La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 48 : Jeu d'Ombre

Les deux amis sortent sans encombre du tunnel. Ne prenant le risque de trouver la sortie des écuries, ils ressortent par là où ils sont entrés. L'endroit est désert, personne ne les attend pour leur tendre un piège. Leur visite dans le tunnel est passée inaperçue. Ou semble-t-il qu'elle n'ait pas été remarquée.

La nuit bien avancée, ils décident de remettre leur enquête à plus tard. La fatigue est trop dure à combattre en cette heure indue. Ils préfèrent abdiquer et gagner un endroit sûr où passer la nuit. Dante juge trop risqué de retourner à sa planque. Si elle a été découverte, la milice doit la surveiller. Ce serait stupide de s'y rendre. Quand bien même elle n'aurait pas été trouvée.

Alors, d'un commun accord, ils rebroussent chemin vers l'orée du bois. En approchant de la maison du garde-chasse, ils l'aperçoivent sortir du couvert des arbres. La fumée de sa cigarette brune le suit en un léger panache blanchâtre. Son carquois en travers du dos et l'arc sur son épaule sont preuve qu'il revient de la chasse. Et visiblement sa gibecière n'est pas vide. Les plumes d'un faisan dépassent et les deux amis sentent d'avance l'alléchante odeur qui se dégagera de la viande cuite.

Dante va à sa rencontre, lui demandant s'ils peuvent passer le reste de la nuit chez lui. Le garde-chasse répond d'un simple hochement de tête et leur fait signe d'entrer. Posant son arc sur la table, il les abandonne pour s'occuper du gibier et disparaît dans la cuisine. Un « faites comme chez vous » leur parvient et Dante se laisse tomber dans le petit sofa. Il est épuisé. Ses sorts successifs l'ont vidé de ses forces et un peu de repos lui ferait le plus grand bien.

Anya, quant à elle, reste timide et n'ose pas prendre ses aises. Du regard, elle observe l'arme posée sur la table. L'étonnante alliance du bois et du cuivre donne à l'arc un aspect très moderne. C'est pourtant une arme qui n'est plus utilisée depuis longtemps. Les chasseurs lui préfèrent un fusil équipé d'un mécanisme à pistons qui permet de propulser les balles à une vitesse incroyable. Le système de visée, une fois stabilisée, permet de ne jamais manquer sa cible grâce à une technique de marquage, le traceur faisant le reste. Dans la région d'Ilion, la chasse est au-delà du simple besoin ou encore même du plaisir : c'est une véritable compétition, à laquelle même le Roi prend part avec avidité.

Mais l'arc de Kylian est une pièce rare, qui ne sert qu'à prélever ce dont il a besoin, et où la résistance du bois est alliée aux rouages de cuivre. La hampe est renforcée de cuir et de métal, permettant une excellente prise en main. Et à chaque extrémité, les rouages de cuivre permettent d'augmenter la puissance de jet de façon bien plus important qu'avec un arc simplement taillé dans le bois. La corde est en fibre de carbone, souple et résistante, pour que jamais elle ne casse dans les mains de celui qui la tend. Anya comprend pourquoi le garde-chasse aime tant cette arme.

Elle sursaute quand elle s'aperçoit de sa présence dans son dos. Il ne voulait pas lui faire peur, juste ranger son arc pour libérer l'espace de la table. Avec un sourire, elle lui avoue qu'elle est un peu dans la lune. La fatigue sans doute. Kylian la rassure : le dîner ne tardera pas à être prêt et ils pourront se reposer elle et Dante tant qu'ils le souhaiteront.

- Prenez mon lit, leur dit le garde-chasse. Vous y serais plus à l'aise.

- Merci. Il ne faut pas.

- J'insiste.

- Bien. Et toi, où dormiras-tu ?

- Je dors peu, explique-t-il avec un demi sourire. Surtout lorsque la lune est ronde.

- Quel rapport avec la lune ? s'étonne Dante.

Le garde-chasse garde le silence, laissant planer le mystère. Anya est trop fatiguée pour faire marcher ses méninges. Elle n'aspire qu'à se rouler en boule dans un lit et se laisser bercer dans les bras de Morphée. Ce qu'elle ne tarde pas à faire, une fois son estomac rassasié.

***

Dans la nuit, Anya ouvre un œil. Un chuchotement l'a sortie du sommeil. Elle perçoit de la lumière dans la grande pièce. Le feu brûle toujours dans la cheminée, créant des ombres mouvantes et dessinant des silhouettes sur le mur. On alimente les flammes de bûches sèches. Ce qui signifie que Kylian est toujours éveillé.

À première vue, elle croit qu'il parle seul. Mais très vite, une autre voix lui répond. Laïn discute avec lui, à voix basse. La jeune femme voudrait se lever pour les rejoindre, mais elle est trop épuisée pour sortir de la chaleur de la couverture. Elle reste donc blottie sous la couette, à tenter d'entendre ce qu'ils peuvent bien dire.

- En es-tu certaine ? questionne le garde-chasse d'une voix grave.

- Non, et c'est tout le problème, répond la femme-louve. Sans certitude, je ne peux pas lui en faire part. Et puis, de toute manière, me croiront-ils ?

- Comment t'en assurer dans ce cas ?

- Je ne sais pas, Kylian…

Un silence tombe avant que Laïn ne le brise de ses murmures :

- Puis-je compter sur toi dans ce cas ?

- As-tu vraiment besoin de me poser la question ?

- Kylian, je suis sérieuse…

- Moi aussi.

Anya les imagine échanger un regard, un timide sourire aux lèvres.

- Lui donneras-tu si je ne peux pas le faire moi-même ?

- Bien entendu.

- Merci.

La jeune femme l'entend appeler le garde-chasse d'un autre nom dont elle ne saisit pas le sens. Ces deux-là leur cache quelque chose. Elle le jurerait.

- Il faut que j'y aille, soupire Laïn. Veilles sur eux avant mon retour.

De là où elle est, Anya voit son ombre se dessiner sur le mur et le léger grincement de la porte d'entrée se fait entendre. Mais avant qu'elle ne se referme, Kylian l'interpelle.

- Évelyn, attends.

La femme-louve ne lui répond pas. Le profil de son ombre se fige. Son visage lupin surprend un peu, avec ce long museau qui se dessine sur le mur du salon. Mais Anya ne s'en émeut pas, elle connaît le secret de Laïn désormais. Elle aurait aimé la voir de ses yeux, sous cette forme hybride : silhouette de femme et visage de louve.

- S'il te plaît…

La voix du garde-chasse est si chaude tout à coup, ronde et enveloppante comme une douce couverture un soir d'hiver près du feu.

La jeune femme distingue son ombre rejoindre celle de Laïn pour lui prendre la main avec douceur, et elle ne peut s'empêcher de se redresser dans le lit pour tenter de mieux voir. Elle est certaine d'avoir vu quelque chose d'étrange. L'ombre de Kylian ne ressemble pas vraiment à celle d'un humain. Elle a… quelque chose en plus.

Les flammes dans la cheminée donnent vie à ces silhouettes sombres, et il est difficile de savoir si elle a rêvé ou non. Anya est tendue comme un ressort. Elle ne voit peut-être que leur ombre, mais cela lui suffit pour comprendre ce qui se passe. Kylian et la femme-louve se font face, leur regard l'un dans l'autre. Dans ses cheveux, les oreilles de Laïn sont attentives. Et le bout de sa queue s'agite timidement comme le ferait celle d'un chat.

Le garde-forestier lui, ne la quitte pas des yeux. Sa main dans la sienne, il semble vouloir lui dire quelque chose qu'il se trouve bien incapable de prononcer. Il ne peut s'empêcher de venir caresser la joue de la femme-louve du bout des doigts. Il ne craint pas la Veilleuse, bien au contraire. Ce visage lupin ne l'intimide pas, c'est presque comme s'il le fascinait. Peut-être même d'avantage.

La femme-louve se laisse aller à cette douce caresse, penchant légèrement la tête dans la paume de Kylian. Elle joint ses doigts aux siens, comme pour encourager son geste. Ils se murmurent quelque chose que la jeune femme ne parvient pas à entendre. Mais elle n'en a pas besoin. Après tout, le silence parle pour eux.

Tandis qu'elle aperçoit Laïn venir poser sa tête sur l'épaule du garde-chasse, se glissant dans ses bras pour une timide étreinte et leur ombre se mêlant pour n'en faire qu'une, Dante se tourne vers elle sans se réveiller.

- Cat, murmure-t-il dans son sommeil, qu'est-ce que tu fais ?...

Le regard couleur caramel de la jeune femme se pose sur lui, et un petit rictus étire ses lèvres. Elle sent cette agréable chaleur dans sa poitrine. Cette chaleur sans nulle autre pareille…

Elle remet une mèche de ses longs cheveux noirs derrière son oreille, dégageant ainsi son visage endormi. Et elle reste à l'observer un moment, rêveuse. Le sommeil met du temps à venir la reprendre. Elle pourrait rester là, à le regarder, pendant des heures, sans se lasser. Quel curieux sentiment que celui qui s'agite en elle, chaud et enivrant. Elle n'a jamais ressenti cela avant. Cette nouvelle sensation la gêne et la rend si heureuse à la fois. C'est déconcertant, curieux et un peu mystique aussi. Le magicien lui aurait-il jeté un sort ?

Alors qu'Anya se glisse à nouveau sous les draps en baillant, se muchant contre le magicien, la porte d'entrée de la maison se referme avec douceur. La jeune femme s'endort, un léger sourire aux lèvres pour un sommeil réparateur. La demeure du garde-chasse semble s'endormir avec elle. Seule dans la mouvance des flammes, une ombre lupine demeure sur le mur.

***

© Lynn RÉNIER