La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 49 : Recueillement

Lynn Rénier

Anya & le Magicien - Tome 1 : La Prophétie du Lion Sorcier

La maison du garde-forestier est silencieuse quand la jeune femme ouvre enfin les yeux. Quelle heure peut-il bien être ? Difficile à estimer, la demeure du garde-chasse est dépourvue d'horloge. Le soleil est déjà levé depuis un moment, filtrant à travers les rideaux. Neuf heures, peut-être dix. Qu'importe, en fin de compte.

Une odeur de café règne, mêlée à celle du bois qui brûle dans la cheminée. Kylian et Laïn sont absents. Peut-être l'homme est-il parti chasser ou arpente-t-il les abords du bois. Quant à la femme-louve, sans doute s'est-elle rendue au Domaine des Arflors pour ne pas éveiller les soupçons et prendre le visage de la lavandière.

Dante dort encore profondément. Utiliser autant la magie comme il l'a fait a dû l'épuiser et il a bien droit à un peu de repos. Il l'a amplement mérité. Anya l'observe un instant, comme une petite fille espiègle. Il a l'air si serein dans son sommeil. Et la jeune femme ne peut s'empêche de glisser ses mèches un peu trop longues derrière son oreille pour dégager son visage. Il ne se réveille pas, ayant simplement un petit rictus. Un sourire au coin des lèvres, Anya se love un peu plus contre lui, fermant les yeux de bonheur. Elle voudrait que le temps s'arrête.

La réalité la rattrape pourtant. Aujourd'hui, Gautier est mis en terre. Le légiste de la Brigade du Lynx a donné son accord pour que la famille puisse récupérer le corps. Cela fait presque onze jours que le drame s'est produit. Et il est temps de laisser le pauvre garçon reposer en paix.

La femme-louve l'a avertie tandis qu'ils cherchaient les ingrédients de la potion de morphose. Et la jeune femme a tout fait jusqu'à présent pour que l'information soit là sans qu'elle n'y prête plus d'attention. Cette histoire l'affecte encore bien plus qu'elle ne veut l'avouer et pour rester attentive, elle l'a relégué dans un coin de sa mémoire.

Bien évidemment, à ces obsèques, Anya tient tout particulièrement à être présente. Qu'importe qu'elle soit recherchée comme une criminelle. Pour son ami, en sa mémoire, elle assistera à la mise en bière. Laïn l'y accompagne, assurément. Comme un dernier au revoir au jeune palefrenier. Seulement, pour l'heure, elle ne veut pas y penser.

Quelque part, elle voudrait que tout ceci n'est jamais eu lieu, que sa vie tranquille lui soit rendue, que Gautier soit encore là. Mais d'un autre côté, elle n'aurait pas fait la connaissance de Dante, et n'aurait pas découvert le secret d'Évelyn. Et ça, elle ne le regrette absolument pas. Le magicien et la Veilleuse ont apporté tant de magie dans son existence, à un point qu'elle n'aurait jamais imaginé. Elle ne saurait plus s'en passer.

La jeune femme ferme les yeux, comme si elle voulait retomber dans le sommeil. Mais la lumière du jour l'empêche de se rendormir. Pour ne pas réveiller Dante, à tourner et retourner dans le lit, elle finit par se lever.

 

Le feu de cheminée chauffe la grande pièce et Anya a presque l'impression d'être dans une maison de campagne, loin de l'effervescente Félinin qui s'agite pourtant en bas du chemin qui borde la maison. Cette douceur lumière matinale, cette tiédeur agréable, le fauteuil et ses coussins qui appellent à la paresse. La jeune femme aime cette bâtisse, ce qu'elle dégage. Elle s'y sent curieusement bien, alors que le mobilier y est pourtant si sommaire.

Sur la table, on a laissé deux bols propres à leur intention, une brioche encore tiède, une bouteille de lait et des oranges. La carafe de café est sur le réchaud, attendant qu'on la mette à chauffer pour tiédir la boisson sombre. Mais Anya préfèrerait du thé. Comme si on avait lu dans ses pensées, une petite boîte de thé a été sortie, patientant sagement sur le plan de travail.

Tandis que son eau chauffe, la jeune femme inspecte les étagères garnies de livres. Tous, ou presque, traitent des mythes et légendes du pays. Magie, créatures fantastiques, surnaturel. Mais aussi plantes médicinales, recettes étranges et autres ouvrages traitant de faune et de flore. De curieuses lectures pour un garde-forestier. Elle aurait plutôt pensé à des ouvrages traitants de chasse ou de faune sauvage. Décidément, Kylian est un bien curieux personnage.

Sirotant son thé, son esprit s'égare un peu à la légèreté. Combien de temps cela fait-il qu'elle n'a pas pris le loisir de petit-déjeuner le matin ? Une éternité sans doute. La brioche est délicieuse, elle la mangerait toute entière si elle le pouvait. Ne manque que ce goût de caramel ou de vanille qu'elle affectionne tant. Et le thé a la saveur des souvenirs d'enfance. Doucement, Anya se laisse fondre dans cette savoureuse rêverie. Elle n'en sort que lorsque son amie la rejoint, en fin de matinée.

Quand la femme-louve franchit la porte, Anya a presque du mal à la reconnaître. Elle a repris une apparence plus humaine, sans oreilles ni queue de loup. Elle a abandonné sa jolie robe bleue nuit aux manches papillon et à la jupe d'une fluidité presque divine pour quelque chose de plus adaptée au monde des hommes, de plus discret surtout.

L'ensemble est une de ces tenues qu'Anya ne l'a vu porter que trop rarement. Toute de noir vêtue, seuls la blouse blanche et les jupons de dentelles sous la jupe apportent un peu de clarté. Un corset couleur ténèbres, joliment ouvragé de motifs argentés, souligne sa taille fine. Le nœud du lacet de soie qui vient le fermer dans son dos descend dans le creux de ses reins. Sur les côtes, de petits maillons de métal blanc viennent dessiner des courbes, accentuant un peu plus la cambrure de sa taille.

On ne voit de la blouse satinée que le col échancré brodé de discrets motifs ethniques de couleur bordeaux et les longues manches évasées depuis le coude. L'encolure de la blouse souligne son décolleté avec sensualité, venant dévoiler ses épaules nues à la peau bronzée. Ses cheveux lâchés viennent s'y poser en ondulant.

La jupe noire, à l'ourlet bordée de dentelle pourpre, laisse entrevoir les courts jupons immaculés et ses jambes nues à partir des genoux quand elle tombe derrière sur ses chevilles. Une paire de bottes en cuir noir, au talon haut et lacées sur l'arrière, vient terminer sa tenue.

Anya l'observe un instant. Il est si rare de la voir habillée ainsi qu'elle en profite un peu. D'ordinaire, Évelyn est simplement vêtue de ses habits de lavandière, qui ne la mettent pas vraiment en valeur. Un petit tablier noué autour de la taille, une robe simple tombant sur ses genoux, une paire de chaussures plates, et ses cheveux tressés. Et lorsqu'elle a oreilles et queue de louve, Laïn arbore une aura presque divine et une tenue très éloignée de ce que son amie à l'habitude de voir, bien qu'elle s'y soit faite.

Là, la jeune femme doit admettre qu'elle ne l'a à peine reconnue. Elle s'est tellement habituée à la voir arborer ses attribues lupins, qu'elle en a presque oublié son visage humain. Cette tenue lui va à merveilles. Son compagnon disparu n'aurait certainement pas dit le contraire et il l'aurait sûrement dévoré des yeux s'il l'avait vu ainsi.

- Tu es magnifique, ne peut-elle s'empêche de dire. Ne manquerait que tes jolies oreilles de louve.

Laïn, presque gênée, sourit.

- Ce ne serait pas très discret, s'amuse-t-elle.

Se préparant une énième tasse de café, la femme-louve vient lui tenir compagnie près du foyer.

- Bien dormi ?

- Comme un nourrisson. Dante était épuisé, et moi aussi.

- Tout s'est bien passé hier soir ?

- Nous avons trouvé un tunnel sous la ville, lui apprend Anya. Il mène tout droit aux Aiguilles du Géant et débouche sur une… cellule.

La femme-louve baisse le regard, presque fautive.

- C'était donc vrai, murmure-t-elle.

- De quoi parles-tu ?

- Te souviens-tu de la nuit précédant la mort de Gautier ?

- Oui, tu as fait un mauvais rêve. Mais tu n'as pas souhaité m'en parler.

- Eh bien… J'ai vu un homme enfermé dans une geôle avec un tunnel pour seule issue.

- Serait-ce une coïncidence ?

- Ça ne peut en être une.

- Mais alors… As-tu vu le visage de ce pauvre homme ?

- Malheureusement non. Ma mémoire me fait défaut à ce sujet. C'était un peu comme dans un léger brouillard. Je ressentais sa peur et son inquiétude sans savoir qui il était. Et pourtant, j'ai le sentiment qu'il ne m'est pas inconnu.

- La vision de Dante était également très floue sur les détails. Impossible de distinguer les visages… Et les voix des deux gardes me sont étrangement familières. Je sais que je les ai déjà entendues quelque part. Cependant, je ne me souviens pas où. Ah ! Si seulement !... On aurait déjà pu résoudre toute cette histoire.

- Je suppose qu'il n'y avait plus rien au bout du tunnel… déduit Laïn au vue de la mine déçue de la jeune femme.

- Non, le prisonnier a été déplacé. On ignore où. Les gardes ont manqué de nous surprendre quand ils sont venus chercher ce qu'il restait et ils ont tout emporté.

- C'est contrariant. Dante aurait certainement pu suivre la piste du malheureux.

- Oui…

- Cette histoire m'inquiète, Anya. Comme si quelque chose de grave se préparait…

- Hier soir, Dante et moi avons fait la même remarque. Et si l'histoire de répétait ?

- Que veux-tu dire ?

- Ces histoires du passé que tu nous as racontées, pourraient-elles se répéter ?

- Par les Dieux, il ne faudrait pas. Ce serait terrible…

- Pourtant, nous avons le sentiment que le passé revient frapper Félinin. Le sorcier qui s'y cache attend son heure pour passer à l'action. L'homme qui a été détenu dans la geôle y a passé de longues semaines. C'est préparé, prémédité. Depuis longtemps. Notre seule zone d'ombre est de ne pas savoir ce que ce sorcier prépare.

- Vous finirez par découvrir ce qui se trame.

- Je l'espère, Évy. Et le plus tôt serait le mieux.

- Je te connais assez pour savoir que tu es quelqu'un de persévérant. Et Dante est tout aussi têtu que toi. Vous ne tarderez pas à connaître le fin mot de toute cette histoire, aussi sombre soit elle. Je n'ai aucune inquiétude là-dessus.

Anya esquisse un timide sourire. Elle est flattée de la confiance que lui témoigne la femme-louve, mais elle doute d'elle-même. Comme toujours, en vérité. Elle doute qu'ils parviennent à résoudre le mystère qui plane sur Félinin depuis le décès de Gautier.

Laïn l'abandonne à ses réflexions pour se préparer une énième tasse de café. Combien en a-t-elle déjà bu depuis qu'elle est levée ? Anya se demande comment elle peut en boire autant et s'il n'y a pas une raison à cette consommation un peu excessive.

- Je t'ai apporté quelques affaires pour te changer, lui apprend la femme-louve en revenant avec une grande tasse fumante.

- Merci. Penses-tu que je puisse me débarbouiller.

- Quelle question. Bien évidemment. La salle d'eau est au fond du couloir.

Anya récupère le petit sac de linge que lui a amené son ami. Ça sent bon la lessive et elle est impatiente de pouvoir mettre autre chose que ce qu'elle porte depuis plusieurs jours.

 

La petite salle d'eau abrite une douche sommaire mais correcte et un lavabo à la robinetterie cuivrée. Juste ce qu'il faut. La jeune femme savoure de pouvoir se laver autrement qu'avec une bassine d'eau tiède. Un système de pompe alimente le pommeau pour que la pression ne fasse pas défaut et une chaufferie permet d'avoir de l'eau chaude. Un petit plaisir simple, certes, mais dont elle ne peut se dispenser.

Parmi les vêtements de rechange, Anya trouve son bonheur. Laïn lui a apporté deux ou trois tenues et la jeune femme est ravie d'avoir le choix. Elle jette son dévolu sur un joli haut corseté et une longue jupe à volants comme elle les aime. Après tout, pour son départ, autant faire honneur à Gautier.

Le corset est une pièce de cuir brun, lacé dans le dos et aux surpiqures dorées. Il lui fait une taille affinée ainsi qu'un charmant décolleté en forme de cœur. La chemise de satin qu'il emprisonne est d'un blanc crème, au col montant venant habiller son cou de dentelles et aux longues manches boutonnées sur le poignet offrant un joli bracelet de crénelles. Quant à la jupe, elle lui tombe sur les chevilles, succession de volants dentelés dans un nuancier de noir et de brun.

Une ceinture de cuir brun posée sur ses hanches lui permet d'y accrocher une petite bourse. De quoi y ranger sa montre à gousset et quelques affaires. Une paire de mitaines vient habiller ses mains et elle ne saurait se passer de son bijou fétiche qu'elle glisse aussitôt autour de son cou. De quoi habiller ce haut col de dentelles.

Puis, elle noue ses cheveux en un chignon bas, laissant aller deux ou trois mèches folles autour de son visage. Enfilant une paire de bottines à petits talons au cuir habillé de dentelles, la jeune femme ajuste son manteau d'un noir ébène sur ses épaules. Plus long derrière que devant, il dévoile ainsi la succession de jupons de son ensemble. Un nœud satiné couleur prune danse dans le creux de ses reins et le col ouvert laisse entrevoir l'encolure dentelée de sa chemise.

Fermant les boucles de laitons de son manteau comme on le ferait avec un corset, elle se jette un regard dans le miroir. Anya se demande si le sort de morphose agit toujours. Difficile de savoir. Laïn n'était pas impactée par la magie et Kylian n'étant pas là pour l'instant, il lui faudra patienter pour avoir une réponse.

Ainsi prête, elle regagne donc la pièce principale pour y retrouver son amie. Laïn s'est glissée dans le fauteuil devant la cheminée, un livre entre les mains, sa tasse de café non loin. Du bruit dans la cuisine lui indique que Dante est levé. Il la salue gaiement tout en se servant une tasse de thé.

- Bien dormi ? demande-t-il.

- Oui, comme un bébé. Et toi ?

- Moi aussi. J'étais épuisé après notre excursion d'hier. J'avais grand besoin de repos. Une bonne nuit de sommeil et me voilà de nouveau d'aplomb.

Anya esquisse un sourire qu'il lui rend.

- J'ai refait du thé, dit-il, en veux-tu ?

- Je reprendrais bien volontiers une autre tasse, avoue-t-elle.

- C'est aujourd'hui, n'est-ce pas ?

Dante n'a pas vraiment dit ce à quoi il pense. Mais ce n'est pas nécessaire, la jeune femme comprend immédiatement qu'il fait allusion aux obsèques de Gautier.

- Oui, onze heures, ce matin.

- Est-ce que ça va aller ?

Sa sollicitude la touche. Non, elle n'est pas certaine que tout ira bien. L'émotion est toujours là, à fleur de peau. Et elle se connait assez pour savoir qu'elle ne pourra s'empêcher de pleurer une fois sur place. C'est difficile, rien qu'à l'idée. Seulement, elle ne veut pas l'admettre. Elle ne veut pas paraître si… faible. Surtout aux yeux du magicien.

- Je… je ne sais pas, lâche-t-elle simplement.

- Tu n'es pas seule, Laïn et moi serons là.

Elle sait qu'il est sincère mais garde le silence. Le magicien lui adresse un sourire encourageant avant de la laisser pour gagner la salle d'eau à son tour.

Assise autour de la table devant sa tasse de thé, Anya ose un regard sur sa montre à gousset. L'heure approche et un frisson parcourt son échine. Elle ne veut pas y aller et pourtant elle le doit. Pour son ami disparu. Voilà trop longtemps qu'il patiente, attendant qu'on lui accorde un repos éternel. Elle ne peut pas le lui refuser. Elle se doit d'être présente pour lui dire au revoir, pour lui, en souvenir de leur amitié.

Dans son dos, elle sent le regard plein de soutient de Laïn. La femme-louve a-t-elle autant de peine qu'elle, à devoir laisser partir leur ami ? Après tous les morts qu'elle a vu s'en aller, la Veilleuse n'est sans doute plus sensible à ces choses-là… Alors, Anya a l'impression d'être bien trop émotive face à la situation. Ne se laisse-t-elle pas trop influencer par ses sentiments ? Ou est-ce une réaction des plus normales ? Elle ne sait plus très bien ce qu'elle doit penser…

Une bûche craquant dans l'âtre la tire de ses réflexions. Il faut y aller. Le jeune homme est de retour, habillé comme le serait n'importe quel félinien lambda. Abandonnant le livre sur le tabouret qui sert de table basse, Laïn les rejoint. Posant une main sur l'épaule de son amie, la femme-louve lui insuffle un peu de courage. Enfin, Anya se lève et d'un pas résolu, quitte la maison du garde-chasse, Dante et la Veilleuse avec elle.

 

Les regards indifférents qu'ils croisent leur prouvent que le sort de morphose fonctionne toujours. Un soulagement. Autant pour Anya que pour le magicien. Le cimetière est au cœur de la ville, délimité par de hauts murs. Le portail en fer forgé est ouvert lorsqu'ils approchent. Une petite foule est déjà là, regroupée autour d'une stèle et d'un trou creusé sous un cercueil.

Anya laisse échapper un soupir. Elle ne peut dissimuler son soulagement. Elle a tant craint que le cercueil ne soit ouvert. Ça aurait été encore plus dur. À ses côtés, Laïn reste silencieuse, s'effaçant presque pour laisser Dante et la jeune femme se rendre près de la foule devant elle. Le magicien suit, tentant de ne pas attirer l'attention. Ses cheveux longs noués en chignon sous une casquette gavroche, il porte une veste à carreau brune qui lui donne un air de dandy. Il a quitté son code vestimentaire de prédilection pour se fondre dans la masse des badauds. Et jusqu'à présent, ça lui a plutôt réussi.

Se rendant bien compte du malaise de son amie aux cheveux clairs, il glisse sa main dans la sienne. Elle lui adresse un regard surpris, mais ses joues s'empourprent.

- Pour te donner du courage, sourit-il simplement.

Anya baisse les yeux, timide. Et elle ne voit pas le regard tendre que le jeune homme pose sur elle.

Doucement, il l'accompagne jusqu'à la tombe fraichement creusée. Là, les proches du garçon assassiné sont venus pour un dernier au revoir. Ses parents, ses amis, ses collègues aussi. Béatrice est là, de même que la plupart des employés du Domaine des Arflors et de celui de Richwel. La Marquise a elle aussi fait le déplacement, avec Sarah. Elle témoigne tout son soutien aux parents du jeune homme décédé lorsqu'Anya et le magicien se mêlent au petit groupe.

Personne ne les remarque vraiment. Pour les proches de Gautier, ne compte que le témoignage silencieux qu'ils sont venus apporter avec eux. La jeune femme présente ses condoléances à la famille, mais ne saurait bavarder d'avantage. Très vite, elle se mure dans le silence, les yeux brillants de larmes qu'elle cherche à retenir. Dante la prend affectueusement contre lui, l'enserrant avec chaleur, et elle ne fait rien pour le repousser.

Bientôt, le prêtre se présente. Alors, le silence se fait. La cérémonie commence et une émotion palpable s'installe. Anya, tétanisée par sa tristesse, tente de garder bonne figure, muchée dans les bras du magicien.


***


Durant toute la durée des obsèques, Laïn reste loin en retrait. Un peu comme si elle n'avait pas à prendre part à tout ça. Toutefois, l'émotion vive qui habite son amie ne lui a pas échappée. La réconfortante présence de Dante semble avoir son effet sur la jeune femme, mais la femme-louve n'ignore pas que sitôt la petite foule partie, Anya ne pourra plus retenir ses larmes.

Le prêtre termine son sermon, invitant ainsi les fossoyeurs à laisser glisser le cercueil dans la tombe. La mère de Gautier éclate en sanglots. Comment le lui reprocher… Laïn n'a-t-elle pas versé toutes les larmes de son corps, elle aussi, quand ses louveteaux sont morts ? Il n'y a rien de plus déchirant que de perdre son enfant. La Veilleuse ne le sait que trop bien.

Tour à tour, les proches du garçon jettent une poignée de terre sur le couvercle de châtaignier. Sa mère y laisse tomber une fleur couleur de vie, Dame Inarah et Sarah avec elle. Puis, peu à peu, tous s'en vont. Retenant leurs larmes, les essuyant à l'aide d'un mouchoir blanc, ou sanglotant dans les bras d'un autre. Tant de chagrin, tant de douleur. Une scène comme la Veilleuse les déteste…

Elle n'a jamais aimé les cérémonies d'adieu des humains. Si tristes, si amers. Comment leur dire que ce n'est pas une fin ? Comment leur faire comprendre que la mort n'est en rien une finalité, qu'elle n'est pas que vide et absence ? Elle n'est qu'un nouveau commencement. Mais… le comprendraient-ils ? Elle qui a une vision si… différente des choses, elle peine parfois à comprendre tout ce cérémonial larmoyant. Sans doute en ont-ils besoin. Après tout, elle ne saurait les blâmer.

 

En laissant la stèle derrière elle, la Marquise l'aperçoit. Elle lui offre un sourire, un peu triste toutefois. Laïn, sous les traits de la lavandière, vient la saluer respectueusement.

- Bonjour, Madame. Mademoiselle Sarah.

- Évelyn, je ne savais pas si tu viendrais, lui confie Dame Inarah.

- Il le fallait, pour Gautier.

- Anya n'est pas avec toi ? ose la jeune fille dans son fauteuil.

- Elle n'a pas pu venir, elle le regrette profondément.

- J'imagine. J'espère qu'elle se remet de cette tragique perte et qu'elle va bien.

- Elle a besoin d'un peu de temps. Mais je l'espère aussi.

- Passes lui bien le bonjour de notre part, lui dit la Marquise avec le regard appuyé de sa nièce. Qu'elle nous revienne sereine.

- Je n'y manquerais pas. Merci pour elle, milles fois.

- C'est bien normal.

La femme lance un regard au loin.

- Nous te laissons te recueillir. Joseph nous attend à la voiture. Prends le temps qu'il te faut, surtout. Les lessives pourront bien attendre une journée.

- Merci, Madame. Rentrez bien.

- Au revoir, Évelyn, lui lance Sarah d'un sourire joyeux dont elle a le secret même en pareil moment.

Elle les regarde s'éloigner, silencieuse. Bientôt, seule Anya demeure devant la stèle gravée au nom de son ami. Les fossoyeurs ont comblé le trou et une plaque de marbre est posée sur la terre remuée. Gautier peut enfin reposer en paix.

La jeune femme sanglote, son amie le voit bien. Et Dante a beau cherché à la réconforter, rien n'y fait. Elle s'approche doucement, pour ne pas la brusquer, et lui offre un mouchoir pour essuyer ses larmes.

- Allez, viens, rentrons, lui dit-elle.

Anya se laisse guider, tournant enfin le dos à la tombe. Elle parvient même à reprendre contenance et marche sans trembler vers la grille, Dante à ses côtés. Derrière eux, Laïn offre un dernier regard à la stèle. Elle profite de ce petit moment de solitude avec le garçon disparu pour déposer un bouquet de fleurs colorées.

- Si jeune, souffle-t-elle.

Elle contemple la pierre gravée une seconde. « À notre fils, à notre ami » y a-t-on inscrit. Un sourire effleure ses lèvres. Elle sait que maintenant, il peut profiter de son repos éternel. Son âme tourmentée n'est plus que sérénité et bientôt peut-être les Dieux lui accorderont un nouveau passage éphémère sur cette terre.

- Au revoir, Gautier, lui adresse-t-elle simplement.

Après tout, il n'est pas nécessaire d'en dire d'avantage.

 

Elle rejoint Anya et Dante à la sortie du cimetière. Cette chape de plomb qui s'est abattue sur ses épaules quand elle y est entrée s'allège aussitôt. Cet endroit abrite trop de disparus, songe-t-elle. Le regard triste et larmoyant de son amie lui fait chasser ces pensées de son esprit. Pour l'heure, il lui faut réconforter la jeune femme.

Alors, elle guide doucement son amie vers la boulangerie toute proche. Une couque au caramel fera le plus grand bien à Anya. Elle la fait asseoir avec Dante à la terrasse du café d'en face. Après avoir commandé de quoi les réchauffer tous les trois, elle s'en va chercher quelques viennoiseries chez le boulanger. Puis, elle les retrouve pour tendre un petit pain à son amie aux cheveux clairs.

- Tiens, sers-toi, propose-t-elle au magicien. Après tout, nous en avons tous besoin, il me semble.

- Merci, Laïn. Je ne dirais pas non.

La femme-louve les observe quelques minutes, leur laissant le temps de boire quelques gorgées de chocolat chaud ou de thé, avant de reporter sa tendre attention sur Anya.

- Peut-être vous recroiserez-vous dans l'une de vos prochaines vies, la rassure Laïn tandis que la jeune femme grignote sa viennoiserie.

- Sans doute, sourit cette dernière à cette idée. Penses-tu vraiment que nous nous réincarnons ?

- Je le crois. En une autre vie, une autre forme, un autre temps. Et même si cette vie peut être différente de la précédente, nous retrouvons toujours les êtres que nous avons aimés. Nous sommes liés, au-delà de tout.

- Le penses-tu vraiment ?

- Oui, Anya.

La jeune femme sent que son amie en est persuadée et une question lui taraude l'esprit.

- Alors, peut-être que ton compagnon s'est réincarné et que tu le retrouveras bientôt.

Une lueur brille dans les yeux verts de Laïn. Son amie tente de dévier de sujet, soit. Si cela lui permet de se changer les idées.

- Quand nous nous sommes unis, explique-t-elle, nous nous sommes fait la promesse que si l'un de nous partait avant l'autre, nous nous attendrions entre deux vies, pour nous réincarner ensemble. Alors… peut-être m'attend-t-il de l'autre côté.

- Ou peut-être n'a-t-il pas pu attendre et est revenu sous une autre forme pour te retrouver.

Un sourire éphémère naît sur les lèvres de la Veilleuse.

- Qui sait, répond-t-elle simplement.

- Quoi qu'il en soit, j'espère sincèrement retrouver Gautier dans ma prochaine vie. Je l'aimais tellement…

- Je sais, la console Laïn en le prenant dans ses bras, voyant ses yeux briller.

Ses larmes, Anya ne parvient pas à les retenir. Et dans la chaleur réconfortante de son amie, elle se laisse aller à son chagrin, vraiment cette fois.

Dante, lui, reste en retrait. Il n'a pas pu se tenir à l'écart durant la cérémonie, il a jugé important d'apporter son soutien à la jeune femme. Cependant, il ne connaissait pas le jeune homme assassiné et il ne tient pas à paraître inconvenant face à la situation. On pourrait croire qu'il en tire profit, et ce n'est nullement son intention. Il tient trop à Anya pour cela, même s'il ne le lui avoue pas. Sa tristesse le peine et il ferait n'importe quoi pour la voir sourire, pour pouvoir chasser ces larmes de ses joues.

Pourtant, sagement, il laisse la femme-louve faire et n'intervient pas. Il n'est pas très à l'aise en vérité pour réconforter, surtout quand il est question de sanglots. Il se croit un peu pataud. Alors, sans doute vaut-il mieux qu'Anya trouve refuge dans les bras de son amie. Laïn semble savoir y faire pour calmer la peine de la jeune femme. Un autre don que possède la Veilleuse, sûrement. Un peu comme si elle absorbait la tristesse d'Anya en elle…


***

© Lynn RÉNIER
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