La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 39 : Secret Bien Gardé
Lynn Rénier
La faim les tiraille et la femme-louve le sent. Elle les quitte un instant pour leur préparer de quoi remplir leur estomac affamé. Dante et Anya reste silencieux après ce qu'elle vient de leur raconter. Mais les questions tournent en boucle dans leur tête.
Revenant avec un bol de ragoût chaud et un peu de riz, Laïn s'assoit avec eux. Elle voit défiler les interrogations dans leur regard tandis qu'ils dînent. Un sourire étire ses lèvres, dévoilant des crocs pour canines. Elle a sans doute les réponses, mais elle les laisse terminer leur repas bien mérité.
Tandis qu'ils dévorent leur bol de riz, elle s'en va préparer deux lits, pour qu'ils puissent se reposer. Ils en ont besoin. Leur visage est tiré, leur regard fatigué, leur corps épuisé et leur esprit éreinté. Une bonne nuit de sommeil ne leur fera certainement pas de mal.
Les deux petits lits finis, elle retourne à leurs côtés. Il ne reste plus rien du repas qu'elle leur a préparé. Ils étaient affamés.
- Merci pour le repas.
- Je vous en prie. C'est tout naturel. Quelle hôtesse serais-je si je ne sustentais pas mes invités ?
Dante sourit. Il sait la femme-louve prévenante. Il a déjà eu le loisir d'apprécier son hospitalité.
Anya, repue, ne parvient pas à penser à autre chose qu'à tout ce qu'elle vient d'apprendre. Et elle est avide d'en savoir plus. Mais son corps lui fait savoir qu'il a besoin de sommeil. Et il lui faudra abdiquer.
La femme-louve récupère les bols pour les nettoyer avant de revenir. Elle tient à en savoir d'avantage, elle aussi, sur les raisons qui les ont poussé à venir la trouver. Mais sans doute le sait-elle déjà.
- Alors ? Expliquez-moi ce qui se passe pour que vous veniez trouver refuge dans le Bois de Hiamovi ? questionne-t-elle.
- Comme nous te l'avons expliqué, c'est à cause du meurtre de mon ami, commence Anya.
- La Brigade du Lynx est persuadé que je suis coupable de cet assassinat, ajoute Dante. Je ne sais comment ils en sont arrivés à cette déduction. Mais pour eux, je suis responsable. Or, je n'y suis pour rien. Je n'étais même pas à Félinin au moment du meurtre. Je me trouvais à Armonis. J'y étais rentré pour une course à l'Académie des Hauts-Mages.
- Mais tu es revenu.
- Oui. L'Assemblée des Hauts-Mages m'a envoyé ici pour résoudre cette affaire de meurtre. Le palefrenier est mort de façon plus que suspecte et je dois savoir ce qui se trame à Félinin.
- Je comprends mieux.
- Mon ami ne doit pas être mort pour rien, souligne Anya.
Le regard de la femme-louve se ternit soudain :
- Gautier était un garçon adorable. Il ne mérite pas ce qui lui est arrivé. Ces monstres se sont acharnés sur lui, simplement pour protéger leur horrible secret…
- Attends, l'arrête aussitôt Anya, comment sais-tu de qui nous parlons ? Connaissais-tu Gautier ? Comment sais-tu ce qui lui est arrivé ?
La femme-louve baisse le regard, hésitante. Doit-elle lui avouer ? Ne serait-ce pas trop de révélations d'un coup ? Les yeux pleins de questions de la jeune femme la persuadent de tout lui dire. Elle lui doit la vérité, qu'elle l'accepte ou non, elle ne peut pas garder le secret plus longtemps.
- Tu me connais sans doute sous cette apparence, lui dit-elle. Une apparence bien plus humaine, dirais-je…
La femme-louve perd alors ses attributs lupins. Ses cheveux, libérés des tresses et des perles, s'habillent de jolies boucles brunes qu'elle tresse sur son épaule et ses yeux prennent une douce couleur verte comme de la mousse à l'iris ourlé de brun.
- Évy… lâche Anya, abasourdie.
La jeune femme n'en croit pas ses yeux. Celle qu'elle a toujours cru être une simple lavandière et amie avec qui elle aime passer du temps, se révèle n'être pas tout à fait celle qu'elle imaginait. Le choc est de taille et elle manque d'en tomber à la renverse, si elle n'était pas déjà assise.
- Évelyn, c'est… c'est bien toi ?
- Oui, lui répond doucement celle qui fut peu avant une femme-louve. C'est sous ce nom là que l'on me connait dans le monde des hommes.
Comment Anya ne l'a-t-elle pas vu avant ? Évelyn et Laïn se ressemblent tellement. Seule différence est que l'une arbore des attributs lupins que l'autre n'a pas. Et ces yeux dorés qui deviennent bruns-verts. Ou l'inverse, Anya ne sait plus très bien. Quoi qu'il en soit, elles sont semblables. Elles ne sont qu'une seule et même personne.
La jeune femme aurait dû s'en apercevoir dès qu'elle a vu la femme-louve la première fois, dès qu'elle a entendu sa voix. Pourquoi ne l'a-t-elle pas reconnue ?! Sans doute est-ce pour cela qu'elle lui a fait confiance sans réfléchir.
- Mais… Comment est-ce possible ? Alors, tu ne viens pas de Lis ? demande Anya, se sentant trompée et trahie.
- Je viens bien de Lis. Je ne t'ai pas menti à ce sujet. Comme je te l'ai raconté tout à l'heure, autrefois la forêt s'étendait jusqu'à la cité dans les montagnes. Et je suis bien née là-bas. Ce n'est qu'avec la destruction de notre territoire que mon peuple et moi avons dû nous réfugier ici, derniers vestiges de la forêt.
- Et Kylian ? Est-ce qu'il est au courant que tu… que tu n'es pas… humaine ?
- Il le sait. En tant que garde-chasse du Bois de Hiamovi, il est notre lien avec vous, les humains. Du moins, il l'était. Car autrefois le garde-forestier était un pont entre vous et nous. Avant que mon clan ne soit décimé et que tous oublient jusqu'à notre existence… Kylian est le dernier garde-chasse, comme je suis la dernière Veilleuse.
- Je me souviens qu'il m'a conseillé de ne pas avoir peur de toi, se remémore Anya. De ne pas avoir peur de la Veilleuse. Il est donc au courant de ce que tu es… et que tu es la Veilleuse du bois.
- Oui.
- Et lui ? Est-il aussi…?
- Non, Kylian est humain.
- Et vous êtes proches parce qu'il connait ton secret, ou…?
- Nous sommes amis, Anya.
- Moi qui pensais que vous étiez fiancés…
- Je n'ai qu'un compagnon et bien qu'il soit parti avant moi, je lui reste éternellement fidèle, lui répond Laïn en retrouvant oreilles et queue de louve.
Anya l'observe se transformer à nouveau avec fascination et méfiance mêlées. Elle n'en revient pas. Elle ne s'attendait certainement pas à découvrir que sa meilleure amie soit en réalité une femme-louve aussi vieille que les souvenirs des plus anciens habitants de Félinin. Si ce n'est d'avantage.
- Vous avez d'autres surprises comme celle-là ? Ou c'est la seule ? reproche-t-elle à Dante et Laïn.
- C'est la seule, lui assure cette dernière, coupable.
- Je l'espère. J'en ai assez des surprises de ce genre ! Je vous rappelle à tous les deux que je n'ai pas l'habitude de la magie, contrairement à vous. Alors, allez-y doucement…
- Massage reçu, sourit Dante.
- Une louve, tu es une louve…, ne peut s'empêcher de répéter Anya, comme pour réaliser.
- Je suis désolée de n'avoir pu te le dire avant, Anya…
- Tu savais très bien qui j'étais quand tu nous as surpris à la lisière du bois. Alors, pourquoi nous avoir attaqués ? Pourquoi nous avoir menacés ?!
- Je ne faisais que défendre le bois, je ne voulais pas t'effrayer…
- Mais Dante et toi, vous vous connaissez !
- Je sais bien. Cependant, je ne me dois de tenir mon rôle, Anya. Je ne pouvais pas faire d'exception, pas sans être sûre que vous ne veniez pas avec de mauvaises intentions. Je connais peut-être Dante d'une rencontre précédente, mais ce n'est pas une raison…
- Tu me connais bien, Évy… Pour quelle raison aurais-je eu de mauvaises intentions à l'égard du bois ? Tu aurais dû me dire qui tu étais réellement…
- Je ne pouvais pas Anya… Comprends-le…
- Ce n'est rien. C'est que… C'est juste que je ne m'attendais pas à ça…
Elle ne peut s'empêcher de se lever, pour faire les cents pas. Elle a besoin de réfléchir, de mettre en ordre ses idées, de faire un point sur tout ce qu'elle vient d'apprendre. Dante et la femme-louve n'osent pas l'interrompre et la suivent silencieusement du regard.
- J'aurais dû le deviner, souffle-t-elle enfin. Tu m'appelle par mon surnom depuis que nous sommes entrés dans le bois. Ils n'y a que les gens qui me connaissent qui m'appellent ainsi. J'aurais dû m'en rendre compte. Et le livre que tu m'as prêté, ça explique tout. C'était donc pour ça. Tu voulais me faire passer un message, n'est-ce pas ? Me dires que les légendes sont vraies. C'est ça ?
Laïn confirme d'un léger hochement de tête. Nouvelle minute de réflexion.
- Et puis, reprend Anya, même si tu ne portes pas oreilles et queue de loup dans la laverie, tu restes la même.
Elle se tourne vers Laïn, l'observe un instant.
- Quoi qu'en Évy tu fais plus jeune, note-t-elle en retournant à ses cents pas.
- Parce que vous vous connaissez déjà, toutes les deux ? chuchote Dante à la femme-louve.
- Oui. Mais Anya ne connaissait de moi que mon identité humaine.
- Je comprends mieux qu'elle ne t'ait pas reconnu, et ça explique sa réaction…
- Je ne pouvais pas lui dire.
- Bien entendu. Mais, ne s'est-elle rendu compte de rien durant tout ce temps ?
Laïn lui adresse un regard en guise de réponse.
- Visiblement pas, conclut-il. Tu es douée pour garder un secret.
- Pour être restée en vie tout ce temps, il a bien fallu. Révéler ma véritable identité à qui que ce soit en ville aurait pu m'être fatal. Toi, mieux que personne, sais combien les gens sont parfois cruels avec ceux qui leur sont différents…
- En effet, vu comme ça.
Anya revient finalement s'asseoir près de la femme-louve, l'esprit toujours un peu embrouillé. Elle lui jette un coup d'œil, hésite, avant de se décider.
- Je ne sais plus très bien comment je dois t'appeler, confie-t-elle à la Veilleuse. Laïn ? Évy ?
- Tu es libre de m'appeler comme tu le souhaite, Anya.
- D'accord…
Elle replonge un instant dans ses réflexions.
- Ça va aller ? demande Dante, soucieux qu'elle soit aussi bouleversée.
- Oui, ça va. Enfin, je crois. C'est… c'est juste que… Il y a deux jours, j'ignorais encore qu'ils existaient des magiciens reconnus dans le royaume. Quand j'entendais parler de l'Académie des Hauts-Mages d'Armonis, je pensais que c'était simplement un collège de médecins, d'érudits ou de savants. Pas de véritables sorciers.
- Nous préférons magiciens, souligne Dante. C'est moins péjoratif.
- Pardon, oui, magiciens, reprend Anya. Et j'apprends ensuite que mon amie la plus proche est une femme-louve. Veilleuse du bois, comme dans les livres de légendes, qui plus est. Enfin, tout ça pour dire que mon monde est un peu chamboulé depuis deux jours…
Laïn vient à ses côtés et prend ses mains dans les siennes.
- Je comprends que ce soit difficile de tout comprendre, mais ça viendra. Avec le temps. Et pour Gautier. Tu as simplement besoin de repos.
- Oui, certainement. Une bonne nuit de sommeil et demain j'y verrais sans doute plus clair.
- Je vous ai installé de quoi dormir. Je veillerais cette nuit pour éviter que la milice ne vienne vous trouver pendant que vous vous reposez.
- Merci Laïn, lui dit Dante. Et pour cette affaire de meurtre ?
- Nous reparlerons de cette histoire demain. Pour l'heure, reposez-vous. Vous en avez besoin.
Les deux jeunes gens ne se font pas prier. Ils sont épuisés par leur cavale à travers la ville. De plus, l'appel d'un oreiller et d'une couverture bien chaude est plus fort que leur envie de trouver des réponses.
Ils se muchent dans les lits de fortune que leur a préparés la femme-louve. Enfin, « de fortune » est sans doute de la mauvaise foi : un épais matelas rembourré de coton et de paille, un oreiller de plumes et une couverture de fourrure douce. Anya n'aurait pas rêvé mieux tant elle est fatiguée. Elle s'empresse de se glisser sous la couette.
Mais une fois la tête sur l'oreiller, son esprit tourne et retourne. Elle est incapable de faire le vide. Elle a bien trop de questions. À ses côtés, Dante somnole déjà. Mais elle, elle n'y arrive pas. Sous la couverture, elle tourne et se retourne, lâche un soupir. Elle ne parvient pas à vider son esprit de tout ce qui l'assaille.
Puis, son regard se pose sur Laïn, qui s'est installé à l'entrée de la caverne. Anya ne peut s'empêcher de l'observer. Sa silhouette se découpe dans la lumière des chandelles, des ombres mouvantes venant se dessiner sur son dos et les parois de la grotte. Ses yeux se posent sur les oreilles pointues et velues qui trônent sur la tête de la femme-louve, dépassant de ses cheveux sombres. Un sourire ému nait sur le visage de la jeune femme.
- Évy…, souffle-t-elle.
- Oui ?
Anya n'espérait pas que Laïn l'entende, mais c'était sans compter sur son ouïe fine de louve. Le regard ambre de cette dernière se pose sur elle, plein de douceur. La jeune femme se lance :
- Je suis contente de connaître ton secret et que tu me fasses confiance. Je comprends que tu n'aies pas pu me le confier avant. Pourtant, tu as essayé de me mettre sur la voie, de me le faire comprendre. Et moi je n'ai rien vu, je n'ai rien compris…
- Ce n'est pas grave. Il est parfois difficile de croire que les légendes ne sont pas seulement des histoires que l'on raconte dans les livres.
- Merci de me faire confiance.
- C'est moi qui te remercie de ne pas m'en vouloir, Anya.
- Tu es toujours mon amie, n'est-ce pas ?
- Suis-je toujours la tienne ?
- Évidemment. Je dois seulement me faire à l'idée.
- Alors, oui, je le suis toujours.
- Merci, je…
- Non, la coupe Laïn, merci à toi. Merci de ne pas avoir peur de moi maintenant que tu connais mon secret…
Le silence s'installe une minute. La femme-louve reporte son regard sur l'horizon. Ses oreilles remuent parfois, s'orientant sur un bruit qu'elle est la seule à entendre.
- Tu sais, murmure Anya, j'ai peur.
Laïn se tourne de nouveau, pour poser ses yeux fauves sur elle, l'incitant à se confier d'avantage.
- Je n'ai pas peur de toi. Je te connais, j'ai confiance. Même si cette apparence ne m'est pas encore tout à fait familière. Non, j'ai peur que tout ça finisse mal. Et si Dante n'arrivait pas à trouver le véritable meurtrier, et si la Brigade du Lynx nous retrouvait sans nous laisser le temps de leur expliquer que nous n'y sommes pour rien, et si le vrai coupable nous trouvait avant…
- Avec des 'si', on refait le monde, Anya. N'aie crainte. Il ne vous arrivera rien, ni à Dante ni à toi. Je veille sur vous.
Laïn quitte un instant son poste de vigie pour venir près de la jeune femme. Elle pose un baiser sur le front d'Anya, qui se laisse aller à un rictus d'enfant.
- Évy, appelle-t-elle de nouveau avant que son amie ne s'éloigne.
- Oui ?
- J'aime assez tes oreilles de louve, elles te vont bien.
Elle croit voir une étincelle dans les yeux de la femme-louve. Puis, suivant du regard la Veilleuse qui s'en va garder l'entrée de la tanière, Anya finit par s'endormir, un sourire sur les lèvres.
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© Lynn RÉNIER