La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 38 : Le Peuple Félin
Lynn Rénier
Ni Dante ni Anya ne veut la brusquer. Ils se font auditoire patient et laissent la femme-louve retomber dans ses lointains souvenirs pour qu'elle puisse leur conter son histoire et celles des derniers Veilleurs. Elle reprend donc doucement :
- Après la disparition tragique d'une grande partie du peuple-félin et la destitution du tyran, les Hauts-Mages ont repris les rênes de la cité. Le Seigneur Lion a trouvé sa place parmi nos divinités. Et chez les hommes, il fut honoré par les féliniens pendant de longues années, au point qu'ils lui dédièrent cette superbe représentation qui orne le centre de la Grande Place. Mais le mal était fait. Ne restait alors que le nom que l'on avait donné au bois : le Bois de Hiamovi. Progressivement l'image des Veilleurs s'effaça des mémoires. On ne les croisait plus dans le bois, que les hommes craignaient pourtant toujours. Et qu'ils craignent encore. Un garde-chasse fut nommé pour en garder l'accès, bien que les légendes aient fait leur office et entretenaient ainsi la peur de l'homme des créatures qu'il pourrait croiser en s'aventurant entre les arbres et les bosquets. Du moins, pour un temps.
"Les Hauts-Mages furent trop occupés par leurs affaires à Armonis pour s'apercevoir que peu à peu les hommes se mirent de nouveau à haïr, ou jalouser, ces êtres qu'ils appelaient monstres et qu'ils rencontraient si rarement que ça alimentait les fables. C'est à ce moment que ce qui restait des derniers Veilleurs du peuple-félin disparut. Simplement parce que l'homme préfère éliminer et détruire ce qu'il ne comprend pas… Je crois que de rares membres du peuple-félin ont pu survivre en se mêlant aux humains, mais reniant et oubliant ainsi ce qu'ils étaient vraiment pour ne pas être démasqués et massacrés.
"Il en a été de même dans toutes les forêts du pays. Certains ont osé appeler cela une 'purge'. Ce n'était rien d'autre qu'un sanglant massacre… Et mon peuple fut massacré lui aussi pour que les hommes puissent s'accaparer notre territoire… Ils nous ont chassés et le peu qui restait d'entre nous a traversé les Sommets Dentelés et les Montages du Grincheux pour trouver refuge ici, jusqu'à ce que l'horreur recommence quelques décennies plus tard et que je sois la seule à réchapper du carnage…
"L'Assemblée s'est réveillée bien après toute cette vague de sauvagerie. Elle n'a pas réalisé qu'il n'y avait plus de Veilleurs, et que sans Veilleur et sans Dieu, leur magie n'existerait bientôt plus. L'Homme a fini par oublier l'existence même des Veilleurs, pensant avoir anéanti tous les peuples d'hommes-bêtes. Mais il a continué à craindre les bois et forêts, sans trop savoir pourquoi. Un garde-chasse était nommé à chaque génération pour garder un bout de forêt, mais sans en connaître la véritable raison, parfois. Ce n'est que très récemment que l'Assemblée des Hauts-Mages s'est rendu compte que la magie n'était plus celle qu'ils ont connue jadis. Elle n'est plus aussi forte. Car je suis sans doute la dernière à veiller dans tout le Royaume de Lincéa...
- Ce qui signifie que tu n'es pas originaire de ce bois ?
- Non. Je viens de la région de Lis.
- Évelyn aussi, remarque Anya.
- Ce village était jadis le nôtre, à mon peuple et moi…
- Ton peuple et toi avez été chassés de Lis pour gagner le Bois Interdit ? Enfin, je veux dire, le Bois de Hiamovi ? C'est un sacré périple que vous avez entrepris. Pourquoi être venus de si loin ?
- Dans le Bois Gris aussi l'Homme a voulu devenir le seul maître de la terre. Il a détruit la forêt où nous vivions, la forêt où j'ai grandi avec les miens. Nous avons combattu pour la sauver, mais les armes des hommes crachent le feu et gronde comme le tonnerre. Avec nos seules lames et nos flèches, nous n'avions aucune chance. Les hommes ont tué notre Déesse. Nous n'avions pas le choix. Mon compagnon et nos guerriers survécurent de justesse à cette bataille, nous avons subsisté à la destruction de notre territoire et sommes parvenus à nous réfugier ici. C'était le seul endroit où une divinité demeurait. Ailleurs, l'Homme avait déjà tout détruit. À notre arrivée, le Dieu Félin nous a accueillis immédiatement et a fait de nous les nouveaux Veilleurs de son territoire.
"Notre tâche n'est pas de massacrer quiconque entre dans le bois. Mais de protéger l'endroit contre l'avidité de l'Homme, pour que la nature sauvage et la magie qu'elle produit demeurent. Nous avons échoué. Comme le peuple-félin avant nous. Nous avons pourtant combattu avec honneur, nos plus grands guerriers bataillant comme jamais. Mais rien n'y fit. L'Homme nous a vaincus et massacrés. La mort a emporté mon peuple, mes enfants, mon compagnon… J'ignore encore comment j'ai survécu…
Les deux jeunes gens n'osent pas l'interrompre. La femme-louve s'égare dans ses souvenirs et Dante sait combien il est rare qu'elle parle ainsi du passé. Il fait signe à Anya de ne pas brusquer leur hôte pour la laisser poursuivre.
- Avec ces massacres un peu partout dans le royaume, j'ai vu le peuple-ours de Bois Calme s'éteindre, les hommes-faucons fuir la Vallée des Vents, puis le peuple-sanglier de la Plaine des Geais disparaître à son tour. Les rares survivants se sont joints à nos frères animaux, perdant la conscience de ce qu'ils étaient autrefois. Ou ils ont pris visage humain pour se mêler aux hommes et subsister. Je crois qu'ils sont toujours là, dans les villes et les cités, mais si peu nombreux. Leurs enfants ignorent tout de leurs origines, et elles se perdront avec le temps, j'en suis certaine. Le mélange des sangs avec celui des hommes fait que notre peuple se perd et disparaîtra bientôt. Comme je viendrais à disparaître à mon tour.
Le silence tombe et c'est un peu mal à l'aise que se retrouvent Dante et Anya. Le jeune homme connaît une partie de l'histoire, mais elle lui fait toujours cet effet de révolte et de peine mêlées. Il porte un respect infini à la femme-louve et imaginer le bois sans elle lui semble impensable.
- Ne dit pas cela, Laïn. Ton heure est loin encore, j'en suis certain. Et puis, qui sait, peut-être que le bois demeurera grâce à toi.
- Tu as sans doute raison, mais… Tu sais, je n'aspire pourtant qu'à une chose, Dante. Je veux retrouver mon peuple, mes petits. Et mon compagnon dans cette après-vie… J'ai passé bien trop de temps ici. Les miens me manquent…
- Je sais bien, Laïn. Mais que deviendrait le bois sans toi ? Regardes ce que sont devenues les autres forêts sans Veilleur. Bois Calme n'est plus qu'une langue d'arbres plantés par les hommes aux pieds des Colosses. La Plaine des Geais ne compte plus de forêt depuis que le peuple des hommes-sanglier a disparu, et Bois Gris n'est plus l'immense forêt d'autrefois : ce n'est plus qu'une réserve de bois de chauffage pour tout le royaume. Le Bois de Hiamovi a besoin de toi.
- Il trouvera un nouveau protecteur, qui croit encore aux fées et aux anciens Dieux. Jusqu'à ce que le dernier arbre tombe lui aussi.
- Tu es bien sombre sur l'avenir, lui fait remarquer Anya.
- Je te l'accorde. Mais après avoir vu tout ce que j'ai vu, après avoir vécu ce que j'ai vécu et aussi longtemps que moi, on ne peut plus être optimiste…
- Je comprends…
Le silence s'installe. Et Anya n'aime pas le silence. Elle a tant de questions qu'elle ne sait pas par laquelle commencer.
- Laïn, racontes moi : comment était-ce chez toi avant ? Comme était ton peuple ? J'aimerai savoir.
Elle voit un sourire mélancolique se dessiner sur le visage de Laïn, mais ses yeux sont si tristes qu'Anya en vient presque à regretter sa question. Pourtant, la femme-louve se met à raconter, le regard loin dans le passé.
- Autrefois, ce qu'on appelle aujourd'hui le Bois Gris était une vaste forêt qui s'étendait des pieds des Sommets Dentelés au Lac du Daim. On l'appelait la Forêt Blanche à cause de la neige qui y restait plus longtemps qu'ailleurs. Nous avions installé notre village au cœur de la forêt, près de l'Arbre de Vie où l'esprit de notre Déesse demeurait. Là où le village de Lis s'est construit par la suite.
"Plus de cinq mois par an, la neige venait déposer un épais tapis blanc. Les louveteaux aimaient jouer sous les flocons. La saison froide était celle que nous préférions, nous étions plus forts. Les hommes n'osaient pas pénétrer sur notre territoire. Ils avaient peur de nous, de nos yeux de feu et de notre apparence lupine. Et c'était très bien comme ça.
"Mon peuple était fait de chasseurs et d'artisans. Nous ne cherchions pas l'affrontement. Seulement à demeurer en paix et à protéger notre forêt. Elle était notre maison, notre mère, notre terre nourricière. Quand nous avons été contraints de l'abandonner parce que ces monstres ont détruit l'Arbre de Vie et tué notre Déesse, ça a été un véritable déchirement. Nous avons laissé un peu de notre âme là-bas… Certains ne supportèrent pas cet exil forcé et se laissèrent mourir. D'autres manquèrent de se transformer en monstre…
Un silence s'impose. Le regard de la femme-louve se fait plus absent encore. Anya le sait, elle n'en dira pas plus sur ce que cet exode contraint a réellement eu comme impact à son peuple.
- De veiller sur le Bois de Hiamovi nous offrit un nouveau but, reprend-t-elle doucement. Et les guerriers de mon peuple prirent à cœur de défendre ce territoire. Depuis que nous nous y sommes installés, l'Homme n'a pas abattu un seul arbre. Le bois est resté à peu près ce qu'il était quand nous sommes arrivés. Une chance. Et bien que le massacre dont nous fûmes victimes par la suite me laissa seule pour le protéger, le bois, lui, est demeuré intacte. Par chance, les Hauts-Mages sont intervenus et un garde-chasse veille à l'entrée du bois pour que personne n'y vienne plus. Si seulement mon compagnon avait pu voir cela, il n'aurait peut-être pas cru notre combat si vain.
- Tu ne prononces pas son nom, est-ce normal ?
- Oui. Dans mes croyances, prononcer le prénom d'un disparu du clan condamne son âme à revenir dans notre monde, à y rester. Cela condamnerait son esprit à l'errance. Ce serait le priver du repos éternel. Je ne peux pas lui infliger pareil châtiment. Alors, je ne peux pas prononcer son prénom avant de pouvoir le rejoindre…
- Je comprends. Et je respecte.
Laïn lui adresse un hochement de tête en signe de remerciements.
- Ton compagnon était un guerrier, n'est-ce pas ?
- Oui. Un guerrier parmi les siens. Et le père de mes louveteaux.
La femme-louve parle de lui avec tant de douceur et de fierté, tant d'étoiles dans le regard aussi, malgré la tristesse et la mélancolie qu'elle éprouve. Ça ne pousse qu'Anya à en savoir plus, qui il était pour elle. Qui il était pour qu'elle l'aime autant. Peut-être ne lui dira-t-elle pas tout… Mais la jeune femme sait que la Veilleuse lui fait confiance. Elle ne l'aurait pas accueillie dans son repère si ce n'était pas le cas.
- Comment était-il ?
Anya se sent tout de même gênée de poser cette question si personnelle et un peu douloureuse pour la femme-louve. Elle voit les oreilles lupines se baisser, comme celles de Fidèle lorsqu'il est triste. Et sa queue de louve s'enroule autour d'elle, comme pour se réchauffer ou se réconforter.
La jeune femme est si surprise que les émotions de la Veilleuse se manifeste à travers ses attribues lupins. Sa tristesse se lit aussi dans ses yeux, sur son visage mélancolique. Certes, Anya ne se fait toujours pas à ces deux oreilles de loup qui dépassent de la chevelure de Laïn. Ni à cette queue au pelage sombre qui s'agite de temps à autre, en fonction des humeurs de la femme-louve. Seulement, elle trouve ces attributs animaux tellement expressifs.
Au souvenir de son compagnon, Laïn esquisse un sourire tendre. Puis, elle glisse ses doigts dans ses mèches brunes, sans doute un réflexe pour cacher sa gêne, ou toute autre chose.
- Il était très fier de ses origines, lui raconte-t-elle en tressant machinalement ses cheveux sombres. Il ne cachait que très rarement sa véritable nature sous un masque humain, comme je peux le faire face à vous en ce moment. Il aimait cette apparence lupine que les Dieux nous ont donné. Il avait à cœur de protéger notre peuple et ce qu'il restait du Bois de Hiamovi, comme lorsqu'il protégeait notre territoire autrefois avant que l'Homme le fasse sien et nous en chasse, nous obligeant à fuir à travers les montagnes. C'est en tentant de nous sauvegarder des hommes et de leur folie dans le Bois de Hiamovi qu'il a perdu la vie…
- Un vrai loup, laisse échapper Anya.
- Oui, Anya. Un vrai loup qui maniait aussi bien les crocs que la lame, mais qui savait se montrer si attentif et à l'écoute des siens. Il aurait tout donné pour protéger notre peuple et ses enfants. Il a donné sa vie pour me protéger… Et il est mort en vain, car le bois ne peut plus être sauvé. Pas par moi seule… Un jour viendra où l'Homme y abattra les derniers arbres pour construire ses villas… Et il n'en restera plus rien…
Il y a si longtemps que Laïn n'a pas parlé du passé. Et cette époque révolue, presque oublié de tous sauf d'elle, lui manque tellement…
Les yeux de la Veilleuse brillent alors comme s'ils étaient pleins de larmes. Pourtant, la femme-louve ne verse aucune perle salée et se montre forte. Anya sent son cœur se serrer. Elle ne sait pas vraiment ce qu'elle ressent, mais l'attachement qu'elle lit dans le regard de la gardienne du bois lui transmet un peu de ce fort sentiment.
- J'aurais tant voulu voir la forêt avant qu'elle ne soit réduite qu'à ce bois, avoue Anya. Et rencontrer ton peuple.
- J'aurais tant aimé, moi aussi. Je suis certaine qu'ils t'auraient plu.
D'un geste, Laïn chasse aussitôt la larme qui perle timidement sur sa joue, et de ses yeux s'efface toute mélancolie.
- Mais ne parlons plus du passé. C'est à l'avenir que nous devons penser. Et c'est pour cela que vous êtes là, je présume.
- Oui, en effet, répond Dante. Cette affaire me préoccupe.
Mais il est coupé par le gémissement de son estomac.
- Je vais vous préparer de quoi nourrir votre appétit, sourit la femme-louve. Vous me direz pourquoi vous êtes là ensuite.
- Bonne idée ! chante Anya.
Elle a faim, elle aussi. Et la perspective de manger la fait saliver d'avance. Depuis quand n'a-t-elle pas mangé d'ailleurs ?
© Lynn RÉNIER