La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 52 : Manteau de Brocart

Lynn Rénier

Anya & le Magicien - Tome 1 : La Prophétie du Lion Sorcier

Ils arpentent d'un pas nonchalant le long couloir qui dessert salons et autres pièces plus richement décorées les unes que les autres. Le Comte a un goût prononcé pour le luxe qu'il ne dissimule pas. Partout, dorures et voilages de grande qualité habillent les murs. Les meubles sont en bois précieux, sculptés et dorés. Les lourds rideaux sont en velours rouge et les cloisons habillées de couleurs parfois criardes. Sans parler des sculptures antiques et des tableaux de maîtres aux cadres chargés disséminés çà et là.

De l'avis d'Anya, voilà une décoration outrageusement tapageuse à laquelle elle n'adhère pas. Ça brûlerait presque la rétine tellement c'est chargé. En comparaison, la villa des D'Avila paraît nue et dépouillée. Mais elle n'a pas le temps de critiquer les goûts du propriétaire des lieux, et suit silencieusement Dante qui semble savoir où aller.

Bientôt, ils arrivent dans un hall immense, d'une hauteur sous plafond presque vertigineuse et avec un colossal escalier central digne des plus grands palais. Les colonnes d'inspiration antique sont peintes en rouge et un tapis de la même teinte dévale les marches. Cette atmosphère surchargée en est écrasante et cette couleur trop présente rendrait presque agressif.

Se faufilant discrètement à l'étage, les deux félins tirent avantage des tentures pour s'y dissimuler. Les employés ne les remarquent pas et ils peuvent ainsi trotter jusqu'au bureau du Comte. Ils découvrent une pièce aussi vaste qu'un salon, un meuble imposant faisant face à l'entrée pour montrer à tout visiteur qui est le maître en ces lieux.

Charles de Olstin, assis dans un fauteuil de ministre, discute avec son majordome. Ses mains jointes sous son menton et les sourcils froncés, il est contrarié. Dante et Anya se glissent dans la pièce sans être vus et se camouflent derrière un meuble en bois laqué aussi haut que large qui tient lieu d'armoire pour les documents personnels du Comte. Ainsi, ils pourront suivre le reste de la conversation, et cela ne peut qu'être intéressant.

Vraisemblablement, elle démarre à peine. Hubert venant apporter un message d'une tierce personne. Silencieux, les deux félins se tassent pour ne pas être remarqués et tendent l'oreille pur ne rien rater de ce qui va suivre.

- Sait-elle que je commence à m'impatienter ? lâche sèchement Charles de Olstin.

- Elle en est avertie, Maître.

Le chaton lance un regard à l'ocelot : « elle » ? De qui parlent-ils ? Il n'a qu'un haussement d'épaules pour toute réponse, et ils reportent aussitôt leur attention sur les deux hommes.

- Alors pourquoi cela prend-t-il autant de temps ?

- Je l'ignore. Je ne suis pas mis dans la confidence.

Le majordome n'est pas tranquille de ne pouvoir répondre à la question de son maître.

- Si j'ai pris part à cette manigance, c'était pour obtenir ce que je veux depuis des années. Pas pour attendre son bon vouloir ou je ne sais quelle sorcellerie encore ! fulmine le Comte.

- Des évènements récents ont remis en cause le déroulement du plan, vient couper une voix.

Personne n'a vu venir cette silhouette encapuchonnée à la voix sirupeuse. Celle-là même que les deux amis ont vu apparaître dans la vision du passé. Leur soupçon concernant le Comte est donc fondé ! Il est bel et bien cet homme à la canne. Son complice serait-il le sorcier tant recherché ?

Charles jette un regard surpris à cet intrus qui n'a pas daigné s'annoncer, et l'inconnu ne prend même pas la peine de se découvrir. Son visage reste dissimulé dans l'ombre de sa capuche et les deux félins ne peuvent le voir pour identifier le nouvel arrivant.

La longue cape de brocart noir s'avance jusqu'au bureau avec une grâce féline. Le majordome s'écarte pour lui laisser la place. Il paraît même un peu craintif. Puis, la voix reprend :

- Il devient compliqué de mener nos affaires sans que la Brigade du Lynx ne s'en aperçoive. Par ailleurs, un fouineur cherche à mettre son nez dans ce qui ne le regarde pas.

- Ce maudit Inspecteur serait-il remonté jusqu'à nous ? s'enquit aussitôt le Comte.

- Non. Aucune chance. Ce ne sont pas les maigres indices qu'il possède qui risquent de nous compromettre.

Quelque chose dans le ton de l'inconnu ressemble à du sarcasme. Ce qui ne plait visiblement pas à Dante dont le poil se hérisse malgré lui.

- Alors qui ?

- Vous n'ignorez pas que l'Assemblée des Hauts-Mages est sur l'affaire.

- Auraient-ils envoyé un enquêteur ?

- Sans aucun doute. Et ce petit fouineur se rapproche dangereusement.

La forme encapuchonnée s'installe dans l'un des deux fauteuils qui font face au Comte. En une position plutôt décontractée, si ce n'est alanguie, qui ne laisse pas Charles indifférent. Une main fine, aux ongles vernis de noir et à l'index ceint d'une bague d'or sertie d'une pierre d'un jaune sombre, se pose sur l'accoudoir.

- Nous devons nous en débarrasser, conclue la voix. Chargez-vous en.

- C'est comme si c'était fait, très cher.

- Quand ce sera fait, je ne patienterais pas d'avantage. Cela n'a que trop duré.

- Passeriez-vous à l'action ?

La voix se moque. Le Comte lui adresse alors un regard sombre.

- Je ne vois pas pourquoi je m'en priverais, maintenant que j'ai toutes les cartes en main. J'attends cela depuis des mois. Et rien ne pourrait venir empêcher cela.

- Il n'y a aucun doute là-dessus, mon ami. Seulement, votre moyen de pression est-il toujours valable ?

- Il le sera. Si cet imbécile de palefrenier n'avait pas mis son nez dans mes affaires, j'aurais pu mettre mon plan à exécution depuis longtemps.

- Et l'intéressée sera-t-elle assez naïve pour vous accorder ce que vous allez lui demander ?

- Pour tout vous dire, je ne lui laisse guère le choix. Elle ne peut qu'accepter.

- Vous croira-t-elle quand vous lui apprendrez que… ?

- Oh, elle le croira, coupe Charles. Ne vous en faites pas pour cela.

Le sourire qu'il arbore est terrifiant. Anya a peur de comprendre. Le pauvre homme qui croupissait dans la geôle au bout du tunnel est bel et bien le prisonnier du Comte. Et ce dernier compte s'en servir pour faire pression sur quelqu'un. Un chantage... Tout cela n'est qu'un odieux chantage !

Mais une inconnue persiste : le mystérieux personnage encapuchonné manigance quelque chose. Et Dante comme Anya ignorent de quoi il retourne. C'est là que ça devient inquiétant. Car si le Charles de Olstin n'est mêlé à l'affaire que pour une histoire de chantage, alors pourquoi s'être associé au sorcier ? Et que prépare ce dernier ?

Visiblement leur théorie d'un prétendu trafic d'organes s'effondre. S'ils ont surpris le majordome avec un bocal morbide, ce n'était pas pour cette raison. Il ne s'agissait que des ingrédients nécessaires au sorcier et ce pauvre Gautier s'est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Voilà pourquoi il est le seul à qui on ait volé les organes. Le cadavre de Nia a été retrouvé complet. Ce qui signifie donc qu'elle n'était qu'un témoin gênant à éliminer rapidement, et que les ingrédients étaient tous d'ores et déjà réunis.

Pour Dante, l'inquiétude grandit. Il redoute que le sorcier ne tarde plus à passer à l'action s'il a tous les ingrédients pour sa maudite préparation. Mais très vite, Charles le coupe dans ses réflexions :

- À moi de poser les questions, maintenant. Que comptez-vous faire ?

- Cela me regarde, répond posément la voix.

- Certes, je n'en doute pas. Seulement...

Le Comte se lève de son fauteuil pour approcher de son visiteur d'un pas lent et calculé.

- Je ne souhaite en aucun cas être le dindon de la farce, voyez-vous. Et qu'on me tienne ostensiblement dans l'ignorance est ce que j'exècre le plus.

- Je n'ai pas à vous tenir dans la confidence. Mes affaires ne vous concernent en rien.

Une certaine crainte perce dans la voix de l'inconnu. Se méfierait-il de son complice ?

- Dois-je vous rappeler que sans moi, vous n'en seriez pas là ?

- Que dois-je comprendre ? Vous serais-je de quelque façon redevable ?

- Oh, mais bien entendu que vous l'êtes, susurre le Comte. C'est mon nom qui sera entaché si l'Inspecteur Hotch fait preuve de sagacité. Je vous ai apporté mon aide pour la mise en œuvre de votre plan, je veux en connaître les aboutissants.

- Il n'en est pas question !

Le Comte pose alors sur son interlocuteur un regard menaçant et sombre.

- Croyez-vous vraiment avoir le choix ?! gronde-t-il en coinçant le mystérieux encapuchonné dans son fauteuil, les mains sur les accoudoirs et son visage si proche de la capuche.

- Je vous interdis de me menacer, Charles ! réplique la voix avec colère.

C'est alors que l'air se charge d'électricité et très vite la cape de brocart est parcourue d'éclairs jaunes. Le Comte recule, surpris mais pas effrayé pour autant.

- Votre magie ne vous protègera pas toujours.

- Il suffit ! Ce que je prépare avec tant de patience ne vous concerne pas et si par malheur vous interférez, je vous promets une fin pire que celle de votre domestique !

La peur se cramponne dans l'estomac d'Anya. La silhouette sous la cape devient si menaçante qu'elle voudrait fuir en courant si ses pattes de chat ne tremblaient pas autant.

L'inconnu n'est plus qu'une ombre presque fumeuse, chargée d'électricité. Et elle semble grandir à vue d'œil, imposante et effrayante. Le majordome en couinerait comme un chien trouillard. S'il ne prend pas la poudre d'escampette, c'est pour faire apparence de courage devant son maître.

Charles, lui, ne se démonte pas. Il se méfie sans pour cela se laisser gagner par l'intimidation. Il s'écarte simplement de la cape électrique pour regagner tranquillement son fauteuil.

- Vous me tenez hors de la confidence depuis que nous nous sommes associés, reprend-t-il comme si de rien n'était. Et je ne tolèrerais pas cela plus longtemps. Si vous ne m'informez pas de vos desseins, alors vous mettrez votre plan a exécution sans moi.

La silhouette demeure chargée de magie.

- Je prépare cela depuis si longtemps, siffle la voix maintenant déformée, presque méconnaissable. Que vous me secondiez ou pas, peu m'importe. Mon plan aboutira. Mais si vous osez vous mettre en travers de ma route, je vous le ferais amèrement regretter !

Dante est distrait une seconde : une pression se fait contre lui et il jette alors un regard à Anya. Elle n'est plus qu'une petite boule de poils tremblante serrée contre son flan. Il ne peut que lui accorder que la cape ressemble désormais à un spectre d'outre-tombe. Alors, qu'elle soit effrayée, il le comprend. Lui-même, malgré ses dons, n'est guère rassuré.

Face à la menace que représente son visiteur, le Comte persiste. Il ne peut s'empêcher d'être si tenace. Les mystères de son associé l'intrigue et il compte bien être informé de ce qui se trame. Chercherait-il à tirer profit de ce qui se prépare ?

- Au risque de me répéter, dit-il, je n'aime guère être tenu à l'écart.

- Gardez un œil sur votre prisonnier, gronde la voix. Pour le reste, vous n'êtes pas concernés.

Et l'inconnu se lève, tournant le dos à Charles pour prendre congés. Ainsi clôt-il la conversation. Au regard que lui lance le Comte, pourtant, cela n'en restera pas là.

- Vous ne perdez rien pour attendre ! grogne-t-il.

Puis, la silhouette encapuchonnée partie, il se tourne vers son majordome.

- Je veux savoir ce que notre cher ami prépare, Hubert. Si je peux tirer mon épingle du jeu, je ne m'en priverais pas.

- Bien, Maître.

Anya et Dante se dépêchent de sortir du bureau avant que le majordome ne fasse de même. Ils se glissent dans le couloir, à pattes de velours. L'homme les aperçoit au détour d'une pièce et s'empresse de les chasser, les prenant sans doute pour de vulgaires matous intrépides.

- Dehors ! vocifère le majordome avec hargne.

Dante s'amuse à faire le dos rond, sifflant entre ses dents, imitant la surprise. Puis, sans se le faire dire deux fois, les deux petits félins s'éclipsent hors du manoir et filent à travers les allées du jardin.

- Satanés chats ! entendent-ils maugréer l'homme qui les poursuit jusqu'au seuil de la porte. Sans gêne ! Toujours à s'infiltrer partout…

Les deux complices se jettent un regard entendu pleins de malice : ah, si le majordome savait.

 

Ils se pressent de rejoindre le mur d'enceinte. Alertés par le majordome, les chiens du Comte les ont remarqué et n'ont pas attendu très longtemps pour les prendre en chasse. Il vaut mieux pour les deux félidés qu'ils ne trainent pas trop dans les parages, au risque d'y laisser des poils sous les crocs des molosses furieux. Un bond leur permet de trouver refuge sur le mur d'enceinte. Les chiens aboient de frustration au pied du parapet tandis que les deux chats ne peuvent s'empêcher de les narguer.

Puis, Anya et Dante retrouvent le trottoir de la ruelle. Là, ils n'ont pas le temps de se cacher qu'une ombre arrive. C'est le mystérieux personnage encapuchonné qui approche. Malgré lui l'ocelot feule, le poil hérissé. Mais le sorcier passe son chemin, comme s'il ne les avait pas remarqués. Alors les deux félins décident de se faufiler dans son sillage.

Très vite, ils remontent vers l'orée du bois. Et bientôt, ils devinent le second accès au tunnel : ils reviennent sur leurs pas. L'inconnu longe le mur du Domaine de Gast, semblant ignorer les petits fauves qui le suivent dans l'ombre. Jusqu'à ce qu'il disparaisse mystérieusement au détour de l'angle du parapet. Les deux complices s'adressent un regard surpris mais ne peuvent que constater que la ruelle est désormais déserte. Aucune trace du sorcier après l'angle du mur. Où est-il passé ? S'est-il envolé ?

Dépités, l'ocelot et le petit chat ne veulent pourtant pas en rester là. Ils grimpent le mur d'enceinte du domaine et atterrissent dans un jardin d'une sobriété surprenante en comparaison de celui qu'ils viennent de quitter. La pelouse verdoyante est coupée ras et l'allée principale menant à la bâtisse est bordée de buissons taillés en boule. La demeure aux façades rosées est un petit manoir avec dépendance. Pas de fioriture ou de superflue.

Les deux félins arpentent la pelouse d'un pas lent, scrutant les environs. Pas de chien ? Ils l'espèrent. Ils trottinent jusqu'aux premières marches du perron. Aucun bruit, aucune ombre. Pas la moindre trace du sorcier non plus. Curieusement, ce calme commence à les inquiéter. C'est suspect. Ou se font-ils des idées ?

Ils inspectent les ouvertures, mais aucune n'est restée ouverte par inadvertance. Et sous sa forme féline, Dante ne peut user de magie. Il se résout à abandonner pour cette fois. De toute façon, le Domaine de Gast est calme, il n'y a rien de suspect. Alors pourquoi prendre un risque. S'il savait au moins ce qu'il cherche, il n'aurait pas le sentiment d'être là pour rien.

Il tourne les talons, faisant signe à Anya de le suivre. Le chaton hésite, jette un œil à la façade rose avant de se placer dans son sillage. Ils se glissent à travers la grille du portail et retrouvent une nouvelle fois la ruelle. Un frisson les prend et aussitôt Dante jette un regard alentours, s'assurant qu'il n'y a personne dans les environs. Une seconde plus tard, ils retrouvent leur apparence humaine.

Anya met un peu de temps à retrouver ses esprits et son équilibre. Se soutenant au mur, elle reprend son souffle et se fait doucement à l'idée qu'elle n'est plus un chat. Pourtant, elle aimait être dans la peau d'un petit félin. Sitôt transformée, elle avait eu des envies irrésistibles de jeux de pelotes de laine et de chasses aux papillons. Et elle doit bien avouer que ça lui a curieusement plu.

Dante, de son côté, est déjà sur pieds, comme s'il ne subissait pas les effets de la métamorphose. Il laisse le temps à la jeune femme de se remettre avant de prendre le chemin qui grimpe vers le bois pour revenir au second accès au tunnel. Cherche-t-il encore quelque chose ? Sa camarade le suit, curieuse. Elle aurait voulu voir le visage du sorcier, connaître son noir projet. Ils ont de nouveaux indices et pourtant elle a le sentiment que ce n'est pas assez.

Ce à quoi ils s'attendaient s'est effondré. Par de trafic d'organes. Pas de meurtre sadique et gratuit. Non, cela semble aller bien au-delà. C'est plus complexe qu'il n'y paraît et deux affaires se dessinent sous ce qui semblait n'en être qu'une seule. Charles et son associé ont des objectifs différents. L'un œuvre en chantage, l'autre a un projet secret. Voilà qui relance le mystère.


© Lynn RÉNIER
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