Anton Tchékhov
bobo29
Alors elle servit son corps à ce chien comme elle l'eut fait d'un morceau de viande. Sans un souffle, sans un mouvement, elle reçut la bête en elle. Au creux de ses reins se déchaînait l'immondice procréateur. Elle la regardait droit dans ses yeux d'un bleu scintillant, purs comme le saphir, opaques comme la Baltique, froids comme la glace. Un râle long et sonore, animal ; la bête éructa de plaisir. Sa tête s'abattit contre la sienne. Elle sentait la chaleur de son haleine enivrée près de son oreille droite. La bête s'endormit.
Elle se dégagea de son emprise, se leva du lit et se dressa devant la vieille psyché en bois de sa grand-mère. Elle fixa le miroir. Un long corps fin, des cheveux lisses et brun, un tatouage de plume à l'aine, des noisettes sous les sourcils, de petits seins en forme de poire, une jeunesse à peine élucidée se dégageait en somme de cette silhouette plongée dans la pénombre de la petite chambre. Elle avait à peine dix-sept ans, dix-huit tout au plus.
Chaque fois c'était le même rituel, elle se plantait droit devant la vieille psyché en bois et restait toute la nuit durant fixer le miroir, sans un mot, sans un mouvement. Ces bêtes, elle les guidait dans ce lit, en usait et les renvoyait. La même rengaine, inlassable, irraisonnée. Elle ne cherchait rien, n'avait aucun but précis à cela , pas même une once de satisfaction à en tirer. Elle le faisait, c'est tout. Elle le faisait parce qu'elle le pouvait. " On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans", elle connaissait les vers du poète, une véritable doctrine, une idéologie pour laquelle la lutte n'était pas nécessaire. Le pouvoir elle l'avait, sa révolution elle ne la ferait pas, elle n'avait pas à la faire. Taciturne pourtant, elle ne faisait d'autant moins de vague qu'elle n'en avait cure que les gens la voient. Elle ne crachait sur rien, n'était pas révolté, le monde était aussi stable qu'une table aux pieds branlants et alors ? Il en va ainsi, tout n'est pas si mal d'ailleurs, disait-elle.
La bête respirait fort. Parfois il lui semblait qu'elle se réveillait. Le réveil affichait 5:27. Dans trente minutes le réveil sonnerait et une nouvelle semaine commencerait. Dans trente minutes elle replongerait dans le marasme de la vie quotidienne. Quand on a dix-sept ans l'opinion publique est d'avis que la vie est simple. Alors soit, pour elle la vie serait simple.
When the night... Has come... And the land is dark... And the moon is the only light we see... No I won't be afraid... No I won't be afraid...
Elle avait pris son lecteur mp3 sur la table de chevet et s'était assise devant la vieille psyché de bois, le niveau sonore réglé à neuf sur trente. Ben E. King ,dans les oreilles, enfumait la petite chambre d'une ambiance digne du début des années soixante. Elle balançait la tête de gauche à droite au rythme lancinant de la mélodie.
Stand by me... Ohoho Staaaand byyyy me... Wooh stand now.. Stand by me...
6:00. Le réveil sonna comme prévu. La bête poussa plusieurs grognements de désapprobation. Elle ne lui dit rien, lui laissa un mot lui donnant la conduite à adopter avant de s'en aller, se maquilla, se brossa les dents, pris son sac, ses affaires de cours et ferma la porte derrière elle.
Elle aimait flâner dans les rues à cette heure-ci. On ne savait pas s'il était tôt le matin ou tard le soir. C'était comme une sorte de no man's land entre le jour et la nuit, l'ombre et la lumière. Elle s'y plaisait. Elle s'y reconnaissait je crois. Elle marcha vers le même endroit que d'habitude, une sorte de hauteur qui domine la ville. De là, elle voyait tout et personne ne la voyait, parfois lorsque passait une automobile en contrebas elle faisait mine de la saisir entre ces doigts et de la faire avancer. Emmitouflée, un bonnet cramoisi vissé sur le crâne, elle sortit son attirail de dépendante chronique à la nicotine ainsi qu'un petit sachet verdoyant et odorant. La mélodie se ralentit alors, marquée par le skank de la guitare tandis qu'une voix grave brisa le silence hivernale :
One looooove , one heart, let's get together and be alright...
Elle aimait les lundis matins pour ce rituel. En général un être humain voue une haine indescriptible aux matins, aux lundis et pire, aux lundis matins. Pas elle. Vers 7:30 elle descendait de son perchoir et se rendait à la boulangerie s'acheter un croissant. Ce matin là, en sortant de la boulangerie, un petit chiot vînt lui renifler les bottines. Il avait le pelage noir de jais, ressemblait à un labrador. Les chiens, elle ne s'y connaissait en rien. Elle lui donna quelques caresses puis s'en alla. Il la suivit. Elle lui dit de partir. Il la suivit. Il n'avait ni collier ni quoi que ce soit pour l'identifier.
" -Bon ok viens... "
Elle le déposa chez elle avant de repartir pour le lycée. La bête était déjà partie et sa mère n'était pas encore rentrée. Elle enferma le petit chien dans sa chambre avec de quoi se sustenter le temps de son absence.
"- Je reviens ce midi, sois sage. "
La matinée passa lentement. Elle s'ennuyait derrière sa petite table de classe. Ecouter quelqu'un parler toute la journée ne l'enchantait pas, elle aimait apprendre, elle aimait découvrir le monde mais elle aimait le faire par elle-même ou par le débat mais non pas par une écoute assidue d'un orateur cachant à peine sa déception de n'avoir pu faire autre chose que professer quelques leçons cadrées par un programme. A midi il était là, sur son lit, endormi. Sa mère, épuisée ne l'avait même pas remarqué et était allée se coucher.
Elle lui fit faire le tour du quartier. Sa mère ne voudrait pas qu'elle le garde. Peu importe.
" - Va te falloir un nom tu sais. "
Elle essaya plusieurs nom, testant sa réactivité. Tout y passa , Rex, Médor, Toufik, Chichi, jamais le chiot ne réagit. La petite créature s'arrêta au coin d'un immeuble et leva la patte. Rue Anton Tchékhov. Il avançait tout seul à présent alors qu'elle restait plantée au milieu du trottoir.
" -Anton ?! Appela-t-elle. Il continua à gambader. Tchékhov ?! Idem. Anton Tchékhov ?! "
A l'évocation de l'intégralité du nom le chiot se retourna, s'assit et la fixa. Appeler un chien ainsi lui parut une idée saugrenue mais puisqu'il ne réagissait qu'à ce nom elle n'y put rien.
Anton Tchékhov était facétieux, il aimait la réveiller par des lapements de langue sur son visage le matin. Il était affectueux et ne causait aucune dégradation dans la maison malgré la fougue imputable à son jeune âge. Pour ces raisons elle ne comprit pas pourquoi ,à plusieurs reprises, il lui aboya dessus et la mordilla quand elle voulait sortir ou quand elle ramenait un jeune homme dans sa chambre. Les semaines passaient et le schéma se répétait, inlassablement.
Un lundi matin, rituel oblige, elle acheta un croissant. Anton le lui prit des mains en sortant et se mit à dévaler la rue. Elle le poursuivit en criant son nom.
"- Mademoiselle ! "
une voix masculine, rauque et vieille, sèche comme la craie l'avait appelé derrière elle. Un vieillard assis contre un mur, la barbe lui tombant sur l'estomac la dévisageait. Il dégageait une odeur de bière et de vin à quatre-vingt centimes le cul de bouteille. Il avait le visage rougeâtre des gens atteints de couperose.
" - Vous m'avez parlez ? Demanda-t-elle.
- Oui, quel est le nom de votre chien ?
- Anton Tchekhov monsieur. Dit-elle.
- Drôle de nom pour un clébard, pourquoi l'avoir appelé ainsi ?
- Il l'a plus ou moins choisi. C'est le seul auquel il ait répondu.
- Et tu sais qui c'est, au moins , ce bougre de Tchékhov ? Non bien sûr tu ne sais pas. Faut tout leur apprendre aux jeunes.
- C'était un écrivain ! lança-t-elle.
- Bien... Je dois dire que ça m'étonne que tu saches ne serait-ce que ça. dit-il.
- Pourquoi ne travaillez-vous pas ?
- Je suis bien trop vieux pour travailler !
- Quel âge avez-vous ?
- J'ai vu passer bien trop d'années... Dit-il.
- C'est quoi votre nom ?
- Et le tiens ? Est-ce que je te le demande le tiens ?
- Vous pouvez. Lui dit-elle.
- Cela ne m'intéresse pas. Connais-tu Oncle Vania ?
- Non. C'est... Qui ?
A ses yeux elle comprit qu'elle venait de dire une monstruosité. Mais il reprit calmement :
- C'est une pièce de Tchékhov.
- Qu'est ce qu'un homme comme vous fait dans la rue ?
- C'est quoi un homme comme moi ? Lui demanda-t-elle.
- Vous êtes cultivé.
- Tu croyais que tous les clodos étaient de fins abrutis ?
- J'sais pas, je ne m'étais jamais posée la question. Répondit-elle.
- Je vois. J'étais écrivain.
- Vous ?
- J'aime pas me répéter. Oui moi.
- C'est cool ça. J'aimerais bien aussi, être écrivaine.
- Si tu le dis.
- C'est blessant ça vous savez ?
- Tu n'as pas vu ce que j'ai vu, tu n'as pas connu ce que j'ai connu, tu n'as pas versé les larmes que j'ai versé sinon tu ne dirais pas qu'être écrivain c'est " cool". On ne devient pas écrivain par bonheur, c'est une malédiction l'écriture, c'est une croix que l'on porte.
- Alors pourquoi écrire ? Demanda-t-elle.
- Parce que... Ce... Il ne me restait plus que ça... Oh et puis pourquoi je te raconte tout ça !
- Parce qu'il ne vous reste plus que ça. Racontez-moi. Comme si vous écriviez un livre.
- Trop long. Souffla-t-il.
- J'ai tout mon temps.
- Et ton chien ?
- Il connait le chemin de la maison il le fait tous les jours.
- Je n'ai pas le choix c'est ça ?
- En effet.
- Bien, dit-il, alors ça a commencé comme ça...