Antéchrist IV

hugues-stephane

Nouvelle vie

Après avoir repris ses esprits, Jacques se remémora la scène dont il avait bien du mal à croire la véracité.

Dans une telle situation, il n'y a qu'une solution : prendre de la hauteur, faire le point. L'homme, encore jeune, prit la mesure de l'histoire de sa vie depuis le décès tragique des siens. Après des études d'ingénieur, une année de villégiature en Australie et une autre en Nouvelle- Zélande, Jacques avait, dès son retour à Paris, végété encore quelques années en sorties mondaines et autres chimères, consumant les dernières gouttes de sa sève juvénile. A cette époque, l'argent ne lui manquait pas et tout lui seyait dans son studio de la rue Mouffetard.

Il vécut d'escapades nocturnes, de cinémas, de théâtre, de réflexion sur la nature, à propos des autres, au sujet des gens qu'il observait. Il s'était complu dans le regard qu'il portait sur l'humanité au détriment de sa propre existence, spectateur assidu de l'arrogante auteure, des passions qu'elle dictait aux êtres, qu'elle soumettait au filtre de sa conscience. Et pourtant, il ne parvenait point à démêler l'intrigue impénétrable de cette mise en scène facétieuse et cruelle. Servie par la déesse de la nécessité et du destin, par la révolution du fuseau des vies, elle œuvrait en scribe au-delà des efforts sa pleine intelligence. Cette humanité, à laquelle il attribuait milles yeux et des millions d'effets parmi eux, faisait corps et âmes, en une seule entité. Il cherchait à approfondir ses nuances pour, espérait-il, n'y découvrir qu'un seul regard composé.

Combien d'heures n'avait-il donc passé aux terrasses des cafés parisiens appliqué à déchiffrer, à traduire l'allure des passants, à tenter d'analyser le sens de leurs vies sous le scalpel de son esprit, se faisant le temps d'une seconde le témoin clandestin de leur joies, des rancœurs passagères, des violences et des histoires amoureuses sans lendemain. La vie l'avait bercé doucement, jusqu'à cette journée merveilleuse qui le mit en contact avec l'être le plus extraordinaire qu'il ait jamais connu, Angéline. Advint, la catastrophe familiale qui mua sa destinée loin de la belle, comme l'écosystème d'une planète aux pôles retournés par une apocalypse fulgurante. Il lui en avait fallut du temps pour se remettre de cette mélancolie qui le rongea, le tanna de l'intérieur tant était vive la douleur d'avoir perdu la seule famille qui lui restait. Plus d'oncles, ni cousins, ni frère et sœur, ni grands parents. Il était seul au monde.

A partir de ce désœuvrement il erra tel un bateau sans proue. Ses heures perdues dans l'éphémère, loin du travail, pilier central dans l'existence de ses congénères, lui avait laissé de l'éther dans l'âme. Bien qu'il vécu alors dans l'appartement hérité, ayant délaissé son studio de la rue Mouffetard, l'absence de revenus se fit sentir avec force, car l'entretien d'un tel bien nécessite un minimum de subsides. La succession en numéraire, issue des comptes bancaires fut entièrement siphonnée.

Les soucis financiers l'avaient assailli à un point tel qu'il dû se résoudre à trouver un emploi à près de 26 ans. Ce fut un miracle vu la conjoncture de ce début de siècle. Il s'agissait d'un poste d'ingénieur informaticien dans un groupe spécialisé en recherche et développement sur la création de processus intégrés.


Malgré les difficultés du marché de l'emploi, il avait repris le chemin de la vie sociale en dénichant ce poste d'ingénieur à « Dématworld », société dont les actionnaires principaux étaient américains. Au début, le travail lui parut un carcan insupportable car jamais il n'avait eu, même dans le cadre d'un simple stage, une autorité professionnelle à subir. Plus, grâce au réseau professionnel médical de son père, il avait échappé au service militaire, encore en vigueur fin du vingtième siècle alors qu'il avait dix-huit ans. C'est grâce à son ami Jean Potains qui l'avait recommandé avec insistance que Jacques dénicha cet emploi. Malgré leurs différences sociales, ils s'étaient parfaitement trouvés, et leur amitié formait un bloc indestructible. Jamais il n'aurait cru que ce mouvement de délocalisation atteindrait des activités de recherche telles que celles portées par «Dématworld».


Tous les livres spécialisés, de spécialistes, entre spécialistes, pour spécialistes, et autres experts médiatiques l'avaient expliqué de long en large... Les vocations massives d'ingénieurs soutenues par l'éducation nationale dès la fin du vingtième siècle avaient fini par créer un trop plein. Indiens et chinois n'avaient pas attendu pour se former également aux nouvelles technologies. Dès lors, cette main-d'œuvre qualifiée se trouvait également soumise à la concurrence internationale. Le jeune homme avait compris que plier l'échine, être le servant des volontés de la hiérarchie à l'encontre de ses collègues lui permettrait de sortir de la masse servile. A force d'abnégation et de brio il y parvint en un temps record. Après deux années, il obtînt les responsabilités de chef de division du groupe sur l'activité « Virtualisation médicale ». Certes, outre un zèle et une loyauté coupable envers ses supérieurs - facteurs hautement nécessaires dans un destin professionnel - les évènements du sort avaient aussi apporté leur contribution. Un jet privé affrété par « Dématworld » à destination de Rio, s'écrasant avec plusieurs des cadres supérieurs de l'entreprise, sans aucun rescapé, suivi d'une béance hiérarchique dans l'organigramme, et par le besoin impérieux de trouver un professionnel opérationnel immédiatement pour diriger une équipe dans un domaine scientifique précis, avaient fini de parfaire son ascension. Il fut propulsé ainsi avec Frédéric Pilard et Victor De Meinard à la tête de l'un des trois départements de la firme. Il devint en prime le supérieur hiérarchique de Jean Potains au sein du département « Virtualisation médicale », ce qui eut le mérite de ravir les deux amis puisqu'ils n'auraient plus à se quitter. Evidemment, Jacques saurait se montrer conciliant avec lui. Les deux autres départements portaient sur les domaines de compétences concernant la « Virtualisation ludique », et la « Virtualisation militaire ».


Une forme de cynisme immature s'associa à cette réussite extraordinaire, d'apparence inexorable. Il aimait à croire, par un sentiment mystique, que ses chers parents morts dans l'avion qui se rendait à New York, avaient œuvré sur l'écheveau de la destinée, appelant ces cadres auprès d'eux selon le même mode tragique opératoire, ce qui facilita grandement sa promotion, lui livrant le sceau de son parcours fulgurant. Ainsi, il regardait toujours en l'air avec un sourire complice quand se dessinait une trace laiteuse en forme de strie au travers le bleu du ciel. Il faut dire que ses qualités d'arrivisme et d'adaptation furent extraordinaires ; il s'adapta prodigieusement à ce monde sans foi ni loi du début des années 2000, tout entier constitué en flagorneries, en jeux de rôle ; monde qui ne saurait être considéré comme pire que ceux des siècles précédents, mais plus retord, plus hypocrite car drapé par les oripeaux de la démocratie, béni par l'onction de la souveraineté populaire, gorgé par la sève débordante des mamelles chéries de l'égalité, de la fraternité, et de la liberté. Jacques prouvait une forme acérée d'adaptation et d'intelligence, évoluant efficacement dans les théâtres de la réalité professionnelle. Il gravit tous les échelons un à un. Il voulut donner des ordres, lui qui n'en avait jamais supporté la pression, et fut mis en capacité de le faire. Mieux encore, il excella dans l'exercice, prouvant qu'il n'y a pas de lien entre le dédain à subir l'autorité et sa pratique.

Et qui sait, peut-être ce caractère, s'il est bien caché pendant le temps de l'ascension, serait-il favorable à la prise de pouvoir, mettant en lumière l'une des clés possibles de la réussite, tel que, de ces parcours d'exception est issu un des principes faisant loi, que la conquête d'une position dominante ne peut être précédée d'un appétit à la soumission.


Dans son adolescence, Jacques fut un garçon sage, naturellement curieux. Doux et calme, apportant pleine satisfaction à sa mère, il procurait aussi une grande fierté à son père. Doté d'un esprit très rationnel, il n'en demeurait pas moins à l'écoute de toutes formes de savoir dans lesquelles il nourrissait cette qualité principale, échappant à la rectitude, l'appauvrissement cartésien, enrichissant même ces facultés d'analyse par un esprit de synthèse hors du commun. Il s'éprit de poésie et de lecture vers treize, quatorze ans, qu'il continua d'assouvir avec son ami Jean quelques années plus tard. Ce dernier était aussi un fervent amateur de lettres, bien qu'il suivît une formation de sciences dures comme lui. Jean s'était essayé à l'écriture et son penchant trop poussé vers la littérature l'avait pénalisé dans ses études scientifiques, achevées péniblement, contrairement à Jacques. L'ami avait certainement fait un mauvais choix d'orientation, soucieux de trouver un emploi. De par la mort tragique des parents de Jacques, nous avons pu approcher et imaginer des souffrances, qui ne peuvent toutefois être rapportées aussi vivement que le vécu de notre héros, et la réalité de son malheur.


Depuis lors, il n'avait jamais revu sa douce Angéline, après s'être écarté du monde des vivants pour retrouver le goût à la vie ; elle avait disparu, s'était volatilisée. Désormais, prêt au départ pour la Moldavie, il devrait quitter son appartement parisien coquet pour un coin reculé, en retraite de la civilisation. Le grand duplex se situait dans le huitième arrondissement de Paris, rue des Bourdonnais avec parking et jardin en rez-de-chaussée, à deux pas du Champ de Mars.

Jacques devrait se résigner à rayer ce lieu privilégié dans lequel il avait réussi tant bien que mal à se reconstruire pendant les deux années de déprime. Cet appartement, celui de ses parents, qui restait un lien matériel fort entre eux et lui, où il les revoyait dans chacune des pièces, un millième de seconde, dès que tintait la vieille horloge dressée dans l'entrée, il était dans l'obligation de le vendre pour assurer un équilibre financier à la nouvelle 40 vie étrangère qui s'imposait à lui. Certes, mais finalement quand il y pensait bien, cet endroit représentait aussi la chrysalide de son malheur, une chapelle du quotidien.

Après être sorti du rite imposé par la dépression, il était né sur de nouvelles bases, et bien qu'amputé des êtres aimés il était de nouveau valide pour affronter la vie. Aussi, se débarrasser de cette enveloppe immobilière et passer à une nouvelle étape pourrait être positif pour son propre renouveau intérieur. Cela lui donnerait l'occasion de tourner définitivement la page de cette période traumatique.


En ce moment terrible de la vie, où le sol du destin devient mouvant, aspirant comme une tourbière fatale, son for intérieur devenait instable. Dès lors qu'il plongeait son regard pensif vers le tableau vivant d'une fenêtre, dans les chromes des cieux flottant au-dessus des pelures civilisées de la terre, il voyait en ces bleus, celui brillant des yeux de son père, se sentait le cœur encore chaud du sourire tendre et bienveillant, ressentait sur ses mains, ses joues et son front, la suite des caresses maternelles. Ressuscitant les douceurs de l'enfance, sans volonté du présent, il se laissait assaillir par les échos du souvenir des sens.

Dans cette ouate de la mémoire, mêlée aux nuages défaits par les traits pastel de la toile aérienne, il pouvait ressentir l'étreinte affectueuse de sa mère. Le ciel qu'il fixait ainsi mélancolique, comme un lac à la surface plane et frissonnante par endroits, qui semblait parcouru par d'infimes siphons engloutissant l'écume des nuages vers d'autres dimensions, délestait l'essence de son âme avec tant de langueur que son visage retombait sous le relâchement des fils du marionnettiste, lequel avait choisi de le reposer un instant, avant de lui faire subir d'autres jours, malheurs et plaisirs.

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