Annales de l'écrit et de l'oral

Gabriel Kayr

Point virGule

N'en déplaise aux fâcheux, Internet a remis l'écrit au goût du jour, bien qu'on ait longtemps pensé que les anciennes Nouvelles Technologies le tueraient. Or, grâce au courriel, aux forums, aux Blogs et à la tendance naturelle à chacun de croire que ce qu'il rumine en se rasant les poils mérite d'être lu par ses concitoyens, ou même à la tendance encore plus répandue de dégainer son clavier pour conchier les contradicteurs et larder les billets des autres de ses navrantes vitupérations de nombriliste universel, l'écrit a retrouvé un lustre et une vigueur perdus sous l'étouffoir des formules compassées, mais qui ne passent plus.

Cette restauration a d'ailleurs révélé l'étendue de la défaite subie par les profs face aux pédagogues, qui ont fait du bien au pays en interdisant les dictées et diluant la grammaire dans la linguistique, entre autres rites sataniques. Or la grammaire, comme la moutarde, est meilleure à l'ancienne. Loin de moi l'envie d'idéaliser le passé, mais sans remonter à Jules Ferry, je me souviens qu'en CM2 on avait droit à une dictée par semaine, et parfois, lorsque notre bon maître était absent, une certaine mademoiselle Peyrrrat, terreur Toulousaine à l'accent rocailleux, nous ajoutait à ses élèves pour une journée d'ethnologie, tant nous avions l'impression en traversant le couloir de changer de continent. 

Notre bon maître était chauve, sévère et sympathique. Elle était sévère, antipathique et trop maquillée. Mais dans sa classe, personne ne remuait, et s'il nous arrivait d'oublier un cahier, un livre ou une leçon, la sanction était aussi rude qu'inflexible : « quatrrre verrrbes oublier ! ». Ca signifiait que pour le lendemain il fallait se conjuguer quatre fois le verbe « oublier » à tous les temps tous les modes. Deux heures de travail environ. Ce soir-là, les doigts faisaient mal, et on mangeait en vitesse. Avantage collatéral : on avait écrit au moins quatre fois dans sa vie « que vous oubliassiez » et « qu'il oubliât », et on savait que les verbes du premier groupe ne prennent pas de « s » à l'impératif : on écrit « oublie », tel quel. Plus tard j'ai « oublié » que j'avais appris à lire selon la méthode semi-globale. Comme quoi, y'a quand même des trucs qui marchent, ne me prenez pas pour un nostalgique des hussards noirs, mais j'avoue que la phrase « l'apprentissage structuré des principes d'organisation transphrastiques des modalités énonciatrices » m'a rarement fait durcir, sauf à l'idée d'en buter l'auteur.

Donc Internet a dévoilé à tous le bas niveau d'appropriation de l'écrit produit par notre système éducatif. Ici je pourrais glisser une remarque fine à propos de notre ex-Caudillo bien-aimé, Dieu lui prête vie, car la (Carla ?...) faiblesse de son exemplarité doit beaucoup à ses considérations sur la princesse de Clèves, mais je m'abstiendrai : mon propos est ailleurs. On notera utilement qu'il existe en entreprise des « coaches en orthographe » et qu'on innove en proposant des cours de grammaire à l'université. Ça tombe bien, je cherche du boulot.

 Je suis donc, vous l'aurez compris, attaché à la forme écrite de l'expression. Ce que vous savez moins, et je ne vous en veux pas, c'est que je voue le même culte à l'oralité. D'ailleurs c'est drôle, en écrivant « c'est que je voue », mon correcteur orthographique souligne le verbe d'un zigouigoui bleu, et me propose de corriger par « c'est que je vous ». La phrase donnerait donc : ce que vous savez moins, c'est que je vous ... De fait, vous le savez, ça aussi, que je vous ... Surtout les dames ... Bref. Je maintiens donc « je voue », et passe à la suite.

L'oralité, hélas, vient d'en prendre un coup sur la tronche, et de la manière la moins attendue qui soit. En effet, après la généralisation des contrôles automatiques de vitesse, l'interdiction de fumer en public, la prolongation de la durée du travail, le renforcement de la vérification des arrêts maladie, l'augmentation des impôts, la suppression des tournées des facteurs ruraux ; après le HIV, la grippe A d'Aubigné, le H1N1, le FMI, la HADOPI et le Chikungunya (en Auvergne on dit ChikunBougnat et mon correcteur orthographique n'en peut plus de souligner), c'est prouvé, c'est scientifique, c'est attesté : le risque de développer un cancer de la gorge est trente-deux fois plus important chez un adepte du sexe oral que chez le triste abstinent qui jadis vous tamponnait à la frontière suisse. A condition qu'il fût également non-fumeur et non alcoolisé, d'où sa tristesse, qui venait en sus de son helvétisme chronique.

Pour que ça rentre bien, je vais me répéter, en citant l'article médical qui m'accable : « Il semble que dans le cas du cancer de la gorge, la contamination par un papillomavirus multiplie par trente-deux le risque de contracter la maladie. Par ailleurs, [...] les personnes ayant eu des pratiques sexuelles orales avec plus de six partenaires ont neuf fois plus de risque de développer un cancer de la gorge. Le tabagisme, lui, multiplie « seulement » ce risque par trois et l'alcoolisme par deux virgule cinq. » (Dépêche AFP, 20 février 2011).

Si vous avez en tête les premières mesures du Requiem de Mozart, voici l'instant de vous recueillir. Sinon, allez le lancer avant de continuer, c'est la musique qui convient. Bien.

Prenons le temps de méditer sur la tristesse du monde.

Et notons en préliminaire que le cancer de la gorge n'est pas très cool. Vous avez revu une interview de Duras, ou Andy Garcia vieux dans Dead Again ? Bon. Donc vous savez que c'est dangereux. Or le cancer d'un type dangereux, c'est toujours plus grave que la chaude-pisse d'un type sympa.

Ensuite, c'est le moment de faire vos comptes. Plus de six partenaires à l'oral ? Je sais pas vous, mais moi je suis bon. Et je compte que les filles. Parce que si j'ajoute leurs mères, ça double, forcément.

Enfin remarquons la déconcertante facilité avec laquelle ces statistiques s'impriment dans nos neurones apeurés : plus de six partenaires = neuf fois plus de risques. La proximité de ces deux chiffres laisse songeur : 6 = 9. Le signe égale figure la nouvelle clôture qui désormais nous interdit l'accès aux pâtures merveilleuses. Il vaut assignation à levrette, comme qui dirait, et non plus à comparaître. Quand la sécheresse des statistiques se double d'une telle puissance graphique d'évocation, le libertin se reboutonne, l'impie ploie, le fidèle a les louïas. Seule Zerline s'en branle, parce qu'elle ne sait pas lire.

Triste époque.

Marquons d'un voile de deuil cette date fatidique du 20 février, car c'est ter-mi-né (d'où le Requiem). Ce qui faisait ma joie, mon Amérique à moi, la lichette perlée, le French Kiss TM du bas, le grand embouteillage, le pèlerinage à Lourdes, le renard du dessert, le plombier polonais, tintin ! Et je passe sous silence le calumet branlant, la cachotte succulente ou la très surfaite embouchure du delta. Tout cela va finir aux oubliettes, à moins de consentir (irresponsables !) ou de contribuer (aveugles !) à creuser encore le trou de la Sécu avec la langue, qui ô surprise est moins dangereuse par les conneries qu'elle débite que pour les cons qui l'adorent.

Je suppute que mes compatriotes ne s'en laisseront pas conter, et que l'esprit français, cette magnifique revanche libertaire et ludique, se gaussera et continuera quoiqu'un peu moins tranquillement, avec un peu plus d'arrière-pensée, à pratiquer les mamours de la margoulette. J'en sais qui ne se mettront pas au régime sans mises en bouche. Des réfractaires d'aujourd'hui pourront même, puisque c'est maintenant casse-gueule, les adopter par pur esprit frondeur ; dans ce cas, attention à la fébrilité des débutants, un accident est vite arrivé. Mais probablement, à chaque nouvelle rencontre, en plus de se comparer les profils ou de se questionner à n'en plus finir (du genre : si je paie le dîner, elle va croire que je veux l'influencer...) la seule question qui va nous obséder sera : est-ce que le risque en vaut la chandelle et si oui qui va la tenir ?

Déjà qu'Attali veut faire interdire le tabac, et Touraine la vapoteuse ! Par parenthèse, on ne peut tout à fait le blâmer, car enfin nos addictions engraissent quand même les cigarettiers, et l'Etat est le premier hypocrite dans cette affaire. Si le tabac est plus mortifère que le Mediator, alors en bonne logique il devrait être interdit. Sauf que le précédent de la prohibition américaine incite à la prudence politique. Talleyrand disait : « Quand le peuple est roi, la populace est reine ». En démocratie, le peuple est roi, sur le papier. Donc il faut de quoi distraire la reine : licence de s'alcooliser gentiment, interdiction de se goudronner dans un lieu public, VOD, smartphones et Coupe du Monde pour tous, et - mais pour combien de temps encore ? - indifférence parfaite aux pratiques en chambre adultes et consenties. Moi je vous dis : profitez-en, pas certain que ça dure ! Au train où ça va, seule la consommation a encore un peu de crédit...

Car trente-deux fois plus de risques... Rendez-vous compte ! A ce niveau de danger, on n'échappera pas à la campagne de sensibilisation. On aura un jour, triomphe de la logique comptable, imprimés sur le devant des strings et des caleçons, des images choc de cancer bien mûrs, comme sur les paquets de cigarettes. Les lots de préservatifs annonceront « le cunnilingus nuit gravement à la santé ». Ardisson ne saura plus quelle question poser. Vous l'imaginez demandant à Roselyne Bachelot « est-ce que sucer c'est tromper ? » et elle de répondre : « C'est surtout déconseillé, et la France vient d'acheter soixante-dix millions de vaccins contre les papillomavirus. Pour la distribution, celles et ceux qui ont pratiqué pompiers ou lichettes depuis moins de trente heures seront traités en priorité, et doivent aller faire la queue au CHU de leur région ». En moins de deux, la salle se vide... Puis des affiches en 4x3 vont couvrir nos murs en nous incitant « à pratiquer avec modération  ». Dans les soirées, le (la) tristounet(te) de service refusera des avances par un « je suce pas, c'est moi qui conduit ». On aura des restos « non suceurs », dont je n'ose imaginer la signalétique, qui barre déjà de rouge une cigarette au bout fumant. Horreur !

Je comprends mieux maintenant le lapsus de madame Dati, d'inflation en fellation. Elle, toujours bien introduite, devait déjà savoir, c'est évident ! Ça la turlupinait, cette brave femme, elle n'était pas à ce qu'elle faisait, elle songeait certainement que la nouvelle, qu'elle avait gardée occulte et à l'élu de son cœur, allait singulièrement monophaser leurs rapports. Déjà que c'est non-fumeur à l'Assemblée, l'idée de ne plus compter que sur ses doigts a dû la retourner. Si même la langue des élites se met à fourcher, c'est que vraiment l'heure est grave.

Quant à moi, ma décision est prise. Puisqu'on me sucre l'oral comme on décroche les boules après les fêtes, je vous laisse deviner à quels égarements je consens pour nonobstant pimenter la chose ... en attendant un probable rapport médical qui nous interdira derechef cet ultime et ombreux sentier. 

Je vous …

Signaler ce texte