La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 35 : La Veilleuse du Dieu Félin
Lynn Rénier
Une louve, immense, le pelage sombre, leur fait face. Ses yeux dorés sont fixés sur eux, incandescents. Elle gronde en montrant les crocs, les babines retroussées. Ses mâchoires claquent en un avertissement fort explicite, sa langue venant jouer entre ses dents. Son poil couleur ténèbres se dresse sur son dos. Elle se tient entre le bois, qui s'étend derrière elle, et eux. Le message est on-ne-peut-plus clair : les deux fuyards ne sont pas les bienvenus…
La bête a stoppé son bond juste devant eux lorsqu'elle a jailli des buissons, mais la menace est là. Si Dante n'était pas venu se placer in-extremis entre Anya et elle, la bête aurait renversé la jeune femme. Anya a un tremblement. Elle est persuadée que la créature va leur sauter à la gorge pour les saigner et les dévorer. Mais cette dernière reste à bonne distance, les surveillants de ce regard de feu.
- Vous n'avez pas le droit d'entrer ici, gronde-t-elle.
La jeune femme est surprise : la bête parle le même langage qu'eux. Elle n'en croit pas ses oreilles. D'autant que sa voix n'a rien de commun, déformée par ce museau animal et cette gorge lupine peu habituée à user du langage des hommes. Elle peut faire frémir, ou fasciner, et résonne avec un brin de magie comme si les habitants du bois s'exprimaient d'une seule et même voix. Une voix qui semble vieille de mille ans, profonde et rauque. Il émane alors de cette louve quelque chose de différent, de magique. Ce n'est pas un simple animal, au-delà de sa taille. Anya en est persuadée.
- Nous cherchons simplement refuge, ose Dante. Je…
Mais la bête ne le laisse pas terminer.
- Alors votre choix n'est guère judicieux, jeunes gens, tranche-t-elle. Ces terres vous sont interdites, je vous défends d'y pénétrer. Après le mal que vous y avez causé… Partez ! Avant que je ne décide de vous y forcer…
- Nous n'avons rien fait de mal… souffle Anya, paniquée et tremblante.
- Chut ! lui intime doucement le jeune homme.
- Mais…
- Ne l'incite pas. Elle est de mauvais poils…
- Sans blague… ironise la jeune femme.
La louve ne laisse pas le temps à Dante de répondre.
- Vous saviez ce qu'il vous en couterait d'entrer sur le territoire de Hiamovi… Pourquoi vouloir jouer vos vies ainsi ?
Sa question est dénuée de méfiance et de méchanceté. C'est plutôt de la curiosité qu'Anya décèle : la bête n'est pas méchante. Du moins, elle n'en a pas l'air. Si elle l'était, elle aurait déjà attaqué, sans prendre le temps d'en savoir plus sur la raison de leur intrusion sur son territoire.
La grande louve avance vers eux, pour les flairer, les jauger. Elle finit par leur tourner autour, comme un prédateur autour de sa proie. Et puis, après tout, c'est ce qu'elle est vraiment : un prédateur. Les deux jeunes gens n'osent pas faire le moindre mouvement, de peur qu'elle l'interprète mal et se sente menacée, qu'elle ne décide de les attaquer pour se défendre.
Avec une certaine angoisse, Anya l'observe rôder. Et s'il lui prend l'envie de les tuer ? Et si elle a faim ? Et si elle les juge dangereux ? Elle scrute le moindre mouvement de la créature, regarde ses muscles rouler à chaque pas. Elle en prise d'un sentiment de fascination mêlée de crainte toute primitive…
La louve est aussi haute qu'un cheval, musculeuse, fine, taillée pour la course et la chasse. Son pelage sombre aux reflets bleutés la dissimule à la vue, dans les ombres que crée la végétation. Elle est gracieuse, souple. Elle a tout du prédateur, c'est indéniable.
Si elle n'était pas terrorisée comme elle l'est en cet instant, Anya aurait certainement glissé une main timide dans la fourrure noire de la bête, pour en sentir la douceur et la chaleur sous ses doigts. Mais elle est, pour l'heure, bien incapable de faire le moindre geste. D'autant qu'il pourrait être mal perçu par la louve.
- Nous cherchons simplement refuge, répète Dante d'un ton qu'il veut le plus calme possible.
- Refuge ? Et vous pensiez que le territoire du Grand Lion serait l'endroit idéal pour cela, après ce que vous y avez fait, vous, humains ? Vous et les vôtres n'êtes que des barbares ! Une race telle que la vôtre n'aurait jamais dû voir le jour… siffle la louve.
Elle montre de nouveau les crocs. Elle est en colère et fait claquer ses mâchoires près d'Anya qui sursaute en étouffant un hurlement paniqué.
- Je vous en prie, nous ne voulons aucun mal, essaie de tempérer le jeune homme.
- Vous aviez dit la même chose avant de massacrer les miens… Pourquoi aurais-je confiance en vos maudites paroles ? Pourquoi aurais-je de la pitié à votre égard alors que vous n'en avez même pas eu pour mon peuple ?
Le ton que la créature emploie est dénué de menace et d'agressivité. Ce qui déstabilise un peu Anya. L'attitude de la louve la montre sur la défensive : le poil hérissé, les crocs visibles. Mais sa voix est douce, cherchant plus à comprendre ce que Dante et elle font vraiment là. Un peu comme si elle les testait. Curieux.
- Nous ne sommes pas ainsi. Pas tous… Comprenez-nous…
- Et en quel honneur ? Nous avez-vous compris, vous, avant de tous nous exterminer comme de la vermine ?...
Les deux jeunes gens n'osent répondre. La question semble rhétorique et la louve n'attend pas de réponse de leur part. L'histoire est là pour répondre, nul besoin de mot.
- La preuve en a été que non… murmure-t-elle.
- Nous sommes chassés par les nôtres, laisse échapper Dante à court d'argument. Ils en veulent à notre vie pour un crime que nous n'avons pas commis…
- C'était le cas de mes louveteaux, gronde la louve, hors d'elle, hérissant le poil de son dos comme un chat en colère.
Elle aurait pu se jeter à la gorge du jeune homme, mais elle se retient. Anya le voit bien. La bête ne veut pas verser de sang. Elle n'est pas foncièrement mauvaise, elle cherche simplement à défendre les siens et son territoire. Ils ne peuvent pas la blâmer. Ce n'est pas vraiment après eux qu'elle en a.
C'est alors que la jeune femme aux cheveux clairs se sent brusquement saisi d'un courage qu'elle ne se connaissait pas. Elle s'écarte de Dante contre qui elle s'est inconsciemment réfugiée quand la louve les a surpris. Elle fait un pas vers la créature au pelage sombre, lentement, pour que la bête ne s'offusque pas. Elle la salue en s'inclinant respectueusement. La louve ne bouge pas et l'observe. Il y a quelque chose de si doux dans son regard, s'étonne la jeune femme. Et si la créature avait visage humain, elle jurerait la voir sourire.
S'insufflant confiance et courage, Anya se lance. Gardant le regard baissé, elle tente alors de lui expliquer :
- Noble louve, je vous prie de nous excuser notre intrusion sur votre territoire.
Voyant que la louve l'écoute patiemment, elle enchaîne donc, un peu plus confiante :
- Nous n'avons aucune mauvaise intention, et nous aurions dû vous demander permission avant de forcer l'entrée du bois. Nous reconnaissons notre erreur. Nous ne sommes que des étrangers… De plus, nous sommes autant coupables que nos paires de ce que les humains vous ont fait, bien que pour ma part j'ignore ce qui a bien pu se passer. J'imagine que cela a été des plus horribles, et…
Anya perd ses mots. Elle n'a pas voulu dire cela. Elle n'a pas voulu parler de la tragédie qui a visiblement touchée la louve. Elle craint que cela ne puisse discréditer son discours. Mais la créature s'assoit devant elle, l'encourageant à continuer. Alors, Anya se met à genoux devant l'animal, pour être à sa hauteur, et la sollicite :
- Nous sommes venus demander asile et protection au Grand Lion. Je vous en supplie noble louve, permettez-nous de trouver refuge en ce bois… Il en va de notre vie, à Dante et à moi…
La louve la scrute, impassible. La jeune femme a le sentiment qu'elle l'étudie, qu'elle lit presque en elle. Et il lui est impossible de détacher ses yeux fascinés de ce regard ambré.
Finalement, la louve se redresse sur ses pattes, et c'est alors qu'Anya la voit se transformer. L'animal au pelage noir devient une femme sans âge, aux longs cheveux sombres qui ondulent sur ses épaules. Ses yeux gardent cette teinte feu, bien que leur couleur soit moins intense à présent. Ses oreilles restent celles de la créature, dissimulées dans sa chevelure couleur ténèbres parcourue de petites tresses perlées. Et dans son dos, Anya peut voir dépasser une queue lupine. Des attributs animaux que l'inconnue a conservés malgré son allure humaine.
La jeune femme ne peut cacher sa surprise. Son visage est figé en une expression d'émerveillement et d'étonnement mêlés. Elle se serait presque attendu à ce que l'inconnue soit nue après avoir quitté son apparence animale, mais il n'en est rien. Elle est vêtue telle une nymphe ou une déesse, et Anya reste fascinée. Elle l'observe avec des yeux d'enfant, comme si les histoires qu'elle aime tant lire prenaient vie devant elle en s'incarnant en cette femme aux cheveux sombres.
Elle lui semble si grande, fine mais forte, et sans âge. Une robe longue d'une superbe couleur bleue nuit vient l'habiller. Le joli décolleté plissé et la fluidité enchanteresse de sa tenue lui donnent plus encore cette aura de divinité. Les courtes manches papillons couvrent ses bras de volupté et une large ceinture de soie et pashmina pourpre brodé d'argent cintre sa taille tel un corset. Le nœud plat noué sur le côté laisse courir le surplus de tissu écarlate le long de sa silhouette, comme pour la souligner. Les franges tressées, à l'extrémité de la bande d'étoffe, viennent danser sur sa cuisse à la peau bronzée que la discrète fente de la jupe laisse entrevoir dans ce tissu aérien de mousseline de soie.
Au poignet, elle porte un élégant bracelet d'ambre aux pierres parfaitement rondes. Et dans ses cheveux, aux couleurs de la pénombre, courent çà et là quelques perles blanches qui ressemblent presque à des gouttelettes de rosée. Ses yeux ourlés de khôl lui offre un regard lupin pénétrant, sauvage et intimidant ; tel celui de la bête dont elle avait la forme peu avant. Elle ressemble tellement à ces êtres que l'on ne rencontre que dans les livres parlant de contrées lointaines ou de civilisations disparues : elle est tout simplement magnifique.
Anya réalise qu'elle a désormais face à elle une femme-louve, telle que les histoires et les légendes décrivent le peuple des Veilleurs, mi-homme mi-bête. La mystérieuse gardienne du bois s'accroupit devant elle pour être à sa hauteur, lui adresse un sourire, et lui tend une main chaleureuse. Il y a une certaine grâce dans chacun de ses gestes, une souplesse et une élégance naturelle qui fascinent d'avantage la jeune femme.
Anya glisse timidement ses doigts dans ceux de l'inconnue, ne pouvant refuser son invitation silencieuse.
- Jeune fille, relèves-toi donc, lui dit cette dernière avec douceur. Ne me témoigne pas autant de respect, je ne suis qu'une humble louve qui protège son domaine et celui des autres créatures de ce bois.
Sa voix a changé. Elle n'est plus déformée par la morphologie animale. Elle est douce et mûre. Comme celle d'une mère, d'une sœur, d'une amie. Anya a même le sentiment de la connaître, de l'avoir déjà entendu. Sans doute une simple impression.
- Mais… Madame…
Un bref sourire vient éclairer le visage de l'inconnue. Les longues canines que l'on aperçoit donnent à ce sourire quelque chose de carnassier, mais il n'en est rien. Il se dégage de la femme-louve une certaine douceur qu'Anya ne peut nier.
- Appelles-moi Laïn, lui apprend-t-elle. C'est ainsi qu'on me nomme entre ces arbres. Et n'ai crainte, j'ai entendu votre demande. Je pense que le Dieu Félin saura vous accorder asile. De plus qu'il connait déjà Dante…
Anya lance un regard furieux au jeune homme qui l'accompagne : ainsi il est déjà entré dans ces bois ! Il lui a menti, ou s'est-il bien gardé de lui en faire mention, et elle ne le lui pardonne pas. À quoi jouait-il donc tout à l'heure ?!
- Visiblement, tu n'as pas informé ton amie de ta précédente venue ici, conclue Laïn devant les yeux foudroyants que pose la jeune femme sur l'intéressé.
- Non, elle n'avait pas besoin de savoir. Et je ne savais pas si tu étais toujours là et si tu me reconnaitrais.
- Tu m'as entraîné dans cette histoire, je suis en droit de savoir ! peste Anya.
- Je ne peux que lui donner raison…
- Ne te mêle pas de ça, Laïn. S'il te plaît. C'est déjà assez compliqué comme ça…
- Souviens-toi à qui tu t'adresses, gronde la femme-louve en guise d'avertissement. Et tu aurais pu faire l'effort de t'annoncer. Cela nous aurait évité bien des soucis. Cette demoiselle n'aurait pas eu à craindre pour sa vie et je n'en serais pas venue à vous menacer. Cela aurait pu aller très loin, tu le sais. Je ne tiens pas à en venir aux crocs, si je peux l'éviter.
- Oui, pardonnes-moi, Laïn. Je sais. Mais les évènements récents me mettent à cran. J'aurais dû t'avertir de ma venue. Seulement, le temps m'a manqué…
- Je vois bien cela. Que se passe-t-il pour que tu viennes une nouvelle fois demander la protection d'une vieille louve et de Hiamovi ?
- Je suis accusé d'un meurtre que je n'ai pas commis, et j'ai malencontreusement entraîné Catanya avec moi dans ma fuite… Les soldats et la milice toute entière sont à ma recherche. Et je ne connais pas de lieu plus sûr que ton territoire…
- Encore une histoire de magie, je présume.
- Exact. Tu sais ce qu'il en est. Je n'ai pas besoin de t'expliquer.
- Non, en effet, je suis au courant.
- Pas moi, proteste Anya. Je demande des explications. J'en ai assez d'être tenue dans l'ignorance.
- Tu les auras, ne t'inquiètes pas. Mais pour l'heure, il me faut vous conduire à l'abri. Nous reparlerons de tout cela en temps voulu.
- Mais…
- Les soldats arrivent. Il ne faut pas qu'ils puissent vous voir pénétrer ici. Cela mettrait le bois en danger.
- Je comprends…
- Ne sois pas déçue, Anya, lui sourit Laïn. Sitôt en lieu sûr, Dante te fournira les réponses à toutes tes questions.
- Il a plutôt intérêt.
- Suivez-moi. Ne perdons pas de temps, ils approchent.
Anya se rend alors compte qu'elle n'a pas lâché la main de la femme-louve. Aveuglément, elle la suit à travers le bois. Elle l'aurait même suivit jusqu'en enfer s'il l'avait fallu. Elle a confiance, sans parvenir à se l'expliquer. Une confiance absolue. C'est si étrange… Comme si cette mystérieuse créature sortie du fond des âges lui était familière.
© Lynn RÉNIER