bonne chair, la vodka et le vin (y compris le vin français), c'est ainsi qu'Helmut était quelquefois invité à partager le dîner de quelque notable en ville en plus de ceux de la famille qui l'employait. Bien sûr on parla du prochain concert prévu vers la fin du mois de juillet sous les tilleuls du mail central. Même si ces derniers n'embaument plus comme à la Saint-Jean il flotte dans l'air un parfum très ténu qui se mélange à celui des roses. Leurs essences variées sont un ravissement très prisé des jolies personnes qu'on rencontre au bras de leur mari lorsque le soleil couchant miroite dans les bassins aux eaux jaillissantes. On encouragea Helmut à s'y rendre, quand le nom d'Anna fut cité son cœur battit un peu plus fort, c'est sûr qu'il y assisterait !

En attendant il restait une quinzaine de jours qui lui parurent interminables ; lors de ses promenades solitaires il put contempler le portrait d'Anna jouant du hautbois et c'est plus d'une fois que ses pas le guidèrent vers les affiches représentant sa bienfaitrice (peut-être qu'elle serait un jour encore plus). N'y tenant plus il lui adressa une missive où il lui dit qu'il était maintenant à Kalouga chez Alexis Volodiof comme précepteur des enfants. Tout dans sa lettre trahissait son désir de la revoir mais il ne parlait pas du concert. Soit qu'Anna n'eut pas le temps d'écrire avant la date du concert soit qu'elle répondit trop tard, ou que la lettre ne fût pas arrivée à temps, toujours est-il qu'il ne reçut aucune réponse avant ce 28 juillet 1813.

                                            Le concert

Le récital d'Anna se passa comme prévu, le temps avait laissé planer quelques doutes sur son bon déroulement mais les cieux cléments la laissèrent exprimer tout son art et les applaudissements nourris d'une foule très admirative vinrent clore cet épisode charmant, d'aucuns en redemandèrent mais les premières gouttes atténuèrent leur enthousiasme ce qui combla Helmut car les admirateurs ne se précipitèrent pas auprès d'Anna qui commençait à ranger ses partitions et son instrument dans son étui.

Anna toute émue de l'ovation qu'elle venait de recevoir marqua d'abord un vif étonnement en apercevant Helmut, qui se mua en ravissement - non feint – lorsque celui-ci fut à ses côtés. Elle lui tendit la main qu'il baisa, ensuite ce fut elle qui l'embrassa – presque – sans retenue, leurs joues s'empourprèrent.

Le cabriolet d'Anna fut avancé, elle l'invita à monter en lui proposant de le déposer chez lui. Il fallut remonter rapidement la bâche car la pluie menaçait fort.

« Chère Anna, ce fut pour moi un ravissement de vous entendre jouer de votre instrument, vous voyez, tu vois comme je suis heureux d'être à tes côtés, les sentiments que je te porte, je souhaite qu'ils soient partagés, tu m'as tellement manqué depuis que nous nous sommes rencontrés chez ton mari ! » [Elle arrêta le cheval.] Ils échangèrent leur premier véritable baiser puis il lui manifesta du mieux qu'il put toute sa reconnaissance pour l'avoir fait libérer. Il la couvrit encore de baisers et lui fit promettre de lui en dire davantage. Elle était confuse, trouvait difficilement ses mots. « Helmut chéri je ne pouvais te laisser dans ce camp sans intervenir. » Leurs yeux s'embrumèrent, il fallut repartir, l'orage précipita le départ...

Helmut fit de beaux rêves la nuit suivante, et Anna Ivanova ? Il n'avait même pas pris le temps de lui demander si elle avait reçu sa lettre. Dans les jours qui suivirent Helmut eut quelques difficultés de concentration dans son enseignement de l'allemand.

*

Enfin une lettre d'Anna arriva, c'est avec fébrilité qu'il l'ouvrit : c'était une invitation à dîner pour le lendemain soir. Le temps parut se figer mais néanmoins quelques occupations l'aidèrent à surmonter son impatience de voir arriver le moment tant attendu où il monterait en voiture pour se rendre au château. Il avait fait livrer une composition florale peu de temps auparavant. L'émotion s'empara de lui quand il arriva sur les lieux (qu'il n'avait pas revus depuis près d'un an déjà), il croisa quelques domestiques qui semblèrent ne pas le voir. Une aimable servante vint l'accueillir au bas des marches pour lui montrer le chemin (qu'il connaissait). Anna devant un secrétaire faisait mine de consulter quelques coupures de presse, c'est avec empressement qu'elle l'introduisit dans le salon d'honneur où ils se retrouvèrent tous les eux intimidés comme des jeunes gens.

Ils bavardèrent pendant une heure avant que le dîner ne fût servi, ils étaient en tête-à-tête, le soir vint rapidement, on alluma les chandeliers ce qui ajouta une note d'intimité et détendit l'atmosphère. Ils employaient indifféremment le tutoiement, le vouvoiement, le russe le plus souvent, le vin français aidait à délier les langues ... en français, on parla de la chère Russie, de Napoléon, de la Prusse, des domestiques qui jugeaient… de l'Europe, enfin d'un peu de tout. Ils s'installèrent sur le canapé de style Louis XV qui se trouvait sous les portraits des ancêtres du général. Anna parla aussi de ses parents qu'elle ne voyait pas souvent, c'était toujours elle qui entreprenait le très long voyage pour se rendre là-bas dans l'Oural où ils s'étaient connus dans une enfance et une adolescence déjà lointaines. À la fin ils s'embrassaient avec effusion, sans retenue, les mains de nos amoureux se serrant avec passion.

Le moment de la séparation arriva, ils s'étreignirent , bien sûr on convint de se revoir vite mais il ne fallait pas « brusquer les choses » (son expression). Helmut fut triste, Anna un peu aussi ; un domestique reconduisit Helmut en ville, moins de vingt minutes de calèche les séparaient. Helmut sombrait quelquefois dans l'abattement mais quand il repensait aux paroles de sa chère amie (« il ne faut pas brusquer les choses ») il retrouvait confiance dans l'avenir. Les bonnes âmes de Kalouga commençaient de commenter de-ci de-là « les écarts de conduite » d'Anna Ivanova, elles la jugeaient…Mais avait-elle fait un mariage d'amour en épousant le général comte ? Et puis elle avait bien le droit de ne pas rester veuve, étant encore jeune et n'ayant pas d'enfants, c'est ce que certains habitants de Kalouga pensaient. Il y avait aussi de nombreux jeunes hommes fortunés qui auraient pu faire le bonheur d'Anna, des Russes. Des lettres furent échangées, ils se revirent souvent, les domestiques les surprirent plus d'une fois – en s'excusant – dans une attitude qui en disait long sur leur amour.


Helmut :

- Ma chère Anna crois-tu que c'est la Providence qui nous a réunis ? C'est ce que je me dis souvent tu sais.

Anna :

- Napoléon aussi ! En partie mais la Providence à coup sûr, j'ai souvent pensé à cela, je me réjouis que tu te sois posé la question, cher Helmut.

- Tes parents m'accepteront-ils comme gendre ?

- Lors de mon premier mariage, ils ne m'ont pratiquement pas demandé mon avis, j'étais encore presque une enfant, maintenant j'estime que je puis me passer de leur consentement mais je pense qu'ils comprendront et puis je crois me souvenir qu'ils avaient une bonne opinion de toi.

- Mais... Napoléon ?

(Helmut se sentait-il français ? Un peu, sûrement).

- Je fais le vœu que nos deux peuples surmontent cette profonde mais passagère discorde, je suis sûre que nos relations amicales reprendront comme par le passé. Notre vieille société est amenée à changer rapidement ! Bien sûr Napoléon est un tyran mais il avait – dit-on – en venant ici, des vues sur la libération des serfs ce qui est – en tout cas pour moi – une noble intention (Anna s'adresse à Helmut comme si il était réellement français).

                                              Le mariage

Les publications de mariage apparurent dans la presse locale, celui-ci aurait lieu avant la fin du mois d'octobre. Cette année-là l'automne fut clément, c'est tout juste si quelques gelées matinales faisaient penser à la fin des beaux jours. Le grand jour arriva enfin, les invités affluèrent d'une grande partie de la Russie occidentale, les parents d'Anna arrivèrent quelques jours avant en berline depuis l'Oural (deux mille verstes) avec ses frères et sœurs. Des oncles et tantes qui venaient de très loin aussi. Le préfet du gouvernement de Kalouga fut des invités et un représentant du Tsar se déplaça même pour la cérémonie religieuse. Il fut décidé qu'Anna Ivanova garderait le nom de son défunt mari, celui de son nouvel époux y serait accolé. On en profita pour « russifier » celui d'Helmut en Kraussof ! Une grande partie des nobles de Kalouga fut invitée, dont le riche propriétaire qui l'employait, au festin qui aurait lieu le midi dans l'enceinte de la forteresse, des personnes d'origine plus modeste furent invitées aux agapes. Des cochons de lait, un chevreuil tué par Helmut furent rôtis à la broche au-dessus de brasiers en plein air. Des toasts furent portés au Tsar, à la Sainte Russie, aux mariés bien sûr, le vin coula à flot ainsi que la vodka, même le schnaps et le cognac. L'on dansa jusqu'à la fin de l'après-midi aux sons d'un orchestre venu de la ville où l'on avait du mal à distinguer l'accordéon des violons qui alternait les polkas, mazurkas et valses endiablées. Les parents d'Helmut ne vinrent pas à la noce (Napoléon sûrement ?), seule une sœur, Margret, qui avait connu Anna fit le voyage depuis la Prusse. Le dîner fut réservé aux notables proches et aux intimes, celui-ci ayant lieu dans le salon d'honneur de dimensions exceptionnelles et l'on dansa encore avec enthousiasme, de nombreux toasts furent encore portés, les mariés s'embrassèrent encore, on raconta des histoires, on chanta (les Russes sont très gais et aiment beaucoup la fête, surtout après avoir un peu bu, les mots manquent pour traduire l'atmosphère « AtmocФepa » russe de la fête).

Comme lors de tous les mariages, les nouveaux époux s'éclipsèrent vers trois heures cette nuit-là et on ne remarqua leur absence que beaucoup plus tard, c'est à ce moment que les invités de la ville repartirent, que la maman et le père d'Anna rejoignirent leur chambre ainsi que les frères et sœurs d'Anna, suivis du reste de la famille en laissant une montagne de travail aux domestiques (qui avaient été invités à profiter du dessert). On ne réveilla pas les nouveaux mariés le matin suivant, les parents d'Anna prirent leur petit-déjeuner avec les frères et sœurs d'Anna, leurs épouses, époux et leurs enfants respectifs. Les oncles et tantes aussi. Le traditionnel samovar étant mis à contribution, on fit honneur aux brioches, aux petits pains de la ville et à ceux cuits au château, aux confitures de toutes sortes. Quelques considérations sur le manque de patriotisme d'Anna furent échangées mais dans l'ensemble Helmut (même Prussien, même officier de l'armée impériale) serait plutôt apprécié de la famille. Un peu plus tard ce fut le tour de Margret, la sœur d'Helmut de s'approcher de la table, un silence se fit mais ne dura pas, on échangea des propos d'ordre plus général, Margret qui avait bien parlé le russe n'était plus aussi à l'aise dans cette langue car il y avait maintenant huit ans qu'elle avait quitté ce pays (qui était quand-même un peu le sien). Quelques mots de français et d'allemand vinrent à son secours.

Quelque temps plus tard ce fut au tour des mariés d'apparaître, quelques plaisanteries fusèrent et quelques petits rires vite réprimés. Tout le monde était content de se rencontrer, Anna avec les siens, sa maman l'embrassa avec effusion, Helmut avec sa sœur (ils n'avaient pas eu beaucoup de temps pour se retrouver). Cette journée de lendemain de noces permit à tout un chacun de se positionner (si l'on peut dire), cette journée radieuse, propice à la promenade le long du grand bassin de la propriété et au canotage fut bien employée. Le jour suivant il fut temps pour tous de retourner vers d'autres horizons et de rentrer chez soi.

Anna et Helmut se retrouvèrent jeunes mariés, en tête à tête, ayant chacun l'impression d'avoir beaucoup à découvrir de l'autre. C'en est ainsi pour tous les jeunes mariés du monde. Les domestiques épiaient leur nouveau maître et le découvraient mais redécouvraient un peu leur – nouvelle – maîtresse qui ne se montrerait peut-être plus sous le même jour que par le passé. On allait tout doucement vers l'hiver, le terrible hiver russe qu'ils avaient déjà eu l'occasion de découvrir chacun dans des situations différentes mais aussi assez proches. Ils auraient le temps d'éprouver leur amour réciproque tout au long de ces journées où assis bien au chaud (quel luxe !) sur le canapé ils pourraient échanger leurs points de vue et palabrer sans fin. Anna quelquefois se mettait à jouer de son instrument surtout pendant ses moments de solitude, c'était un plaisir pour Helmut d'arriver sur la pointe des pieds pour la surprendre. Il avait eu quelques entrevues avec l'intendant sur la conduite du domaine, Anna lui laissait toute latitude pour cela même si elle ne perdait pas de vue ce qui lui revenait de droit.

Helmut avait du goût pour la musique, il aimait Bach surtout, Mozart aussi, il ne dédaignait pas de jouer du violon mais il y avait longtemps qu'il avait abandonné le sien en Allemagne, il faudrait qu'il en retrouve un ainsi qu'un professeur.

La Russie surmontait ses difficultés, Moscou avait presque retrouvé son allure d'antan, partout on reconstruisait mais maintenant on utilisait davantage la pierre qu'auparavant. La Russie redevenait une puissance qui comptait dans le monde mais aussi ces idées nouvelles issues de la Révolution française y faisaient doucement leur chemin. Il semblait à Anna et Helmut qu'ils étaient faits l'un pour l'autre et s'aimaient beaucoup en s'en donnant chaque jour des preuves, ils partageaient leurs idées et elles étaient les mêmes sur de nombreux points. Helmut fit atteler la troïka un matin de décembre et se fit conduire à Kalouga pour se rendre chez un luthier afin de se faire présenter différents modèles de violons mais ne se décida pas car les prix lui parurent excessifs, il s'en retourna et se promit de s'en entretenir avec son épouse.

Il n'avait pas encore abordé un sujet – ou si peu - qui le mettrait mal à l'aise, il le savait bien, c'était cela : comment en arriver à parler de son manque de fortune ? Il n'avait rien apporté dans la corbeille de mariage ! Il prit prétexte du prix exorbitant, à ses dires, du violon qu'il convoitait, pour amener la conversation sur son manque total de ressources. Anna comprit (ou fit semblant de comprendre) ses arguments et ne cilla pas (bien quelle ait eu une certaine envie d'en rire) quand elle le vit se débattre pour exposer sa situation. Quand bien même travaillerait-il chaque jour de sa vie il n'arriverait jamais à égaler la fortune de sa femme, il le savait et Anna aussi le savait. C'est très difficile voire impossible pour un homme de dépendre financièrement de sa femme, tout le monde sait cela. Ils n'en parlèrent pas pendant plusieurs jours, il paraissait préoccupé, manifestement cela lui était difficile à vivre. Ce fut son amoureuse d'épouse qui vint à son secours, elle lui dit (en réprimant une envie de rire) :

- d'accord tu n'as pas de fortune mais la mienne je n'ai rien fait pour l'avoir donc nous sommes – presque – à égalité.

- merci de me dire cela mais on peut changer avec le temps (il n'osa pas lui dire : quand tu ne seras plus amoureuse auras-tu encore la même abnégation ?) Mais peut-être qu'ils s'aimeraient comme au premier jour toute leur vie ! Est-ce possible ? Anna décida qu'ils iraient tous les deux consulter un notaire et mit une partie de sa fortune en bien commun, il ne restait plus qu'à faire le nécessaire auprès des banques, ce qui fut fait rapidement dès janvier 1814. Bien sûr Helmut lui en fut très reconnaissant, néanmoins il échafauda un plan pour prouver à son épouse qu'il ne voulait pas vivre « à ses crochets ».

Il acheta le violon qui lui sembla du meilleur rapport qualité/prix et commença la recherche d'un professeur qui viendrait enseigner au château. Tout fut rondement mené, le professeur se ferait conduire ici deux fois par semaine en troïka ou en calèche. Helmut était un bon élève, il n'était pas un débutant, l'idée germa dans sa tête qu'il pourrait donner des concerts (payants ?) pour participer un peu, à sa façon. Voici ce que tous deux envisagèrent : le violon et le hautbois sont des instruments complémentaires, on pourrait même exécuter des concertos de « violon et hautbois » ensemble et se produire dans le monde occidental où les classes aisées sont très friandes de ce genre de manifestations artistiques, ils donneraient ces récitals gratuitement pour l'essentiel. Il faudrait y réfléchir.

Helmut décida de partir chasser le loup quelques jours, on prépara la troïka, les fusils (il fallait en prévoir plusieurs, ils se chargeaient toujours par le canon et ne tirait qu'une charge à chaque fois), un aide était nécessaire rien que pour recharger les fusils. Il fallut trouver un cocher, cela fut fait rapidement, l'aide serait Igor, il fut tout heureux de participer à cette chasse. Anna n'apprécia pas beaucoup que son mari lui échappe surtout pour un motif aussi, disons, puéril (et cela pouvait être dangereux). Les grandes forêts ne manquaient pas dans la région, rien qu'autour du domaine les bois occupaient une place considérable, il n'y manquait ni cerfs ni chevreuils ni sangliers. Les chevaux ont une peur innée des loups, ce n'est pas sans raison ; ceux-ci attaquent les chevaux en se jetant à leur gorge. Il ne fallut pas longtemps à nos deux aventuriers pour arriver dans une région propice, le premier jour alors que le soleil bien bas s'approchait de l'horizon, les chevaux manifestèrent une certaine inquiétude : la position de leurs oreilles et leurs hennissements furent le signal. Helmut et Igor furent instinctivement sur leur garde et se préparèrent. Cinq minutes passèrent, une meute arriva sur leur gauche, le cocher ne ralentit pas, les loups n'attaquèrent pas immédiatement, ils restaient à leur hauteur, pas pressés, Helmut visa : le premier tomba après une roulade dans la neige, Igor lui tendit un autre fusil, il tira encore, un autre loup fut blessé, les chevaux, effrayés, prirent le galop, un loup de tête se jeta sur le cheval le plus à gauche tandis qu'une partie de la meute ralentit pour laisser passer la troïka et accéléra sur le côté droit pour attaquer le cheval de l'autre côté, Helmut ne pouvait pas aussi bien viser par ici, Igor se saisit alors d'un fusil et visa du mieux qu'il put, en tuant un sur le coup. La meute sembla battre en retraite ; était-ce une ruse ? Non, ils s'éloignèrent pour cette fois. Il y avait deux loups au palmarès et un blessé qui avait disparu (apparemment). Il fallait être très attentif et garder une arme en s'approchant des cadavres car un loup blessé peut être très dangereux. Helmut fut attaqué pendant qu'il ramassait leurs trophées et sans son arme il aurait été en difficulté. Il tua le troisième loup.

Ensuite il fallut trouver une auberge pour la nuit, il se passa encore deux heures - qui leur semblèrent interminables – avant d'en trouver une, le spectacle nocturne de la Voie Lactée était enchanteur mais l'apprécièrent-ils ? La nuit était complète quand ils purent s'approcher de l'âtre. On détela les chevaux, ils furent emmenés à l'écurie où le cocher les bouchonna. Puis Helmut commanda les repas de tous qu'ils prirent ensemble, ensuite le cocher et Igor rejoignirent les chevaux. Helmut prit possession de sa chambre, dehors les bourrasques de neige et de vent durèrent une grande partie de la nuit, demain on ne retrouverait pas le traîneau ! Les loups qui, à n'en pas douter, sentaient l'odeur des chevaux hurlèrent jusqu'au petit matin. Dès le lendemain ils prirent le chemin du retour, le temps devenant trop exécrable, tout le monde apprécia de retrouver le château et ses habitudes douillettes, Anna ne manifesta pas trop sa joie car elle n'aimait pas que son mari prenne des risques de ce genre (et en fasse prendre aux autres) pour des motifs futiles.

On vint enfin à bout de l'hiver, le château à cette saison vivant en autarcie pratiquement sans échange avec l'extérieur, seul le professeur de violon faisait le lien avec la ville, c'est lui qui apportait quelques nouvelles et aussi les journaux une ou deux fois la semaine. Ils s'ennuyaient quelquefois et l'arrivée du printemps était une fête car ils pourraient faire des rencontres, recevoir, se déplacer après cette léthargie de plusieurs mois. Pendant tout l'hiver ils avaient échafaudés des projets : certains utopiques mais d'autres réalisables, l'idée de voyager loin était celle qui revenait le plus souvent. Bien qu'on fût à une époque charnière : des États5 naissaient, d'autres disparaissaient, ils avaient décidé de se diriger vers l'ouest bien sûr, l'Allemagne (confédération du Rhin), l'Autriche, Vienne, l'Italie, Venise, la France, Paris : ils avaient la fortune et la jeunesse devant eux. Une berline de quatre places tirée par trois chevaux ferait l'affaire, il fallait remplir quelques formalités auprès des ambassades pour obtenir les passeports pour eux et leurs trois valets (le cocher plus un homme et une femme de leur entourage immédiat). Il était nécessaire de déposer les demandes dans les différents consulats de Kalouga (peut-être aussi à Moscou qui, bien que n'étant pas la capitale regroupait de nombreuses ambassades et consulats). Pour la France il n'y avait pas encore de représentation diplomatique, c'était la Pologne (ou Grand Duché de Varsovie) qui servait d'intermédiaire entre les deux pays qui sortaient tout juste de la guerre. Ils décidèrent de supprimer la France de leurs « prétentions » pour cette fois.

Au tout début du mois d'avril ils se lancèrent dans l'aventure avec pour domestiques Igor (toujours lui) et Valentina, femme de chambre, le cocher étant Piotr que nous connaissons déjà. Helmut prit un fusil (on ne sait jamais, les loups peuvent avoir faim aussi au printemps). Les étapes ne dépassaient pas soixante à soixante-dix verstes par jour, il fallut plus de trois semaines pour atteindre Vienne à la veille du congrès du même nom. Helmut et Anna descendirent dans les plus belles « pensions » de la ville, ils vécurent là des moments inoubliables à l'opéra de Vienne, même à la cour au palais de Schönbrunn (où ils aperçurent l'Aiglon – Napoléon II – âgé de trois ans, fils de l'empereur des Français et de Marie-Louise d'Autriche). À cette époque le sentiment anti-français était à son comble juste après la chute de Napoléon.

Ils restèrent au moins deux mois à Vienne et purent vivre en direct la mise en place du congrès de Vienne. Ce congrès avait pour but de réorganiser l'Europe après la chute de l'empereur Napoléon Ier, les décisions y furent prises par les quatre grands vainqueurs : Autriche, Russie, Grande-Bretagne, Prusse6 . Autant dire que l'Autriche était en fête. Anna et Helmut vécurent peut-être les jours les plus heureux de leur existence. Ils dansèrent de nombreuses valses tout à l'allégresse du temps, souvent Helmut prononçait à l'oreille d'Anna le diminutif de son prénom : Anja7 et ajoutait : « je t'aime ». Après tout cet épisode passé loin de la Russie ils jugèrent bon de ne pas visiter d'autres pays pour cette fois mais ne purent s'empêcher de « pousser » encore un peu plus vers l'ouest, jusqu'à Salzbourg patrie de Mozart où ils séjournèrent près de deux mois. C'est dans cette ville qu'ils se produisirent tous les deux pour la première fois en public où ils jouèrent « la Flûte Enchantée » du grand virtuose de Salzbourg mort juste après leur naissance.

Il fallut bien penser à rentrer à Kalouga (en repassant par Vienne), l'automne arriverait vite, les routes seraient peut-être boueuses. Et puis il ne fallait pas prolonger cette période déjà bien assez longue sans les maîtres du domaine. Toutes ces responsabilités dans les mains du seul intendant faisaient jaser à Kalouga, c'est sûr. Ils arrivèrent le 8 octobre au château, il y avait comme un manque d'entretien dans les allées conduisant à celui-ci mais ce n'était pas si grave, se dirent-ils.

Anja et Helmut s'accordaient sur de nombreux points, ils y avaient pensé d'abord chacun de leur côté puis ils en vinrent à exposer ce qui tout doucement « émergeait» de leur pensée, à savoir : la Russie envisagerait-elle un jour de traiter plus humainement les personnes de basse condition ? Leur voyage les avait-il éclairés sur certaines réalités ? Cela faisait des siècles qu'il y avait des serfs dans ce pays, des gens corvéables à merci, sans salaire, sans aucun bien pour qu'une petite minorité puisse vivre dans l'opulence. Pour cela il fallait que la plus grande partie de la population soit aliénée, n'ayant aucune liberté, ne pouvant rien décider d'elle-même pour elle-même. Un jour il y aurait une révolution précédée d'une terrible révolte des paysans car c'était eux les plus, disons, exploités et nous les nobles et la classe sociale la plus aisée nous paierions très cher notre aveuglement, nous pourrions même le payer de notre vie ! C'est ce qu'Anna et Helmut se dirent ce soir-là, il faudrait que les choses changent, on avait l'impression que la classe dirigeante ne pouvait pas se remettre en cause, qu'elle faisait preuve d'un entêtement «monolithique». Un jour, bientôt peut-être, les acquis de la Révolution française pénétreront dans le pays et ce serait une vague déferlante.

- Il est temps que cela change mais comment initier ce changement ? Ici, par exemple, que pouvons-nous faire pour rendre la vie de nos « sujets » plus agréable, où la justice aurait plus sa place ? dit Anna.

- Il faut que nous soyons prêts à abandonner certains privilèges, dit Helmut.

- Donner le droit à nos domestiques de nous quitter s'ils le désirent, après mûre réflexion.

- Leur donner un lopin de terre qu'ils pourraient exploiter à leur guise : ils pourraient produire leurs propres légumes pour leur subsistance même vendre l'excédent pour se faire un peu de revenus.

- Il faudrait que nous versions un salaire décent à chacun, que nous leur donnions de quoi se loger dignement. C'est sur ces considérations qu'ils allèrent dormir ce soir-là avec la sensation d'avoir pris une bonne résolution !

Ils commencèrent progressivement à mettre en marche ce changement, il faudrait les préparer à cela ; (on ne peut donner toute liberté immédiatement à une population qui en a été privée depuis la nuit des temps).


- Pour cela il est nécessaire de leur parler, dit Anna.

- Qu'en dira-t-on chez les autres possédants ? Répondit Helmut.

- Mettons en œuvre ces changements chez nous, sans nous soucier du qu'en-dira-t-on justement.

- Attention, allons-y doucement, si on leur dit aujourd'hui : voulez-vous que nous vous donnions quelques roubles pour vous installer où vous le désirerez, après-demain on risque d'être obligés de faire le travail nous-mêmes !

- De toute façon Raskolnikov devra être averti de ce que nous avons l'intention de faire, il faut lui en parler dès aujourd'hui (la cloche tinta).

- Elena, peux-tu dire à Monsieur Raskolnikov que nous voudrions le voir rapidement.

- Bien ! Madame Anna Ivanova.

- Réfléchissons bien à ce que nous allons lancer ! dit Helmut.

- Bonjour Madame Anna Ivanova, bonjour Monsieur Helmut Kraussof, vous m'avez fait demander ?

- Bonjour Maxime Raskolnikov, d'abord nous vous remercions pour la bonne tenue du domaine pendant notre voyage dit Anna qui poursuivit : maintenant nous voudrions vous entretenir de quelque chose de très important pour nous et qui nous tient énormément à cœur : nous aimerions laisser un peu plus de liberté à nos gens, à vous aussi bien sûr. Maxime Raskolnikov ne fut pas certain d'avoir bien entendu, c'est ainsi qu'une nouvelle ère fut initiée à Kalouga. Raskolnikov n'était pas un serf mais sa famille était depuis des générations au service des Ivanov et il ne lui serait même pas venu à l'idée de quitter ses maîtres. Il n'osait s'avouer que depuis la disparition du comte sa vie avait beaucoup changé et était plus détendue, c'eut été un euphémisme que de dire que le comte n'avait pas laissé un souvenir impérissable dans le cœur de Maxime Raskolnikov, le bonheur était entré dans son existence en la personne d'Agnessa « maîtresse » de feu le général comte. Ils nouèrent une idylle qui les conduisit par la suite jusqu'au mariage. Chacun et chacune (les allusions des femmes, surtout, sur l'ascendance du jeune Filipp revenaient souvent) savaient qu'Agnessa et le général avaient eu des moments de tendresse l'un envers l'autre. Elle avait sombré dans le chagrin en apprenant sa mort, Anna feint de ne rien voir, néanmoins son grand cœur l'amena à prendre le relais d'Ivanov en prolongeant le versement d'une rente pour l'enfant.

Raskolnikov était, semble-t-il, secrètement épris de la belle Agnessa, peut-être même qu'il ne lui était pas indifférent, le chagrin de cette dernière prit fin rapidement et ces deux-là n'eurent de cesse de tomber dans les bras l'un de l'autre.

                                             Nouvelle ère


Les jours qui suivirent furent plutôt calmes dans l'ensemble, soyons certains pourtant que la nouvelle fit l'effet d'une bombe mais il fallait « réaliser ». Les femmes de chambres étaient, comme toujours, aux « petits soins » envers leur maîtresse, elles se disaient que, certes, elles auraient davantage de liberté mais elles appréciaient bien leur train-train journalier et ne demandaient pas trop que cela change pour elles. Bien sûr pour d'autres catégories, l'enjeu sembla d'importance et on en parlait souvent quitte à ce que le travail s'en ressente.

On se prépara à entrer dans l'hiver, rien ne bougea ici, à part deux ou trois hommes de peine qui osèrent demander quelques précisions à l'intendant. Après un certain temps, Anna sentit un changement dans son corps (son tour de taille) et elle annonça à Helmut qu'il serait papa l'année prochaine, ce qui lui procura une grande joie ! Pendant ce long hiver 1814-1815, on parla surtout de la future naissance, les changements attendus dans un autre domaine ne se feraient pas avant quelques mois. - Ce sera un garçon. - Non, une fille. Chacun (et chacune) avait son idée sur la prochaine venue au monde y compris chez les domestiques du « premier cercle ». Les préparatifs allaient bon train, on envisageait la venue des parents d'Anna à l'occasion de la naissance. Il fallut acheter un berceau, ils se rendirent en ville pour le commander, il faudrait aussi les accessoires indispensables mais comme dans tous les pays du monde (occidental) le bleu ou le rose était la grande question. Anna sentait la vie en elle.

L'hiver se passa le plus calmement du monde, Helmut ne fut pas saisi du démon de la chasse et préféra rester auprès de son épouse. Bien qu'il aimât la chasse, il avait un cœur tendre et donnait quelques graines et noix aux mésanges qui venaient quémander leur nourriture à la fenêtre, pour ces pauvres oiseaux l'hiver est terrible. Ils lisaient beaucoup, pensaient à leurs futurs voyages, quelquefois ils se mettaient à jouer en duo au coin de l'âtre. Ils s'entretenaient des changements profonds en Europe : les frontières étaient corrigées, on ne tenait pas grand compte des volontés des peuples, ils subissaient comme toujours. Le royaume de Pologne fut annexé à la Russie.

La naissance aurait lieu avec l'arrivée du printemps, Anna ressentait quelques douleurs fugaces, elle accoucherait au château, il était temps de penser à chercher un médecin, une sage-femme serait aussi nécessaire. Il fallait souligner le caractère d'internationalité de la famille, Ivanova la Russe, Krauss (Kraussof maintenant) le Prussien – presque – Russe (en tout cas de naissance) ayant rejoint l'armée de l'empereur des Français alors qu'il était – presque – français : Osnabrück faisait partie à l'époque de son engagement du département français de l'Ems supérieur qui avait eu une durée très éphémère (moins de trois ans et demi). En plus de ce caractère binational il y avait aussi cette double religion, chacun ayant, en quelque sorte, adopté la religion de l'autre. Le mariage avait été orthodoxe puisque célébré en Russie. L'enfant serait vraisemblablement de religion orthodoxe mais ce n'était pas un sujet de division entre Helmut et sa chère Anja . Le pays de l'un était le pays de l'autre.

Natalya Fédérova la mère et Andreï Fédérov le père d'Anna se mirent en route à la fin de l'hiver, en calèche ; peu de temps après leur départ ils se dirent, alors qu'ils étaient pris dans une tourmente de neige, qu'il aurait été préférable de partir en traîneau ! Ils arrivèrent aux derniers jours d'avril alors que la petite Alexandra (diminutif Sandra) avait vu le jour le 18 avril. Tout s'était bien passé, ç'avait été l'effervescence au château, Helmut était « aux anges » et Anna à peine levée et ses parents à peine arrivés, il invita toutes les personnalités ou presque de Kalouga, le pope compris pour fêter l'événement, on but beaucoup, les domestiques furent de la fête. Le pope avait été le premier prévenu de la naissance et était venu administrer le sacrement du baptême le lendemain de celle-ci, la neige tombait encore ce jour-là. La maman d'Anna, Natalya Fédérova adorait prendre la petite fille dans ses bras et Anna lui réclamait souvent le bébé.

Le printemps arriva enfin. En Russie la nature « explose », les lilas ne tardent pas à embaumer tout autour, le muguet fait son apparition dans les bois ainsi que les jacinthes sauvages. Les glycines apparaissent le long des murs exposés au sud des différents pavillons indépendants de la masse principale de la forteresse. Celui-ci est composé d'un quadrilatère ayant une construction à chaque angle : au sud-ouest, un donjon, aux trois autres angles un pignon terminé par un toit conique, des remparts de dix mètres courent entre chaque construction, à la base du rempart sud : la porte principale. Tout autour de la bâtisse proprement dite on trouve le corps de bâtiments principal : les logements des maîtres de construction récente avec un immense perron (exposé au sud), les différents pavillons d'habitation : celui de l'intendant et ceux, beaucoup plus sommaires des domestiques et les étables, écuries, porcherie, granges avec greniers, fenils, le pressoir, etc.

Anna Ivanova appartient à l'une des familles les plus fortunées de Russie néanmoins l'entretien coûte cher surtout le château-fort historique (XII - XVI e). Aussi vit-on en autarcie au maximum, par une agriculture adaptée, l'élevage y a une part importante, la nourriture pour l'essentiel vient de la propriété, des bestiaux sont vendus chaque année ainsi que des porcs sans oublier l'excédent de légumes et de blé. Ce commerce sert à entretenir le château proprement dit, les différents pavillons ainsi que, évidemment, le corps de bâtiments principal qui comprend les logements des maîtres. Maintenant que l'on a décidé d'attribuer un salaire aux domestiques, éventuellement de donner un petit pécule à ceux qui voudraient prendre leur indépendance (ou leur autonomie, dans ce cas ils resteraient toujours liés par contrat au château), il faudrait essayer de dégager un excédent plus important, les meilleures années en tout cas. Comment ? En faisant travailler davantage ? Difficile bien que des citoyens ayant davantage de liberté peuvent – dans certains cas – accepter de travailler plus…

Les parents d'Anna repartirent vers l'Oural ; Anna et Helmut commencèrent une autre vie maintenant qu'ils étaient parents à leur tour. Ce ne fut pas facile de mettre en place les améliorations de conditions de vie envisagées pour les domestiques. Ceux-ci dans l'ensemble apprécièrent beaucoup ce changement et respectèrent d'autant plus leurs maîtres. Les plus grandes difficultés vinrent surtout de la société noble et bourgeoise (ce mot était peu usité) qui n'appréciait pas que l'on donnât des libertés au peuple et ne se sentait pas prête à suivre ce modèle. Anna et Helmut se firent davantage d'ennemis qu'ils avaient envisagés avant cette réforme, ils tinrent compte de l'opinion des nantis et persistèrent dans le sens de la réforme entreprise mais plus modérément.

Ils se faisaient quelquefois conduire en forêt le long de la rivière Oka et y passaient la journée ou bien en ville pour flâner avec leur bébé dans son landau (voiturette pour enfant) vers le mail central (ils se remémoraient leur rencontre du jour du récital).

L'été est très agréable à Kalouga, ils passèrent ainsi plusieurs étés comblés de bonheur par leur enfant qui grandissait entouré d'amour. Les hivers, toujours glacials, ne permettaient pas ces promenades détendues (il faudrait attendre que l'enfant grandisse avant de pouvoir aller patiner). Anna et son mari vivaient les jeunes années de leur union sans soucis, dans l'oisiveté. L'hiver ils jouaient en duo de leur instrument préféré et préparaient les concerts (de plus en plus rares) de l'été qui avaient lieu aussi bien au château qu'en ville. L'été était la saison des réceptions, on répondait à leurs invitations le plus souvent mais quelquefois ils essuyaient un refus poli ou on leur donnait un prétexte fallacieux. On ne les invitait plus aussi souvent qu'avant : il était évident que la « bonne société » se méfiait d'eux et de leurs idées avant-gardistes. Elena avait demandé son indépendance, Anna la lui avait accordée et lui avait fait un don de cinq cents roubles, elles s'étaient quittées en bons termes malgré le différend qui les séparait, ceci en 1817.

Plusieurs années passèrent encore, le personnel presque dans son ensemble était resté ici, chacun recevait un salaire, avait un lopin de terre ; une basse-cour commune était à disposition de tous (chacun devait participer selon ses possibilités à l'entretien), les maîtres avaient la leur, qui servait aussi à l'intendant. Anna et Helmut s'occupaient de l'instruction et de l'éducation d'Alexandra, on demanda à l‘intendant de trouver un chiot pour celle-ci : un loulou de Poméranie. Quand Sandra atteignit l'âge de cinq ans on lui trouva un précepteur russe qui parlait aussi l'allemand et le français (une des raisons, en plus de la culture, de l'intérêt pour ces langues chez les Russes aisés était qu'ils pouvaient parler librement devant leurs domestiques sans risquer d'être compris !), ce jeune Alexis (Alexeï) n'avait que vingt ans, Alexandra l'aima beaucoup, ses parents aussi : il resta à demeure au château et fit bien sûr partie du premier cercle (même si cette expression tendait à disparaître progressivement !)

Je crois que c'est à partir de ce moment-là, en 1820 que Helmut et Anna parlèrent de voyages avec insistance, l'année étant un peu avancée (il fallait toujours compter avec le long hiver russe dans ce temps-là), on préféra remettre à l'année suivante mais en s'y préparant à l'avance.

En 1815, par le congrès de Vienne, en plus de la Hongrie, l'Autriche avait inclus dans son territoire la Lombardie et la Vénétie, l'Autriche était maintenant la voisine directe de la Russie et plutôt amie de celle-ci. Napoléon était devenu prisonnier des Anglais dans l'île de Saint Hélène, très loin de l'Europe dont il avait été le maître pendant des années, il avait payé très cher ses désirs d'expansion sans limites. Anna éprouva l'envie de visiter Venise, c'est ainsi qu'ils élaborèrent un projet de voyage jusqu'à la Cité des Doges. En attendant de découvrir une nouvelle fois d'autres cieux, ils succombèrent tous deux à une nouvelle passion qui faisait fureur en Russie : l'agriculture sous serre, aussi bien pour les légumes, les fruits que pour les fleurs dont certaines espèces tropicales comme le poinsettia (étoile de Noël) et même l'orchidée ! Eh oui ! Même sous le ciel russe, dans des serres chauffées on peut arriver à ce prodige. Le jasmin, le laurier-rose n'avaient plus de secrets pour eux. La culture forcée de la tomate fut un succès, on arriva même à faire produire quelques fruits à un bananier mais c'était la limite extrême de l'exotisme à Kalouga. Quant aux citronniers et orangers ils poussèrent en quantité dans l'orangerie qu'ils firent aménager dans un pavillon à l'abandon.

Helmut se remémorant ses « exploits » dans les forêts de Nijni Novgorod eut l'idée de commencer à développer l'industrie du bois autour du château mais excepté pour montrer aux manouvriers comment se servir du passe-partout, il ne se lança pas lui-même dans l'aventure, il préféra s'adonner à la botanique. Il devint un expert en greffe de rosiers sur églantiers, ceci permet de copier un rosier, il arriva après plusieurs tâtonnements à reproduire une rose, ce dont il ne fut pas peu fier mais là où il « fit fort » (comme l'on dit) c'est quand il réussit à créer une rose après une opération très délicate depuis deux fleurs (de rosiers différents) en la nommant, devinez : Anja Ivanova. C'est peut-être pour tromper leur ennui en attendant la réalisation de leur voyage prochain qu'ils se donnèrent tant à ces nouvelles activités auxquelles participa bien sûr le personnel du domaine, sauf pour les roses (il y a longtemps qu'on n'employait plus l'expression affligeante de serf !)

Au début d'octobre 1820 on assista au mariage d'Agnessa et Raskolnikov, elle resta au service d'Anna mais comme l'avait voulu cette dernière, la notion de subordination des domestiques envers elle fut réduite au minimum, on vit même cette incongruité (si je puis dire) : l'enfant naturel d'Ivanov et d'Agnessa, Filipp, se mit tout naturellement à échanger, même à jouer (il était son aîné de trois ans) avec Sandra et prit son rôle de « grand frère » très au sérieux, rappelons-nous qu'Anna le considérait un peu comme son protégé. Tout jeune Filipp ne parlait que le russe mais la jeune Alexandra mettra un point d'honneur à lui enseigner des rudiments de français et d'allemand et poursuivra dans cette direction dans les années qui suivront, à un tel point que Filipp devint capable de s'exprimer correctement. Maxime Raskolnikov s'occupa de l'éducation de l'enfant puis de l'adolescent dans les autres matières essentielles.

Au printemps suivant ce mariage, Alexandra avait presque six ans, Anna et Helmut partirent avec leur propre équipage encore, en berline donc, vers Venise qui avait tant fait rêver Anna. Alexis serait du voyage. Après Vienne qu'ils connaissaient déjà bien et qu'ils retrouvèrent avec émotion, ils se dirigèrent enfin vers le sud et affrontèrent la montagne qui leur opposa une certaine résistance ! En effet l'état des chemins ne permettant pas de couvrir de longues étapes, il fallait quelquefois s'arrêter plusieurs jours à une halte pour laisser les chevaux récupérer un peu de forces. C'est souvent qu'Helmut devait descendre de voiture pour aider à la désembourber alors que le cocher frappait les pauvres bêtes avec énergie.

L'accueil souvent glacial de la population n'encourageait pas les déplacements à cette époque, les voyageurs étrangers étant assimilés à des Autrichiens (depuis quelques années la Lombardie Vénétie dépendait de l'Empire autrichien). Comme chacun sait la ville de Venise est construite sur pilotis plantés sur le fond de la lagune du même nom et les rues font place aux canaux dont le plus connu « le Canal Grande » attire depuis toujours les curieux, surtout ceux qui n'ont pas à gagner âprement leur existence. Il fallut bien laisser la voiture, les chevaux et le cocher dans une pension comme on disait à l'époque, quelques kilomètres avant la ville proprement dite. On prendrait une calèche pour s'approcher du lieu où l'on prendrait ses quartiers, les déplacements dans la ville se faisant en barques appelées « gondoles », c'est le gondolier debout à l'arrière de l'embarcation qui la faisait avancer en « godillant ». Ils visitèrent tous les musées ou presque, passèrent un séjour exaltant en allant presque chaque jour au théâtre ou au concert comme celui donné par le maître du violon Nicolo Paganini8 qu'ils adorèrent. C'est à Venise qu'ils apprirent la mort de Napoléon Ier.

Après Venise ce fut Paris ; nous étions sous le règne de Louis XVIII. Par un juste retour des choses le tsar Alexandre Ier avait envoyé ses troupes en France en 1814 et 1815. À partir de 1820 la noblesse russe reprit le contact avec la France surtout par les voyages qu'y effectuèrent ses membres. Anna et Helmut changèrent encore de cieux et leur berline fit son entrée dans Paris à la fin de 1821. C'était la belle époque pour les Russes en France, les guerres napoléoniennes s'éloignant ainsi que la revanche des Russes sur l'empereur des Français. On peut dire qu'Anna choisit bien le moment pour son premier voyage à Paris. Il semble que leurs lieux de prédilection furent déjà le boulevard des Italiens, la salle Favart (Opéra Comique) où ils jouèrent de leur instrument préféré (Anna : le hautbois et Helmut : le violon), le jardin du Palais Royal tout près duquel ils vécurent quelques mois. C'est là qu'Anna se découvrit une passion pour la France et Paris, ils furent – déjà – des spectateurs assidus de la Comédie Française (salle Richelieu). Les galeries encadrant le jardin attirent la société  huppée du temps (et une autre société aussi, moins huppée), « c'est là que se situent de nombreux cafés, restaurants, salons de jeu et autres divertissements. C'est le lieu de rendez-vous à la mode d'une société parisienne élégante et souvent libertine9». Un soir alors qu'ils dînaient aux abords du Palais Royal, il sembla à Helmut que le tenancier de l'établissement lui rappelait une époque déjà lointaine, après quelques échanges les deux «anciens combattants» se reconnurent et Pierre, qu'Helmut avait côtoyé au camp de Nijni-Novgorod, en vint à s'exprimer sur « sa » campagne de Russie. Une bouteille de bordeaux plus tard il se livra un peu plus qu'il n'aurait dû et ceci devant Anna qui découvrait un peu plus le personnage. Celui-ci raconta dans le plus pur style « franchouillard » comment il en était arrivé avec ses camarades à attaquer les gens de bien russes et leurs équipages pour survivre dans les forêts et la balafre sur sa joue n'était autre que la marque que le fouet d'un moujik conduisant un traîneau lui avait laissée ! Nous ne sommes pas sûrs qu'Anna et Helmut apprécièrent vraiment, Anna ne se départit pas de son calme en répliquant à l'ancien camarade de camp d'Helmut qu'elle se rappelait bien cet incident et qu'elle aurait préféré ne pas en avoir été la victime !

Ils visitèrent Paris et ses environs, se firent conduire à Versailles, Saint-Germain-en-Laye. Ils se rendirent à Vaux-le-Vicomte au début du printemps 1822. Ils rencontrèrent quelques personnages importants. On parlait beaucoup à Paris de Julienne de Saxe-Cobourg-Saalfeld (allemande) qui était devenue, par son mariage avec le grand-duc Constantin Pavlovitch de Russie, grande-duchesse de Russie sous le nom : Anna Fiodorovna10, or ce mariage (lui avait 16 ans et elle pas encore 15 en 1796) avait été dissout le vingt août de l'année dernière, Anna Fiodorovna eut à se plaindre d'un mari tyrannique, elle fut atteinte de syphilis transmise par son mari à la vie dissolue…11

Ils restèrent quelques mois à Paris lors de ce premier voyage avant de rentrer après deux mois d'un trajet sans fin à Kalouga où l'intendant ne fut pas fâché de les voir réapparaître. En effet, certains des domestiques notamment ceux qui avaient été désignés pour l'exploitation de la forêt alors qu'ils avaient accepté – lorsque qu'on avait débattu du sujet de rester ou non sur le domaine – les conditions proposées par Helmut avant son départ pour Venise et Paris, n'avaient pas « joué le jeu ». Quand le chat n'est pas là les souris dansent, comme on dit en français. Donc ces forestiers, considérant qu'ils avaient été trompés- en tout cas c'est ce qu'ils essayèrent de défendre – parce qu'ils n'avaient pas réalisé l'ampleur de la tâche, avaient « dénoncé le contrat de travail » et avait freiné la production au maximum. Il avait été convenu qu'ils recevraient un salaire en rapport avec les difficultés liées à ce type de travail, de cinq roubles par jour pour une durée de travail de huit heures en hiver et onze heures en été. Maxime Raskolnikov leur avait adressé une lettre – qu'ils n'avaient pas reçue avant leur départ de Paris – où il expliquait les difficultés rencontrées. Helmut dut user de toute la diplomatie possible d'abord pour expliquer aux manouvriers qu'il n'avait jamais été question de les tromper puis pour les remettre au travail après avoir accepté d'augmenter de cinq à sept roubles et vingt-cinq kopecks par jour (avec garantie de deux roubles et cinquante kopecks pour les jours d'hiver où il serait impossible de travailler à cause des intempéries). Helmut ne voulut pas « lâcher » un kopeck de plus.

On était à la fin du printemps, Helmut put reprendre ses activités liées à la botanique et ses expériences sur les améliorations des plantes, aidé d'Anna. Il se prit de passion pour la balalaïka, instrument typique de la Russie, à cordes pincées (à la différence du violon où elles sont « grattées »). Anna se remit au piano qu'elle avait étudié plus jeune. Alexandra avait maintenant sept ans, Alexis était – presque – de la famille maintenant, son élève retrouva l'application d'avant les voyages. En ville on commentait encore la mort de Napoléon, le tyran qui avait voulu asservir l'Europe et qui avait tant fait souffrir la Russie, Moscou était reconstruite maintenant et la bataille de Borodino était déjà un lointain (mais encore vif) souvenir surtout pour les familles qui avaient perdu un être cher ou plusieurs au combat. Qu'il me soit permis de relater un passage ici car tout n'est pas tout blanc ou tout noir : (Je cite) « Parmi les serfs notamment il était d'usage de penser que Napoléon allait libérer ceux-ci de leurs chaînes. Mais il ne faut pas non plus confondre les idéaux légitimes de la liberté auxquels les serfs aspiraient et leurs « vils désirs de jouissance et de déprédations » comme déjà l'écrivait la Grande Catherine quelques années auparavant, en insistant sur « la cruauté et une sauvagerie incroyable qui florissaient au sein de la paysannerie servile et qu'il faudrait des décennies pour adoucir les mœurs de ces êtres frustres ». (Merci la Grande Catherine !) Bref pour certains, l'arrivée du populaire empereur des Français, Napoléon Bonaparte, suscitait des espoirs et la vue de ses étendards était synonyme de liberté. À l'opposé se trouvait bien malgré lui, le tsar Alexandre Ier, dont le nom était associé à la servitude, à l'esclavage et à l'obscurantisme 12 » (fin de citation).

Comme nous vous en avons déjà entretenu, les méthodes d'Helmut et Anna pour améliorer la vie de leurs domestiques n'avaient pas amené que des amis à nos châtelains au grand cœur. Certes, ils avaient de plus en plus de partisans mais le plus grand nombre les tenaient plutôt à l'écart. Par le passé il y avait déjà eu des révoltes de paysans serfs souvent réprimées dans le sang.

Des voyages, il y en avait eu beaucoup d'autres, nous ne pouvons les relater tous ici. De nombreuses années passèrent…


        Sceaux

Lors du dernier voyage à Paris, sous le règne de Louis-Philippe, en 1838, nos deux artistes (ils ont tous deux cinquante ans) qui s'étaient déjà produits pour le public parisien à de nombreuses reprises à l'Opéra Comique entre autres endroits, vinrent à se trouver dans la petite ville de Sceaux qui est célèbre pour son parc, son imposant château ayant appartenu au duc et à la duchesse du Maine, qui y avait tenu salon et y reçut Voltaire, Florian.

C'est dans l'église Saint-Jean-Baptiste de Sceaux qu'ils donnèrent un récital qui fut très acclamé, à la fin de celui-ci, Anna qui n'était plus toute jeune, mais avait encore l'ouïe fine, fut étonnée de s'entendre apostrophée dans sa langue maternelle, une personne d'une cinquantaine d'années aux cheveux châtain clair, avec quelques fils blancs, habillée d'un manteau de fourrure se dirigeait vers elle alors que l'église se vidait. Anna ne reconnut pas tout de suite Elena qui avait quitté son service il y a fort longtemps, avant 1820. - Je suis Elena ! Du château ! Elle n'avait plus l'attitude soumise de rigueur lorsqu'on est domestique mais son visage reflétait la joie de vivre, sans suffisance, ce fut Anna qui manifesta une gêne de se trouver devant celle qui avait été à son service et qui maintenant se trouvait à ses côtés d'égale à égale mais elle se reprit rapidement (Helmut n'avait pas beaucoup connu Elena et ne manifestait qu'un intérêt relatif et répondait à ceux qui venaient s'entretenir de musique avec lui).

Les deux femmes, maintenant tout à l'émotion de leurs retrouvailles étaient visiblement enthousiasmées d'apprendre l'une de l'autre, Anna devait se dire que grâce à sa clairvoyance, une de ses anciennes domestiques (serve !) de la Russie tsariste avait pu atteindre à l'émancipation à laquelle elle avait droit. Nous étions à la fin d'un après-midi du début d'octobre, à l'intersaison, c'est ce qui expliquait qu'Elena portait ce manteau (il fait frais dans les églises). Tout le monde se retrouva sur le parvis de la petite église de campagne (Paris paraissait si loin bien qu'à huit km seulement) : Anna, Helmut qui salua Elena (l'avait-il reconnue ?), Sandra, belle jeune fille blonde, plus grande que sa maman et Paul le mari d'Elena, un homme d'âge mûr aux cheveux grisonnants, de taille moyenne, à l'allure un peu pédante, qui néanmoins essayait de comprendre la situation.

- Nous n'allons pas rester ici pour risquer de prendre froid, nous habitons tout près d'ici, faites-nous l'honneur d'accepter notre invitation à dîner dit Elena.

- Je vous remercie, je n'ose vous tutoyer mais nous le pouvons n'est-ce pas ? répondit Anna.

- Bien sûr répondit Elena (elle était ravie et un peu vexée à la fois, quelques minutes après elles se tutoyaient mutuellement ! Anna fut un peu surprise…) Deux minutes plus tard, ils arrivèrent à un grand portail, un domestique vint ouvrir. Après avoir traversé une cour de dimensions assez modestes qui était plantée de marronniers aux feuilles jaunies de l'automne, ils furent au pied d'une bâtisse assez imposante du XVIIe ornée d'une façade de style.

- Nous l'appelons « le Petit Château13 » dit Elena en français.

- C'est ravissant cet endroit répondit Anna, en russe cette fois, en essayant de cacher son trouble, comment Elena avait-elle pu s'offrir une telle demeure ? Car à n'en pas douter elle ne pouvait qu'en être propriétaire ! Elles alternaient l'usage des deux langues naturellement, le mari d'Elena avait de la peine à suivre, c'est à ce moment qu'Elena revint au français. Tout le monde s'engagea dans le monumental escalier vers les appartements du premier étage où on les fit entrer. Il y avait là un jeune homme d'allure un peu gauche, visiblement intimidé par la jolie Alexandra, il devait avoir une vingtaine d'années.

- Je te présente Anna Ivanova, Helmut et Alexandra de notre chère Russie dit Elena - Enchanté dit Nicolas.

- Voici Nicolas ajouta-t-elle en présentant son fils unique avec une pointe de fierté dans la voix.

- Enchantés, répondirent-ils d'une seule voix.

- Nicolas tu peux t'entretenir avec Sandra si elle veut et si tu veux, tu parles français, Sandra ? Nicolas parle un peu notre langue mais c'est un peu difficile pour lui, dit encore Elena. Paul fit asseoir les invités, la conversation persista, un peu tendue entre le mari et les nouveaux venus mais au contraire très complice entre les deux femmes. Des domestiques s'affairaient à préparer le repas (eh oui ! On a toujours besoin d'eux), les enfants – pourrait-on dire – s'éclipsèrent et lièrent conversation dans le petit salon en aparté. Elena parlait beaucoup, Anna posait des questions, elle apprit que Paul Corbet était associé avec le propriétaire de la faïencerie bien connue de « La Madeleine » à Bourg-la-Reine tout près de Sceaux. Une faïencerie existait dans cette ville mais ne semblait plus au paroxysme de ses capacités, elle se trouvait à quelques dizaines de mètres du Petit Château. Par le passé, les deux établissements avaient eu des intérêts communs. Corbet avait même collaboré aux destinées de celui de Sceaux.

Nicolas que sa mère appelait quelquefois « Nicolaï» commençait à s'intéresser à l'activité de son père, ses études n'avaient pas été très brillantes.

- Il est doué mais un peu paresseux dit Elena.

Anna ne pouvait s'empêcher de comparer les « deux Elena» : la faussement discrète de Russie et l'expansive de maintenant, elle parlait beaucoup et était sûre d'elle. C'est bien ce qu'Anna avait désiré, non ? Donc elle aurait dû être satisfaite du résultat, sans restrictions mais dans son for intérieur, elle ne pouvait s'empêcher de penser que la domestique avait dépassé la maîtresse (ou plutôt avait cherché à la dépasser) mais c'était humain : elle ressentait une petite pointe de jalousie malgré un contentement de soi d'être arrivée à ce résultat, à savoir permettre à une classe longtemps sous le joug d'exister enfin ! Après ce repas où l'élément russe l'avait emporté, il fut temps de se séparer.

- Où êtes-vous descendus ? dit Elena.

- Nous sommes dans une « pension » boulevard des Italiens répondit Anna.

- Êtes-vous à Paris pour longtemps ?

- Nous ne savons pas encore. Ils promirent de se revoir, les femmes s'embrassèrent avec effusion.

Pendant le trajet de retour vers Paris, Anna ne put s'empêcher de penser au destin, était-ce Dieu le destin ? Quelle volonté avait voulu que se rencontrassent Anna et Elena ? Anna n'en voulait pas vraiment à Elena d'avoir été l'instigatrice de la dénonciation d'Helmut pendant la campagne de Russie, n'oublions pas qu'à cette époque c'était la guerre, peut-être aurait-elle agi de même, Elena aimait son pays et elle en avait voulu à Anna Ivanova de recevoir ce Prussien.

Anna et Helmut restèrent beaucoup plus longtemps qu'ils n'avaient prévu, ils quittèrent la pension du boulevard des Italiens et louèrent un appartement rue de Richelieu, Alexandra applaudit à cette décision car elle appréciait beaucoup la vie parisienne et sa liberté, comme ses parents d'ailleurs. Ils avaient souvent joué en duo à l'Opéra Comique, cette année ils ne le purent pas car un incendie avait détruit cet endroit le quinze janvier 183814. Ils écrivirent à Maxime Raskolnikov, lui donnèrent quelques directives en lui laissant leur adresse parisienne, si besoin était de les joindre.

Ils vécurent un hiver « de folie », se rendirent souvent au théâtre, à la Comédie française, au concert ; ils fêtèrent le Noël du 25 décembre et devinez avec qui ils commémorèrent la naissance du Christ selon la tradition orthodoxe ? Avec Elena et sa famille, venus de Sceaux. Ils s'étaient d'abord retrouvés à l'église russe de Paris (avec d'autres compatriotes qui feraient partie de la fête) où ils communièrent dans l'amour de la Sainte Russie. Les jeunes, Sandra et Nicolas semblaient s'apprécier beaucoup plus que leurs pères ! Quant aux dames, elles étaient on ne peut plus heureuses de pouvoir parler de leur pays (surtout à ce moment béni de cette fête de Noël), Elena ne recevait que peu de nouvelles de Russie (elle avoua à Anna qu'elle craignait de ne jamais la revoir), les journaux français en parlaient peu, on ne recevait pas la presse russe – de toute façon elle ne savait pas lire dans sa langue ! – à la différence du français.

Anna et Helmut jouèrent quelques morceaux du folklore russe bien que ce ne fût pas leur «spécialité ». Les jeunes autres invités aimèrent beaucoup ! Helmut et Elena dansèrent ensemble pendant qu'Anna exécutait un air entraînant en solo. On avait bu beaucoup de champagne ce soir-là, Anna aperçut Elena qui susurrait quelque chose à l'oreille d'Helmut, qui sembla en proie à une gêne soudaine. La fête prit fin sur le matin mais il semblait que l'ambiance joviale avait perdu de son intensité. Helmut se retrouva plus d'une fois à converser en aparté avec un des invités : ce personnage de grande taille, aux larges épaules, qui en imposait énormément avec sa moustache grisonnante, ses yeux bleus, sa chevelure poivre et sel.

Quelque temps après le Noël orthodoxe, Helmut s'entretint avec son épouse de la révélation que lui avait faite Elena pendant qu'ils dansaient, lors de leur petite fête, au sujet de son père qui avait toujours beaucoup compté pour elle avait-elle ajouté, or, comme il le savait, celui-ci avait « disparu » du château. Helmut n'avait rien compris mais une sorte de gêne s'était ensuivi entre Elena et lui et ils n'avaient plus dansé ensemble de la soirée… Il fallut bien qu'Anna lui fournisse une explication, ce que jusque là, elle n'avait jamais cru nécessaire de faire.

- Je n'ai jamais eu la preuve que ce soit Nicolaï le père d'Elena qui t'ait dénoncé aux autorités mais tout contribuait à le laisser penser puisqu'il avait même refusé de m'accompagner à Nijni Novgorod or Elena avait appris que tu avais été envoyé au camp de cette ville : il n'y avait que son père qui pouvait le savoir. De plus, il avait signé son crime en disparaissant ! Bien sûr, tu ne savais rien de tout cela.

- Je veux bien croire que son père comptait beaucoup pour elle mais je ne suis pas sûr d'être celui qui devait recevoir ses confidences. ! Même si elle ignorait que je ne savais rien de cette histoire.

- Je comprends ta colère, dit Anna.

- Et selon toi, pourquoi m'a-t-elle dit cela ? Pour que je lance des recherches pour retrouver son père ? Elle n'a pas frappé à la bonne porte, elle aurait mieux fait de s'adresser à toi ! Anna recevait tout cela en pleine figure.

Helmut ajouta :

- Et puis pourquoi crois-tu qu'elle essaie de mettre son fils dans les bras d'Alexandra ? Pour prendre possession du château par enfant interposé ?

- Ne trouves-tu pas que tu vas un peu loin ? Je n'apprécie pas ta façon mesquine de voir les choses, restons-en là, veux-tu ! Helmut malgré tout l'amour qu'il portait à sa femme s'endormit bien triste ce soir-là.

Ces premiers jours de janvier 1839 l'amenèrent à considérer la proposition faite par l'invité du Noël orthodoxe : l'ambassadeur de Nicolas Ier tsar de Russie en France, ce dernier n'ignorait pas le fait qu'Helmut avait fait la campagne de Russie dans les armées de Napoléon. La proposition était celle-ci : devenir attaché de l'ambassade de Russie en France, il avait beaucoup de qualités pour cela, son épouse et lui possédaient un immense domaine à Kalouga ce qui ne les empêchait pas de s'ouvrir au monde par les idées nouvelles que la France avait initiées et le fait qu'ils se « partageaient » entre les deux pays était un atout supplémentaire. L'ambassadeur lui avait ensuite indiqué que le prix de la location de leur logement parisien serait, en partie, pris en charge par l'ambassade de Russie. Helmut s'en entretint avec Anna, celle-ci fut enchantée et encouragea son mari à se rendre à l'ambassade qui se trouvait dans l'hôtel particulier Grimod de la Reynière, rue Boissy d'Anglas15 .

Ainsi leur vie évolua-t-elle encore une fois, Helmut devint un proche de l'ambassadeur Alexeï Dobrotkine. En quoi consistait la fonction d'attaché ? Lorsque Helmut serait en Russie, lors de rencontres avec des compatriotes intéressés par le commerce avec la France, par exemple, il présenterait des opportunités d'échanges commerciaux dans un domaine donné entre les deux pays, lorsque des Russes seraient intéressés il en référerait à l'ambassadeur qui mettrait en relation, Russes et Français. Lorsqu'il serait en France il pourrait bien sûr rencontrer lui-même les personnes concernées.

Un dimanche de printemps, ils expérimentèrent l'aérostation au Champ de Mars en effectuant leur baptême de l'air à l'aide d'un ballon captif, c'est ainsi qu'ils furent parmi les premiers à s'élever dans les airs, ceci en 1839 ! Ils furent enthousiasmés, Anna serrant le bras d'Helmut avec une vigueur inouïe, ce qui lui procura un vif plaisir.

Lors du mois de mai de la même année 1839, la saison des divertissements ayant, comme chaque année, repris de plus belle à Sceaux, Elena eut l'idée d'inviter Anna au bal du même nom si bien décrit par Balzac : on ne pouvait manquer cela !

Anna, habillée de ses plus beaux atours fit pour le moins sensation dans l'assemblée des danseurs les plus mondains qui soient et les autres qui l'étaient moins mais la société de l'époque permettait que des personnes de différentes origines se mélangeassent.

Après une première danse avec son amoureux de mari, elle fut invitée par un grand et bel homme d'un âge certain, plutôt distingué, portant moustache, en redingote et chapeau haut de forme. Anna apprit à son cavalier qu'elle était russe après qu'une conversation se fut engagée, lui se dit très honoré, il en vint à lui dire qu'il était le propriétaire de la faïencerie aussi connue sous le nom de manufacture de Sceaux.

- Je crois que je sais où se trouve votre établissement lui dit Anna, mon amie qui réside au Petit Château me l'a montrée.

- Au Petit Château ? Quelle coïncidence ! Je la connais sûrement, n'est-elle pas russe elle aussi ?

Après quelques danses Monsieur Jullien se crut autorisé d'inviter Anna à sa table ce qui agaça Helmut qui commença de trépigner en compagnie d'Elena. M. Jullien, un peu plus tard se fit un devoir d'informer Anna sur les petites intrigues entretenues par les faïenciers concurrents.

Pour que vous, lecteur, compreniez un peu mieux, ces quelques précisions ne sont pas inutiles : Paul Corbet aurait pu influencer Elena en l'amenant à inviter Anna au bal de Sceaux.

À coup sûr M. Jullien ne manquerait pour rien au monde la reprise annuelle du bal en ce début mai, c'est un homme qui aime les femmes bien qu'il ne soit plus de la première jeunesse. Corbet n'aime pas l'empressement de M. Jullien envers sa femme c'est pourquoi il préférerait que son empressement habituel soit dirigé vers une autre cible potentielle. Paul Corbet a des raisons supplémentaires de ne pas apprécier M. Jullien qui l'accuserait d'avoir fait péricliter son entreprise lorsqu'il y travaillait et comme il n'aime pas particulièrement le couple Anna-Helmut (Anna par sa position envers Elena, Helmut pour de simples problèmes relationnels entre eux, même s'ils sont minimes), ce serait bien s'il introduisait un zeste de zizanie entre Anna Ivanova et Elena.

Cela va de soi : Ce ne sont que des suppositions !

La fortune vient des parents de Paul Corbet, sans eux il ne pourrait disposer de ce train de vie… Alexandre Corbet et son épouse née Perret, fille unique de banquiers, grands bourgeois proches du pouvoir, sont les propriétaires de la faïencerie de la Madeleine de Bourg-la-Reine déjà nommée. C'est là qu'on se rend compte que M. Jullien n'a pas tort quand il prétend que Paul Corbet ne l'a pas aidé et qu'il a encore raison quand il dit que la firme de Bourg-la-Reine lui nuit.

Bien sûr Anna Ivanova ne savait rien de tout cela et apprendra de la bouche de son cavalier d'un après-midi qu'elle ne serait que le jouet de l'esprit de vindicte de Paul Corbet !

On s'était quitté ce jour-là avec une certaine amertume du côté russe.

*

Helmut s'était plus d'une fois entretenu avec l'ambassadeur sur un sujet qui lui tenait particulièrement à cœur : l'exploitation du bois en Russie (il avait même un intérêt personnel). En tant qu'attaché de l'ambassade il demanda à Alexis Dobrotkine s'il accepterait de le mettre en relation avec des Français qui pourraient amener à la Russie des possibilités de déploiement de cette activité. L'ambassadeur parut réfléchir et après un temps il dit qu'il pensait à un homme assez connu en France : Georges Washington de La Fayette16, fils de l'illustre général mort quelques années auparavant.

- Ce Georges Washington, pour ne rien vous cacher, dit-il, participa à certaines batailles de Napoléon mais pas à l'expédition de Russie, il fut sous-lieutenant de hussards17 comme vous (il fit un clin d'œil à Helmut) mais ne put accéder au grade supérieur car Napoléon lui-même y fit obstacle18 car il reprochait à La Fayette son père son peu d'entrain à le soutenir lui, Napoléon. Vous avez compris que Georges Washington de La Fayette m'a plu pour plusieurs raisons, ajouta l'ambassadeur, c'est pourquoi j'ai fait sa connaissance il y a plusieurs années, nous avons beaucoup de sympathie l'un pour l'autre, vous devez vous demander pourquoi je vous dis tout cela mais je fus très proche de lui il y a quelques années (ça me revient : il fut même aide de camp de son père lors de la révolution de 1830). Donc, pour finir, Georges Washington m'invita dans le château natal de La Fayette quelques mois après sa mort (en 1834) et vous allez comprendre où je veux en venir. Cette maison natale du général se trouve dans un tout-petit village de la Haute-Loire, en Auvergne, à plus de cinq cents km de Paris ! À Chavaniac19 exactement. On y arrive : une des « spécialités » des hommes de ce pays (enfin de ce coin du Massif Central) est le débitage du bois, on les appelle scieurs de long et je vous dis tout cela mais je dois vous ennuyer, j'essaie de trouver le nom…

- Non, pas du tout, au contraire glissa Helmut.

- Le nom du petit village (presque un hameau) je l'ai sur le bout de la …Saint Vert ! (vert comme les sapins, les épicéas – les mêmes que chez nous, il n'y a pas que des bouleaux) qui couvrent les pentes environnantes. Eh bien figurez-vous que ces hommes je les ai vus à l'œuvre, c'est un travail harassant, l'arbre est sur un chevalet immense, un homme au-dessus de l'arbre à débiter, l'autre au-dessous (qui reçoit la sciure dans les yeux), ces deux hommes manient une longue scie, ils sont formidables et abattent un travail…je n'ai jamais entendu parler de ce métier chez nous en Russie.

- La Fayette (enfin le fils) vous pourriez reprendre contact avec lui ? dit Helmut.

C'est comme cela qu'Helmut fit le voyage de Haute-Loire, alla à Saint Vert (imaginez !) et put, grâce à Georges Washington de La Fayette (qui traduisait – eh oui ! Car on parle presque uniquement le « patois » dans ces villages reculés, en fait c'est l'occitan, la langue du sud de la France) proposer un marché – un grand mot ! - à ces forestiers. Le marché, vous avez compris duquel il fut question mais rien ne fut réglé ce jour-là (il faudrait en reparler). Les scieurs de long s'adonnent à cette activité pendant l'hiver surtout, dans leur province d'Auvergne mais aussi dans des régions lointaines de France, les Ardennes par exemple, ils reviennent « au pays » pour les travaux des champs (et aussi faire un enfant à leur femme !). S'expatrier si loin ? Jamais on y avait pensé ! Ce serait une autre affaire ! Il y avait bien cet Antoine (Toinou) qui avait des « souvenirs » de Russie, c'est sûr on en reparlerait à Saint Vert…

Encore une fois il fallut rentrer en Russie, ce serait leur futur : faire des aller et retour (à leur âge était-ce bien sérieux ?), ils ne pouvaient se résigner à rester au même endroit, leur cœur serait toujours partagé entre leurs deux patries qu'ils aimaient autant l'une que l'autre maintenant. Au prochain voyage, on parlerait mariage pour les enfants, pourquoi pas ? Et puis il y avait Kalouga qu'on ne pouvait laisser toujours sous la seule responsabilité de Maxime Raskolnikov.

Alors qu'Helmut, revenu depuis peu en Russie, essayait « d'imposer ses marques » lors d'un salon de présentation, en ville, sur des opportunités d'échanges commerciales que l'ambassade de Russie en France avait appuyées, un des participants l'avait apostrophé avec acrimonie en lui faisant remarquer qu'il « n'était pas à sa place » en tant que Prussien des armées de Napoléon. Ce comte Orloff avait fait partie des prétendants d'Anna Ivanova, le ton monta, ils s'approchèrent l'un de l'autre, le comte souffleta Helmut : il faudrait se battre ! Tout fut réglé très vite jusqu'au duel de ce matin. «Seule la nuit fut interminable, elle a été abominable, autant dire que je n'ai presque pas dormi, le peu de sommeil, rien qu'un cauchemar, toujours le même : je suis mort, ma chère Anna déchirée sur mon cercueil, je la vois et essaie de la consoler. Ensuite j'essaie de me reprendre et me dis que je ne suis pas -encore- mort, que je ne serai peut-être que blessé (fin du duel au premier sang versé !) que nous serons -seulement- blessés tous les deux (je n'en demande pas plus... Cette stupide « loi » du duel, en fait je n'ai pas de haine envers lui mais on n'a pas le droit de reculer ».

On n'entendit qu'une seule détonation, les deux coups de feu furent simultanés, un seul tomba : le comte Orloff qui perdit la vie ce matin du quatre septembre 1839, Helmut tremblait maintenant de la tête aux pieds, il n'avait pas senti la douleur qui commençait de l'envahir, sa redingote au niveau de l'épaule gauche était déchirée. Cette émotion qui vous envahit lorsque vous enlevez la vie de quelqu'un, il ne l'avait jamais ressentie même pendant sa guerre napoléonienne pendant laquelle il avait vu des dizaines d'hommes tomber car à ce moment-là on ne savait pas précisément qui avait tué. En même temps il ressentit le soulagement intense d'être encore en vie et d'avoir conservé à Anna son bonheur de vivre. Les témoins du comte vinrent enlever son corps, Helmut ne put s'empêcher d'avoir une pensée pour cet homme qui l'avait provoqué. L'émotion l'envahit encore lorsqu'il aperçut Anna qui accourait vers lui, il faillit se trouver mal comme Anna quand elle comprit ce qui venait de se passer. On soigna l'épaule d'Helmut (c'était très superficiel) ensuite ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre et Helmut lui expliqua pourquoi il avait dû se battre et contre qui, cela ébranla Anna quand elle apprit qui était l'adversaire malheureux. Helmut fut très déprimé dans les jours qui suivirent et il souffrit longtemps sur le plan psychologique des suites de ce duel.

Quand un certain temps fut passé après l'épisode dramatique du quatre septembre, Helmut entreprit de relancer ses activités d'attaché, la construction, l'agriculture, la technologie, on a vu l'industrie du bois, tous ces secteurs étaient « porteurs ». Cette fois il sembla que le ciel voulût aider Helmut Kraussof dans ses recherches d'occasions favorables de rapprochement entre les deux pays. Il put mettre en relation des entrepreneurs russes et français de différents secteurs, on commençait à accepter le fait qu'il pouvait faire beaucoup pour son pays car la Russie était son pays n'en déplaise à certains esprits passéistes. C'est ainsi qu'il présenta une nouvelle fois un projet auquel il croyait beaucoup (ainsi que l'ambassadeur) et qui pourrait avoir une expansion considérable ici en Russie : la turbine hydraulique du Français Benoît Fourneyron20 . Des Français avaient mis en service ce type de machine à axe vertical mue par la force d'une chute d'eau et recherchaient des entrepreneurs russes susceptibles de promouvoir cette invention. Il y eut un écho favorable et Helmut transmit les résultats de ses démarches à Alexeï Dobrotkine.

Pendant l'hiver 1839 -1840 Helmut reçut une lettre de l'ambassadeur qui avait fait le nécessaire auprès des Français fabricants de la turbine, il relatait l'avancement de « notre affaire de scieurs de long ». Georges Washington de La Fayette avait dépêché en Auvergne, à Saint Vert, une de ses connaissances. Ce monsieur, un Auvergnat, avait rencontré plusieurs scieurs de long et leur avait présenté l'éventualité d'une expatriation – provisoire – en Russie. Il semblerait, ajoutait-il que deux ou trois pourraient être intéressés. Il ajoutait qu'un des volontaires présumés, un certain Antoine Totel (Toinou Toutel pour tous, là-bas, nous en avons déjà parlé) avait « fait » la Campagne de Russie et que l'hiver russe ne lui ferait pas peur…

Il fut aussi donné à Anna d'approcher le fils naturel de Napoléon 1er, qui eut cru que notre amoureuse de l'art fusse un jour soutien du fils de l'empereur honni des Russes ? Comte d'Empire depuis 1812, on connaissait celui-ci en France depuis la Révolution de juillet 1830, son nom au complet : Alexandre-Florian-Joseph Colonna-Walewski né de l'empereur et de Marie Walewska, polonaise.

Celui qui fut capitaine dans la légion étrangère, directeur des affaires arabes à Oran puis auteur dramatique, s'enticha de l'idée de faire jouer au Théâtre-Français une comédie « l'école du monde ou la Coquette sans le savoir » dont la première eut lieu le 8 janvier 1840. Anna n'était pas tout à fait une inconnue en ce lieu, elle osa se présenter à l'illustre personnage, on ne peut affirmer qu'ils devinrent de grands amis mais ils s'apprécièrent beaucoup.

La comédie n'eut pas le succès escompté, Théophile Gauthier la critiqua sans se gêner !21

Anna et Helmut se sentaient « comme chez eux » à Sceaux. Ils effectuaient de magnifiques promenades dans l'immense parc, Anna s'était prise d'affection pour les nombreux écureuils qui pullulaient dans le bois qui se trouve de l'autre côté du bassin de l'Octogone, ils venaient manger dans ses mains ! Les personnes bien-nées et quelques autres faisaient du domaine de Sceaux un lieu de promenade privilégié, l'usage de la berline même du carrosse n'avait rien d'exceptionnel, ces véhicules hippomobiles se limitaient plutôt à la partie la plus élevée du domaine : celle qui est proche de l'église et du Petit Château, l'autre portion longeant les cascades, le Grand Canal et le bassin de l'Octogone n'était pas aussi facile d'accès du fait de la pente du terrain pour s'y rendre, ce dont les cavaliers se moquaient bien !

Le château principal (celui du duc et de la duchesse du Maine) aurait nécessité une remise en état, il avait été mis en vente comme «bien national » sous la Révolution, son propriétaire en fit un mauvais usage, il le fit démolir entre 1798 et 1803, donc Anna Ivanova ne l'aura jamais vu. Le monument actuel fut reconstruit au même emplacement à partir de 1856. Le Petit Château, lui, avait toujours été bien entretenu, ce fut (en quelque sorte) la résidence secondaire d'Anna Ivanova et d'Helmut ; de nos jours c'est toujours lui qu'on peut admirer.


                              Des amours impossibles


Le mariage de Sandra et de Nicolaï se déroula à Sceaux en septembre 1841 après que les parents des deux jeunes futurs époux en eussent établi les modalités. Contrairement à ce qu' Anna et Helmut avait envisagé précédemment, c'est-à-dire : Nicolas seconderait Raskolnikov à Kalouga et y résiderait avec Sandra, c'est à Sceaux que les enfants résideront, Nicolas travaillera à la faïencerie de Bourg-la Reine avec son père.

Alexandra et son jeune mari se rendirent en Russie en compagnie d'Anna et d'Helmut le mois suivant, en voyage de noces pourrait-on dire. Il y avait plusieurs années que Filipp avait rejoint Maxime Raskolnikov dans la gestion du domaine.

Alexandra considérait qu'elle avait deux vies : une à Kalouga, l'autre partout ailleurs en Europe et particulièrement en France. La vie de Kalouga elle la partageait volontiers avec son camarade et ami de cœur Filipp mais sur son autre vie elle n'était pas loquace ! Elle ne voulait pas lui faire de chagrin...C'est ainsi que le « pauvre » Filipp ne savait rien des préparatifs ni du mariage récent de Sandra.

Pouvez-vous imaginer le choc que ressentit cet amoureux tellement secret et timide qu'il n'avait jamais osé l'embrasser ? Sauf peut-être dans leur enfance comme les enfants le font si facilement ou lorsque Alexandra se préparait à partir pour visiter d'autres lieux. Il faut bien se dire que Sandra n'était pas une jeune personne écervelée et incapable de sentiments, dans les derniers jours du trajet vers Kalouga cette dernière fut encore plus tourmentée par sa conscience, à tel point que son jeune mari Nicolaï s'enquit des raisons de son mal-être, elle préféra rester évasive. Filipp tressaillit quand les deux jeunes mariés descendirent de berline, il blanchit instantanément, Alexandra fut en proie à un petit malaise, Anna et Nicolaï s'empressèrent auprès d'elle, évidemment la mère ne fut pas dupe, elles s'étaient déjà entretenues de cette « situation ». Sandra alla vers son ami très ému, voulut l'embrasser, il se recula et lui tendit la main qu'elle serra dans les siennes avant d'essuyer une larme…Filipp disparut pendant plusieurs jours, Nicolaï questionnait quelquefois sa jeune épouse, il lui en voulait de n'avoir jamais fait allusion à son petit ami de cœur mais, malgré tout il avait de la compassion pour elle car il savait qu'elle souffrait à n'en pas douter. Quand Filipp revint, Anna et Helmut mirent sur pied une réunion de famille tellement l'atmosphère était empoisonnée. Chacun des deux « prétendants » en apprit un peu plus sur l'autre, Nicolaï découvrit que Filipp était le fils d'une ancienne domestique (n'ayons pas peur du mot : serve !) et l'ascendance de Nicolas fut elle aussi connue de Filipp ! C'est là qu'Helmut lança mi-sérieux mi-rigolard (bien qu'il n'avait pas vraiment envie d'en rire) :

- Vous n'allez pas vous battre ?

Alexandra répondit par le cri du cœur :

- Ah non ! Je vous aime tous les deux.

Elle éclata en sanglots et déclara :

- Pourquoi ne pourrais-je pas aimer deux hommes ?

- Parce que ce n'est pas convenable, répondit Anna.

- Pfut, je m'en moque des convenances !

Ces révélations sur les origines de l'autre laissèrent les deux jeunes hommes pantois, et ils ne ressentirent tous deux qu'une immense compassion l'un envers l'autre. L'ensemble de l'assemblée fut interloqué par les déclarations de Sandra, ses parents furent longs à « réaliser » ce qu'ils venaient d'apprendre de la bouche de leur fille.

Alexandra surmonta son émotion et déclara :

- Ce n'est pas parce que j'ai deux amis de cœur que je suis une « traînée » comme on dit vulgairement pour des femmes comme moi, j'ai deux amours et n'en aurai jamais d'autres.

L'hiver passera, Alexandra essaiera de ne faire de peine à aucun de ses deux « hommes »…Son entourage très proche : ses parents, ceux de Filipp vivront très mal cet état de fait, ses grands-parents, les domestiques commenteront, comme la bonne société de Kalouga !

L'heure de la séparation arrivera pour Alexandra et Filipp car Anna et Helmut décideront de retourner en France dès le mois d'avril et avec eux nos jeunes mariés, Nicolaï devant prendre ses fonctions auprès de son père.

On ne peut concevoir que Sandra et Filipp n'aient pas eu de moments intimes avant le retour vers la France de Sandra, au contraire on peut être certain qu'ils en eurent car cette dernière mit Filipp dans la confidence : « je suis enceinte, mon tendre ami et je suis sûre que tu es le responsable, dit-elle avec un petit rire. S'il ne nous est pas donné d'avoir d'autres occasions comme celle-ci pour nous unir il faut que tu saches que tu es mon premier amour.

À ce moment-là Filipp prononça un « adieu ma chérie », elle cria presque « non, pas adieu ! »

Pendant le trajet sans fin de retour vers Paris la mère et la fille ne manquèrent pas d'échanger des gentillesses comme seules une mère et une fille sont capables, pendant qu'elles sont seules :

Sandra :

- Et toi avec Raskolnikov ?

- Je t'interdis ! veux-tu ? Ce n'est pas la même chose, j'étais désemparée, le général venait de partir pour Saint Petersbourg, Napoléon approchait…Les circonstances étaient différentes, j'ai eu un moment d'égarement c'est tout, tu n'as pas à me juger ! Jamais je n'aurais dû te dire cela.

Au mois de décembre 1842 Sandra mit au monde une fille qu'on nomma Amandine, il sembla que Nicolas ne fut pas dupe mais accepta cette enfant comme si elle était la sienne, les deux époux en vinrent à émettre l'idée d'une séparation, mais on ne parla pas de divorce...Nicolas fit la connaissance d'une jolie Scéenne au bal de Sceaux quant à Alexandra elle ne pensa plus qu'à retrouver son premier amour.

*

En 1846 ce fut l'inauguration de la ligne de chemin de fer entre Denfert-Rochereau à Paris et Sceaux22, la gare se trouvant au centre de la ville, près du marché actuel et de l'église Saint Jean-Baptiste donc tout près du Petit Château, cette ligne (la première « ligne de Sceaux ») amenant les Parisiens au bal de la ville du même nom. Anna Ivanova ainsi que son mari empruntèrent plusieurs fois ce moyen de transport révolutionnaire.

Les voyages entre Sceaux et Kalouga se poursuivirent jusqu'aux années 1850 et le début du règne de Napoléon III puis leur rythme diminua ensuite. Elena et Paul Corbet séjournèrent en Russie à plusieurs reprises (elle avait appris à lire et à écrire le russe). La première fois, Agnessa, ce devait être vers 1839, ne fut pas la moins surprise en reconnaissant Elena ! Elle n'avait plus jamais eu de nouvelles d'elle depuis sa séparation d'avec Anna Ivanova mais Elena avait appris le mariage de Maxime Raskolnikov et de son ancienne amie, serve comme elle dans un autre monde.

Enfin, après que des années se furent encore accumulées alors qu'elle se promenait en compagnie d'Elena et d'Helmut, -ces deux-là s'étaient depuis longtemps « apprivoisés » - Anna sentit que cette promenade le long de l'Octogone serait la dernière...

Quant à Antoine Totel, on dit qu'il est resté dans son nouveau pays et qu'il fut tout étonné de rencontrer des Français dans un village pas très loin de Kalouga, des Français devenus russes…

Anna et Helmut vécurent encore longtemps et en bonne santé. Anna Ivanova passa l'essentiel de son existence à faire le bien autour d'elle, on retiendra que sa grande fierté avait été de participer à l'abolition du servage en Russie, ce sera chose faite définitivement dans les années 1860.

               

                                          Épilogue

Maintenant, bien longtemps après, quand je me promène du côté de l'Octogone et du Grand Canal et que les cavaliers du conseil général veillent et se disent « tiens ! Aujourd'hui,les Jack-Russel de notre promeneur solitaire ne sont pas en laisse » ou bien « ah ! Aujourd'hui, il les a attachés » et que je pense à mes héros : Anna Ivanova, Helmut et Elena Corbet-Valentina et tous les autres, j'en viens à penser qu'ils ignorent que leurs âmes me tiennent compagnie : je ne suis pas seul.


Notes

1Anna Ivanova née Fédérova (d'une famille noble), épouse du général comte Ivanov, avait connu dans son enfance le jeune Helmut Krauss fils d'un hobereau prussien vivant en Russie.

2Situé à deux cents verstes de Moscou environ, au sud-ouest (une verste équivaut à un tout petit peu plus d'un kilomètre).

3Le Quid : batailles napoléoniennes

4Wikipedia : départements du Ier Empire.

5À partir de 1815, la Prusse « récupéra » les départements français d'Allemagne, la Pologne devint russe.

6Encyclopédie Larousse

7Anja : diminutif russe d'Anna, utilisé aussi en Allemagne.

8Sur  musicologie.org

9Wikipedia

10Wikipedia

11 Julienne de Saxe-Cobourg-Saalfeld (Wikipedia)

12La Voix de la Russie.

13Il avait appartenu à Colbert, ce ministre de Louis XIV l'intégra à son Domaine de Sceaux (Wikipedia)

14Bibliographie : Wikipedia (la Salle Favart sera reconstruite plus tard).

15Biblio : Dans le secret des ambassades.

16Georges Washington, premier président des Etats-Unis d'Amérique fut son parrain (Wikipedia)

17C'est la réalité.

18C'est encore la réalité.

19Prendra le nom de Chavaniac-Lafayette en 1884 (Wikipedia).

20Histoire des turbines.

21Wikipedia et Larousse du dix-neuvième siècle

22Wikipedia














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