Années vin blanc

croisic

Le 1er envoi étant illisible... je réitère !

Années 1960... les hommes sentaient le vin blanc, même toi mon père, les femmes sentaient la mauvaise humeur.

J'ai le souvenir d'une ronde parfumée, colorée, immuable...qui se déclinait en jours, semaines, mois, saisons, je ne savais pas compter les années.

Le personnage quotidien, c'était vous Mr Seguin, dans votre uniforme des Postes, avec votre vieille bicyclette et votre énorme sacoche de cuir marron. Vous étiez très fier de votre fille qui allait devenir institutrice et vous n'acceptiez le « coup de blanc » que le jour du mandat.....tu vois petite, l'instruction y'a qu'ça de vrai.... Contre une signature au bas d'un carton beige, il remettait à Mère quelques billets qu'elle pliait toujours dans le sens de la longueur, alors qu'elle les rangeait dans une boîte ronde.

Chaque mois nous avions deux visites hautes en couleurs.

D'abord, l'encaisseuse des Dames de France qui arrivait à toute vitesse dans sa Dauphine dorée. Eté comme hiver elle était chaussée de bottillons fourrés d'une extrême laideur, avec une fermeture éclair sur le dessus. Ses maigres mollets étaient emmaillotés dans des bas « mousse » beiges et tire-bouchonnés. Elle avait des lunettes noires et tirait sans relâche sur un fume-cigarette, doré comme son auto. Son rouge « baiser » filait dans le réseau de rides qui entourait sa bouche crispée autour de cette cheminée improbable. Sa voix éraillée me donnait frissons et nausées car l'odeur qui s 'échappait de sa bouche était plus proche du vomi que du vin blanc.

_ Alors ma chérie...ta mère t'a donné les sous ? Voilà la quittance du mois. Elle vacillait, se reprenait, sortait un vaporisateur de son sac, pchhht....Soir de Paris de Bourgeois. La chatte noire se réfugiait sous la table en soufflant bizarrement. Moi, j'étais aux anges. N'oubliez pas de revenir le mois prochain, Madame machin.

Puis c'était l'employé des assurances, petit homme délicat, très mince, dans un complet gris impeccable, avec un béret noir et des pinces pour tenir les jambières de son pantalon, car il venait en vélo Solex. Il appuyait avec mille précautions son noir destrier contre le lilas du jardin, puis enlevait ses pinces, frottait son pantalon, lissait les plis, prenait son cartable de cuir et arrivait à petits pas jusqu'à la porte d'entrée. Je le guettais, car Mère m'avait remis le cahier où je devais coller les vignettes de l'assurance-vie qu'il allait me remettre en échange de quelques billets. Cela semblait très important. Il s'asseyait après avoir toussoté longuement. Muumm ! Aurais-tu un petit verre de vin blanc ? Il fait chaud. De plus en plus chaud cette année, n'est-ce pas ?

La visite que j'attendais, se passait toujours à l'automne..... il arrivait dans son vieux pick up à ridelles, noir comme le charbonnier qu'il était.

J'étais amoureuse.

Tout était sombre chez lui. Sa tignasse bouclée, ses yeux, sa peau, son marcel qui dévoilait des aisselles incroyablement velues, par dessus tout, j'aimais son odeur corporelle, mélange de sueur, de poussière de charbon, de bois et d'un je ne sais quoi d'inconnu qui me faisait battre le cœur. Je l'accompagnais jusqu'au tas de charbon au fond du jardin en admirant ses fesses et son dos dont les muscles roulaient sous l'effort du portage des lourds sacs de coke et des fagots de bois. A mon retour, Mère disait que les chiens ne faisaient pas des chats. Lui, refusait toujours le verre de vin blanc, c'était le plus distingué de nos visiteurs.

Mon préféré s'appelait Jean Sud. J'apprenais justement les points Cardinaux ! C'était un copain de mon père, pas de ma mère. En général, il arrivait le dimanche matin vers 11h00.

Mère disait : Tiens ! Il est pas tout seul le Jean ! Ah bon ? J'voyais personne d'autre. 

_ Bonjour ma poule ! Hum ! Tu sens bon dis-donc

_ Bas les pattes Jean, touche pas la petite !

_ Il me collait des baisers « vin blanc » au coin des lèvres et j'aimais ses regards sur la fillette que j'étais.

Même le dimanche il gardait son habit de peintre en bâtiment en coutil blanc, couvert de taches de couleurs. Il sifflait tout le temps des airs merveilleux, il appelait ça 'son opéra ». J'ai depuis, toujours confondu la couleur et la musique. L'humeur joyeuse et la poésie naturelle de cet homme ont modelé ma perception du beau.

Un dimanche, ou comme d'habitude il avait détourné mon père du carré de légumes à désherber pour l'entraîner chez Hébras, boire un coup, les deux compères me firent grimper dans la vieille guimbarde de Jean. Nous sommes allés dans une ferme. Deux petits vieux m'ont donné une cage en bois, peinte en vert, avec à l'intérieur deux serins jaunes, jaunes comme mes taches préférées sur l'habit de Jean.

Au retour, j'ai juré à Mère que nous n'avions bu que de la grenadine, c'était vrai, nous avions tous les trois des moustaches rouges.


 

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