La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 44 : Morphose

Les flacons disposés sur la table, le parchemin sous les yeux, Dante donne les indications à la jeune femme. Tandis que le petit chaudron chauffe sur le réchaud, elle mélange le lait de lièvre cornu avec la poudre d'agrion jusqu'à obtenir une texture mousseuse et légère de couleur blanchâtre. Le magicien, lui, réduit les racines de mandragore en poudre dans un mortier pour qu'elles s'incorporent mieux à la potion.

Une fois la marmite suffisamment chaude, Dante y verse le lait et la poudre de racines. Anya mélange le tout à l'aide d'une longue cuillère en bois avant d'y ajouter la mue de salamandre et le crin de manticore. La mixture repose quelques minutes sans qu'ils y touchent. Curieuse, Anya observe le mélange laiteux faire de petites bulles.

- La mue va-t-elle vraiment se mélanger au reste ?

- La chaleur va la faire fondre, lui apprend le jeune homme. Comme du sucre dans du thé. Mais en attendant, il ne faut pas y toucher sinon elle ira se coller à la cuillère et il faudra recommencer.

La jeune femme attend donc patiemment, la cuillère en bois dans les mains. Pendant ce temps, Dante écrase les pépins de raisins et les verse dans le mélange. Il lui fait signe de ne pas remuer tout de suite.

- Comme du sucre, répète-t-il. Il faut être patient. Ça ne prendra pas longtemps.

- La patience n'est pas l'une de mes qualités. Cela dépend de ce dont il s'agit, bien sûr. Mais je suis trop excitée de voir les effets de la potion.

Le magicien esquisse un sourire. Peut-être prendra-t-il plaisir à lui apprendre ce qu'il sait, en fin de compte. Elle semble si avide. Si elle démontre des aptitudes pour la magie, elle pourrait être une excellente magicienne.

Il jette un œil à la marmite. Le mélange bout doucement. Une fine pellicule nacrée s'est formée sur le dessus. Il fait alors signe à la jeune femme qu'il est temps de mélanger le tout. En quelques tours de cuillère, la potion prend une couleur d'un violet léger. Enfin, avant qu'ils ne retirent la marmite du feu, ils ajoutent les fleurs de sureau pour laisser reposer. Les pétales restent en surface et bientôt une odeur douceâtre se dégage du chaudron.

- Ça n'a pas l'air si répugnant que je l'imaginais, avoue Anya.

- Serais-tu déçue ?

- Non, au contraire. J'ai échappé à la bave de batracien ou à quel autre ingrédient peu ragoûtant sais-je encore.

Le magicien éclate de rire.

- La potion de morphose a un léger goût de bière. J'y ai eu usage une fois, il y a très longtemps. Trop longtemps pour que je sache la réaliser de mémoire et être certain de maîtriser le sort. Mais je me souviens de ce goût doux-amer. Tu n'as rien à craindre. Je te promets de ne pas ajouter de salive de crapaud dans ton verre.

- Tu as intérêt ! Il te faut la boire aussi, de toute manière.

- Ça ne me répugne pas. Les potions sont généralement faites pour qu'on puisse les boire aisément. Il est rare qu'elles soient repoussantes. Bien que ça arrive.

- En as-tu déjà faites ?

Il confirme d'un hochement de tête, puis ajoute :

- Bues, aussi.

Anya ne peut s'empêcher de tordre le nez en une grimace dégoûtée.

- La potion est prête, annonce-t-il en s'apercevant que le mélange ne bout plus.

Il se saisit de la marmite pour venir la poser sur la table de la pièce à vivre.

- Ne reste qu'à la tester, annonce la jeune femme avec un large sourire.

- En quoi est-ce que cela consiste vraiment ? demande le garde-chasse.

- Cette potion agit sur la perception des autres. Elle nous permettra de nous fondre dans la population sans que personne ne nous reconnaisse.

- Astucieux. En as-tu déjà fait usage ?

- Une fois, il y a longtemps, au cours de mon instruction à Armonis. D'où le fait que je ne me souvienne plus exactement de la recette. Ceci dit, bien que je sache qu'elle fonctionne, je veux tout de même m'en assurer. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre des risques.

- Eh bien voyons si elle fait son effet dans ce cas.

- Navrée de nous servir de toi pour cela, Kylian, soupire Laïn.

- Ne t'inquiète pas. Si je peux vous apporter mon aide, quelle qu'elle soit. D'autant que je ne risque rien. Il s'agit seulement de voir si la potion a l'effet escompté.

Le garde-chasse et la femme-louve échangent un sourire tandis que Dante sert la potion dans deux petits verres à liqueur. Puis, un peu gêné, il demande à Anya un de ses cheveux.

- Pourquoi ? demande-t-elle, surprise.

- Ainsi, la potion agira d'autant mieux. Pour tout sort incluant celui qui souhaite l'utiliser à ses fins, il faut une part de lui. Un cheveu reste le lien le plus simple et le plus efficace entre le sort et le magicien qui en fait usage.

La jeune femme s'exécute, dubitative et curieuse. Dante glisse le cheveu dans l'un des verres avant de faire de même pour lui.

- Il te faut tout boire, lui dit-il en lui tendant le verre contenant son cheveu clair. D'un seul coup. Sans t'arrêter.

- Très bien.

Ensemble, ils avalent le contenu de leur verre. Anya constate que la potion a un léger goût de bière parfumée, mais que rien ne semble avoir changé en elle. Puis, Dante récite la formule de quelques mots chantant :

- Aspettömorphosis évanescet.

Un léger courant d'air vient tourbillonner autour d'eux, venant jouer dans les cheveux clairs de la jeune femme. Et le calme revient. Elle se sent comme d'ordinaire, ayant presque le sentiment que la potion n'a pas agi comme voulu. Mais au regard que leur adresse Kylian, ses doutes s'estompent aussitôt. Quelque chose a bien changé chez le magicien et elle.

Le garde-chasse les observe comme s'il dévisageait deux inconnus. Pourtant Anya ne se sent pas différente. Elle se jette un regard dans le petit miroir derrière la porte d'entrée et s'aperçoit que son reflet n'a en rien changé. C'est bien elle qu'elle voit. La jeune femme se tourne alors vers le magicien et lui trouve un air de changé, sans pouvoir dire clairement quoi. Mais elle ? Quelle apparence physique perçoivent les autres ?

Le garde-forestier, lui, ne voit plus que deux étrangers dans sa maison. Certes, il sait qu'il s'agit d'Anya et Dante, mais leur visage est méconnaissable. Comme s'il était face à deux inconnus. En effet, le jeune homme arbore des cheveux courts et plus clairs, des yeux bleu-vert, une fine moustache et un discret bouc de mousquetaire. Il semble avoir pris quelques années, aussi. On pourrait presque dire qu'il ressemble à n'importe quel félinien.

Quant à la jeune femme, ses cheveux se sont teints en roux et ont perdu leur raideur pour être frisés, et de petites tâches de rousseurs sur le nez et les pommettes. Seule la couleur de ses yeux, d'un chaud caramel, demeure la même.

- Je crois que c'est réussi, conclue Laïn, un rictus amusé aux lèvres devant le regard explicite de Kylian.

- Pouvons-nous nous rendre à Félinin sans craindre d'être reconnus ?

- Aucune chance que l'on vous démasque, souffle le garde-chasse. Vous êtes transformés. Je dois bien avouer que je suis impressionné. Celui qui saura vous reconnaître est un Veilleur qui s'ignore.

La plaisanterie fait sourire la femme-louve. Mais une chose l'inquiète :

- Combien de temps dure les effets de la potion ?

- Vingt-quatre heures. En espérant que ce soit suffisant.

- Alors, nous n'avons pas un instant à perdre, juge Anya. Par où doit-on commencer ?

- Il faut retourner sur les lieux du meurtre. De là, je trouverais peut-être une piste à suivre.

- Entendu.

- En route, lance le magicien.

Les deux jeunes gens s'apprêtent à s'en aller quand la jeune femme se rend compte que la Veilleurse ne se joint pas à eux.

- Je ne vous accompagne pas, leur explique-t-elle. Je dois retourner au Domaine des Arflors. Mon absence serait remarquée.

Anya est soudain frappé par un violent retour à la réalité.

- Dame Inarah doit certainement m'en vouloir… Que doit-elle penser de moi après ma fuite ?...

- Elle n'en pense rien, la rassure Laïn. Pour l'heure, la Brigade du Lynx ne connaît pas ton visage. Il soupçonne un magicien et son complice d'être en fuite, mais seul le visage de Dante est connu.

- Il faut dire qu'il ne passe pas inaperçu, plaisante la jeune femme.

L'intéressé ne relève pas et fait mine de ne pas avoir entendu.

- En ce qui te concerne, reprend la femme-louve, tout le monde pense que tu es partie quelques jours à Marosie pour rendre visite à tes parents.

- Soudainement et sans avertir Dame Inarah ?

- J'ai prétexté que la mort tragique de Gautier t'avait profondément bouleversée et que tu avais besoin de prendre un peu de recul pour te remettre. Dame Inarah est compréhensive et indulgente, tu le sais.

- Tu es parfaite !

- Si je comprends bien, résumé Kylian en passant une main dans sa courte barbe taillée, l'anonymat est aussi important pour l'un que pour l'autre.

- Oui, si on me voyait à Félinin, il faudrait expliquer mon retour. Alors que je suis censée être chez mes parents. Quant à Dante, nul besoin de l'expliquer.

- Si je n'avais pas été accusé à tort, nous n'en serions pas là, soupire le mage. J'aurais pu aider la Brigade du Lynx dans son enquête au lieu de fuir comme un criminel…

- Certains ne sont pas prêts à voir la magie revenir, tente de le réconforter Laïn.

- Et tu sais de quoi tu parles… J'en ai conscience, seulement… Ce serait tellement plus simple pour tout le monde que les gens acceptent l'existence de la magie et des Hauts-Mages.

- Laisses leur un peu de temps. Tu serais surpris.

- Du temps, nous n'en avons plus. Il faut que je sache d'où vient cette magie meurtrière avant que toute la ville n'en subisse les conséquences.

- Dans ce cas, qu'attends-tu ?

Le soutient de la femme-louve lui donne du baume au cœur et il tourne son regard vers Anya.

- Cat ?

- Je te suis, lui dit-elle sans hésitation.

- Alors allons-y.

Dante rassemble ce qui reste de potion dans une fiole, jugeant qu'ils en auraient peut-être besoin à nouveau. Le garde-chasse les accompagne jusque sur le seuil de sa porte tandis qu'ils enfilent leur manteau. La jeune femme lui adresse un sourire :

- Merci de ton hospitalité et de ton aide.

- Je t'en prie, Anya.

- Kylian, je… Je regrette d'avoir eu une mauvaise opinion de toi et de t'avoir manqué de respect l'autre fois, s'excuse Dante. Mais nos rapports ayant toujours été très glaciaux…

- C'est ma faute, le surprend le garde-forestier en échangeant un regard avec la Veilleuse. Je ne suis pas très… sociable. Alors, je ne te tiens pas rigueur de tes mots acerbes. Si tu parvins à résoudre cette histoire, jeune homme, tu auras tout mon respect. Et je sais que tu peux y parvenir.

Le regard du magicien s'illumine une instant.

- M… Merci, bredouille-t-il.

Kylian lui offre une poignée de main encourageante qu'il ne sait refuser :

- Bonne chance, magicien.

Dante est un peu déstabilisé. Il ne s'attendait pas à ce que ce grand type au regard glacé lui témoigne sa confiance et il s'en sent honoré : il ne le décevra pas.

© Lynn RÉNIER